Après deux ans de guerre en Ukraine, pourquoi n'y a-t-il aucune issue à ce conflit ?

Article rédigé par Elise Lambert
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Après deux ans de guerre, aucun accord de paix n'est à l'ordre du jour entre l'Ukraine et la Russie. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)
L'offensive "éclair" promise par Vladimir Poutine en février 2022 est devenue une guerre d'usure et aucun accord de paix n'est à l'ordre du jour. Au regard de l'histoire, plusieurs experts expliquent pourquoi ce conflit dure.

Deux ans après le début de l'invasion russe en Ukraine, les combats se poursuivent et la paix semble toujours lointaine. Pourtant, lorsque Vladimir Poutine a lancé son "opération militaire spéciale" chez son voisin, le 24 février 2022, il promettait une guerre éclair et la prise de Kiev en quelques jours. Mais l'armée russe a buté sur la défense ukrainienne et la solidarité de ses alliés occidentaux.

Si les soutiens de Kiev ont fourni des dizaines de milliards d'euros d'aide, ils se divisent désormais sur la poursuite de l'assistance à envoyer. La Russie, au contraire, assure avoir encaissé le choc des sanctions économiques et entend renforcer son armée. La contre-offensive ukrainienne lancée à l'été 2023 n'a pas eu les effets escomptés et la ligne de front est quasiment figée.

"Si cela continue, le statut d'Etat de l'Ukraine pourrait subir un coup irréparable", s'est réjoui Vladimir Poutine fin janvier. Cette guerre qui dure est-elle exceptionnelle ? Pourquoi la paix semble-t-elle impossible ? Franceinfo a interrogé plusieurs spécialistes.

La banalité des guerres qui durent

Le 24 février 2022 à l'aube, lorsque Vladimir Poutine déclenche son offensive en Ukraine, il est persuadé qu'il pourra prendre Kiev en quelques jours. L'armée russe bombarde la banlieue de la capitale. Apeurés, les civils se ruent vers les gares pour rallier l'Ouest et franchir la frontière. En Occident, la plupart des observateurs pensaient que ces images appartenaient au XXe siècle. "Nous pensions que les guerres [du XXIe siècle] seraient menées avec des nouvelles technologies avancées, des systèmes d'armes autonomes. Qu'elles se dérouleraient dans l'espace et le cyberespace", relève l'historienne de la guerre Margaret MacMillan dans le magazine américain Foreign Affairs.

"Les Occidentaux ont réalisé que la guerre conventionnelle entre Etats pouvait revenir sur le continent européen", explique Tim Sweijs, directeur de recherches au Centre d'études stratégiques de La Haye (Pays-Bas). Même si l'Europe a connu la guerre de Yougoslavie dans les années 1990, c'est la première fois que l'intégrité territoriale d'un Etat est violée sur le continent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Sur le front, l'armée ukrainienne multiplie les embuscades pour freiner l'avancée russe. Grâce à l'aide militaire fournie par ses alliés, elle parvient à contraindre l'armée russe à se replier à l'Est.

"La réussite d'une guerre éclair dépend de divers facteurs comme la résistance de l'adversaire, le soutien international et la capacité à consolider des gains territoriaux."

Tim Sweijs, directeur de recherches au Centre d'études stratégiques de La Haye

à franceinfo

Le conflit évolue vers une guerre de positions. Les combats se concentrent dans les villes de Boutcha, Zaporijjia et Marioupol. "La situation s'est enlisée et la guerre s'est transformée en guerre d'usure", reprend Tim Sweijs, qui précise qu'il s'agit d'un état "loin d'être exceptionnel" dans l'histoire contemporaine. Au XXe siècle, nombre de guerres promises pour être courtes ont fini par s'éterniser, en Europe comme ailleurs. A l'été 1914, les pays européens sont partis en guerre en promettant le retour des soldats pour Noël, mais la guerre a duré quatre ans. En 1980, le dirigeant irakien Saddam Hussein a envahi l'Iran, persuadé que la révolution islamique de 1979 l'avait affaibli et que la confrontation serait rapide. La guerre s'est étirée pendant plus de sept ans, faisant plus d'un million de victimes.

Des victoires totales difficiles à obtenir

Pour les chercheurs interrogés par franceinfo, les guerres ont tendance à durer parce que les victoires totales sont presque impossibles. "Lors des guerres mondiales du XXe siècle, les Etats suivaient une doctrine selon laquelle l'issue ne pouvait être qu'une reddition complète de leurs opposants", rappelle Caroline Kennedy-Pipe, professeure d'études de la guerre à l'université de Loughborough (Royaume-Uni). "Lors de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés voulaient détruire l'Allemagne nazie et le Japon fasciste."

Mais les bombardements atomiques en 1945 sur Hiroshima et Nagasaki ont fait basculer les conflits "dans une ère où les victoires totales étaient impensables, car beaucoup trop risquées". Par la suite, "les guerres entre Etats ont été moins fréquentes" et les conflits ont pris d'autres formes, comme des guerres d'indépendance entre des Etats et leur puissance coloniale. Après le 11-Septembre, "les Etats occidentaux se sont lancés dans des guerres contre le terrorisme avec des adversaires asymétriques et encore moins de possibilités de victoire", estime Caroline Kennedy-Pipe. La guerre menée par les Etats-Unis contre le terrorisme en Afghanistan (2001-2021) a duré vingt ans et s'est soldée par le retour au pouvoir des talibans.

"Les pays occidentaux qui mènent des guerres au XXIe siècle ont tendance à limiter les coûts humain et matériel. C'est pourquoi la guerre d'usure qui a lieu en Ukraine nous paraît terrifiante."

Caroline Kennedy-Pipe, chercheuse en études de la guerre

à franceinfo

Dans son étude (en PDF) Comment les guerres se terminent : perspectives pour la guerre Russie-Ukraine, Tim Sweijs a évalué 63 guerres interétatiques entre 1946 et 2005. Seuls 21% de ces conflits se sont achevés sur un résultat net. "Les guerres qui finissent dans une impasse, sans victoire, mais avec deux parties qui continuent de se menacer, ont beaucoup plus de chance de se répéter", explique-t-il. En 2008, la guerre entre la Géorgie et la Russie pour l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie, territoires séparatistes prorusses, s'est soldée en cinq jours par un cessez-le-feu. Mais l'armée russe occupe toujours 20% de la Géorgie.

Aucune bataille décisive

Sur le champ de bataille en Ukraine, les deux armées réussissent encore à se faire face. "Il y a eu des échecs et des réussites des deux côtés. Mais il n'y a pas eu de bataille décisive qui aurait permis de renverser l'adversaire", reprend Caroline Kennedy-Pipe. Il n'y a pas eu l'équivalent "d'une bataille de Waterloo", ajoute Tim Sweijs. En 1815, cette défaite brutale de Napoléon contre une coalition anglo-prussienne avait entraîné l'abdication de l'empereur français et mis fin à l'ère napoléonienne.

"La guerre en Ukraine est une guerre 'à l'ancienne', caractérisée par des stratégies de fortifications, de sièges, où les artilleries des deux côtés ont cherché à submerger leurs opposants en leur envoyant des roquettes, des missiles...", observe David Betz, professeur d'études de la guerre au King's College, à Londres. Au départ, la Russie disposait d'un budget militaire dix fois supérieur à celui de l'Ukraine, de près d'un million de soldats actifs et deux millions de réservistes. "Mais les Ukrainiens ont bien su se défendre, malgré des armes occidentales plutôt difficiles à utiliser et mal adaptées au terrain", juge David Betz.

Kiev attend désormais de recevoir des avions F-16 et des missiles de longue portée promis par ses alliés. Car "la supériorité aérienne a toujours été essentielle dans les guerres ces cinquante dernières années", reprend Tim Sweijs. En 1967, Israël a remporté la guerre des Six-Jours grâce à son aviation. "Celui qui contrôle le ciel déterminera quand et comment la guerre va se finir", a d'ailleurs averti le ministre des Affaires étrangères ukrainien, Dmytro Kouleba, en janvier.

"Sans le soutien de l'Occident, c'est fini pour l'Ukraine."

David Betz, professeur d'études de la guerre au King's College de Londres

à franceinfo

Chaque camp pense également qu'il peut encore gagner. Vladimir Poutine "voit que les forces ukrainiennes s'épuisent, que l'aide occidentale est incertaine. Il sait qu'un retour de Donald Trump au pouvoir en novembre lui sera favorable", reprend Tim Sweijs. Lors de son mandat, l'ex-président américain avait menacé à plusieurs reprises de quitter l'Otan et répété son admiration pour Vladimir Poutine.

Le président ukrainien, lui, ne voit aucun intérêt à arrêter les combats. "Il estime qu'un cessez-le- feu permettrait à Vladimir Poutine de se réarmer et que cela ne ferait que rallonger la durée des combats", observe Tim Sweijs. En outre, "Kiev nourrit une profonde méfiance envers la Russie", rappelle Dan Reiter, professeur de sciences politiques à l'Université Emory, aux Etats-Unis, et auteur de How Wars End (2009). "Le mémorandum de Budapest signé en 1994 entre les deux pays, et dans lequel Moscou s'engageait à respecter la souveraineté de l'Ukraine, n'a jamais été respecté", rappelle-t-il. Il n'a pas empêché la Russie d'annexer la Crimée en 2014.

Une paix à maintenir dans la durée

Reste l'opinion publique pour changer le cours de l'histoire. "Son rôle est central, car la guerre est une lutte de volontés et l'opinion publique détermine ou influence la volonté politique", explique David Betz. Dans les années 1960, la guerre du Vietnam a provoqué de nombreuses manifestations pour la paix aux Etats-Unis et a contribué au retrait des troupes américaines du pays. Après deux ans de guerre, l'Ukraine peine à recruter de nouveaux volontaires et la mobilisation fait débat. Le soutien à la guerre est encore élevé (60%), mais en baisse par rapport à 2022 (70%), pointe un sondage de l'institut américain Gallup publié en octobre 2023.

Mais "dans des autocraties comme la Russie, l'opinion importe peu puisque toute l'information sur la guerre est contrôlée", rappelle Tim Sweijs. Sur le plan international, la Russie reste également peu contrainte. Le Kremlin assure qu'il a su encaisser les sanctions occidentales et "ni l'Inde ni la Chine ne font pression sur Moscou, parce que la Russie est un partenaire commercial important", rappelle le chercheur.

"Plus la guerre dure, plus la Russie a des chances de l'emporter."

Dan Reiter, professeur de sciences politiques

à franceinfo

D'autant que, même si l'un des deux camps parvenait à gagner la guerre, cela n'engendrerait pas forcément la paix. "Les coûts de maintien de la paix peuvent être très élevés", prévient David Betz. L'Occident devrait alors fournir des quantités très importantes d'aide militaire à l'Ukraine pour l'aider à dissuader toute attaque future de la Russie. En 2003, lorsque les Etats-Unis ont envahi l'Irak et renversé Saddam Hussein, "ils n'avaient pas de plan de reconstruction pour la suite" et la guerre a duré près de dix ans, illustre Caroline Kennedy-Pipe.

Pire : les traités de paix sont parfois sources de nouvelles guerres. "L'humiliation subie par les Allemands avec le traité de Versailles en 1919 a créé un sentiment de revanche, qui a contribué à l'émergence de la Seconde Guerre mondiale", rappelle Tim Sweijs. En 1945, l'ONU a été créée dans ce but : prévenir le retour des conflits et maintenir la paix. Mais elle peine à faire entendre sa voix dans la guerre en Ukraine, bloquée par le veto russe au Conseil de sécurité. Début janvier, l'organisation a déclaré que le bilan de la guerre était "catastrophique" et qu'il n'y avait "pas de fin en vue".

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