: Récit "Le scénario le plus extrême se déroule sous nos yeux" : le 24 février 2022, l'Ukraine se réveille sous les bombes russes
"J'ai décidé de mener une opération militaire spéciale." Il n'est pas encore 4 heures du matin lorsque Vladimir Poutine prononce ces mots, le 24 février 2022. Assis derrière un bureau en bois, le drapeau russe en arrière plan, le chef d'Etat garde un visage impassible. Cette allocution nocturne signe pourtant le retour d'une guerre de grande ampleur sur le continent européen. Quelques heures plus tôt, le Kremlin a affirmé que les républiques autoproclamées de l'est de l'Ukraine lui avaient demandé une aide militaire. "Nous nous efforcerons d'arriver à une démilitarisation et une dénazification" du pays voisin, promet-il, en guise de justification à cette agression.
Cette offensive est redoutée depuis plusieurs mois par les Occidentaux. Le Conseil de sécurité de l'ONU est justement réuni à ce sujet, à New York, lorsque le président russe prend la parole. "Appelez Poutine, appelez [le ministre des Affaires étrangères] Lavrov pour stopper cette agression", intime l'ambassadeur ukrainien à son homologue russe (en anglais). "Ce n'est pas une guerre", lui rétorque le représentant du Kremlin.
Capturer ou tuer Zelensky
Pourtant, les premières déflagrations retentissent déjà en banlieue de Kiev et à Marioupol, dans le sud-est de l'Ukraine. Il fait encore nuit lorsque Volodymyr Zelensky doit annoncer le début du conflit à sa fille de 17 ans et son fils de 9 ans. "[Ma femme et moi] les avons réveillés", se remémore le président ukrainien dans un entretien au Time (en anglais). "Il y avait du bruit, des explosions." On découvrira plus tard que des militaires russes ont été parachutés à Kiev, avec pour ordre de capturer ou tuer le chef d'Etat et ses proches.
"Les troupes russes ont failli le trouver, ainsi que sa famille, durant les premières heures de la guerre. (...) Avant cette nuit-là, nous avions seulement vu des choses pareilles dans les films."
Andriy Yermak, chef de cabinet de Volodymyr Zelenskyau magazine "Time"
A quelques rues de là, dans son appartement du centre de la capitale, l'ambassadeur de France apprend lui aussi le début de l'attaque. Elle n'a rien d'une surprise : depuis l'automne, les renseignements occidentaux alertent sur les mouvements des troupes russes à la frontière avec l'Ukraine. "On s'était préparés à toutes les hypothèses, y compris à une opération de grande ampleur, souligne le diplomate Etienne de Poncins auprès de franceinfo. Mais il est vrai qu'on s'attendait plutôt à une opération limitée au Donbass. Le matin du 24 février, le scénario le plus extrême se déroule sous nos yeux."
En pleine "sidération", il active la cellule de crise de l'ambassade, chargée de répondre aux questions des ressortissants français. En quelques minutes, les appels se multiplient. Les expatriés qui n'ont pas encore quitté le territoire, comme le recommande le Quai d'Orsay depuis quelques jours, ne savent désormais plus comment partir. Kiev vient de fermer l'espace aérien aux appareils civils.
A Bruxelles aussi, c'est "le branle-bas de combat", raconte à franceinfo un haut fonctionnaire de la Commission européenne. "La présidente Ursula von der Leyen est prévenue très tôt" ce jeudi, tout comme le président du Conseil européen, Charles Michel, et le chef de la diplomatie de l'UE, Josep Borrell. Tous tentent de prendre la mesure de l'offensive en cours.
"Quelle guerre ? De quoi tu parles ?"
Car "l'opération militaire" de Moscou est loin de se cantonner au Donbass. Aux premiers rayons du soleil, des caméras de vidéosurveillance filment des chars qui traversent la frontière entre la Biélorussie (alliée de la Russie) et l'Ukraine. Kharkiv, au Nord-Est, est visée par des bombardements. En bordure de la deuxième plus grande ville du pays, d'intenses combats opposent déjà les deux armées. Les mêmes scènes se déroulent dans la région de Kiev, où plusieurs installations militaires sont ciblées par l'aviation russe.
A l'aube, Antoine* est tiré de son sommeil par des "bruits sourds". Depuis son immeuble d'Obolon, un quartier du nord de la capitale, cet expatrié français observe de la fumée s'élever à quelques kilomètres de là : des frappes contre une base militaire à Vychhorod. "Ma femme, enceinte de neuf mois, et ma belle-mère dormaient encore, raconte-t-il à franceinfo. Je les ai réveillées et je leur ai dit que la guerre avait commencé. Elles m'ont répondu : 'Quelle guerre ? De quoi tu parles ?'"
"Très vite, elles ont compris ce qui se passait. Ma belle-sœur a appelé en panique, parce qu'un missile était tombé en bas de son immeuble."
Antoine, un Français habitant à Kievà franceinfo
Une étrange agitation gagne progressivement les rues de la capitale. Des habitants chargent à la hâte leur voiture de vivres et de quelques affaires, alors que d'interminables embouteillages se forment sur les routes en direction de l'ouest. D'autres font la queue devant les distributeurs de billets et les pharmacies. Sans pour autant céder à la panique, malgré les sirènes qui retentissent à intervalles réguliers, note la chaîne allemande Deutsche Welle (en anglais).
Lorsqu'il doit traverser Kiev pour une réunion de coordination avec d'autres diplomates européens, Etienne de Poncins est lui aussi frappé par ce calme trompeur. "Plus au nord, il y a des combats, mais le centre-ville est vide, comme dans l'expectative", affirme l'ambassadeur de France. La même atmosphère règne à Oujhorod, à l'extrême ouest du pays. "La vie s'est comme arrêtée : les magasins sont fermés, les gens sont paralysés", témoigne Elena, une habitante de cette ville pourtant épargnée par les combats.
La menace d'une offensive éclair
Depuis qu'ils ont appris l'invasion, cette professeure de zumba et son mari tentent de s'informer comme ils peuvent. "Nous n'avons pas de télévision, alors on a écrit à nos amis sur Telegram, confie Elena. Certains ont répondu : 'Chez nous, il y a des bombes'. Je n'ai pas arrêté de me répéter que ça devait être une mauvaise blague." A Moscou aussi, certains refusent presque d'y croire. "J'ai été submergé d'un immense sentiment de honte", avoue Vlad, un documentariste qui a depuis choisi de quitter son pays.
"L'armée russe avance vite, bombarde des villes partout en Ukraine... Ça ressemble à une offensive éclair, et c'est absolument effrayant."
Vlad, un documentariste russeà franceinfo
Dans l'après-midi, la présidence ukrainienne reconnaît de premières défaites sur le terrain. L'aéroport militaire d'Hostomel, à une quarantaine de kilomètres au nord de Kiev, tombe aux mains des troupes russes. Puis, c'est au tour de la centrale de Tchernobyl, théâtre d'importants combats qui font craindre un nouvel incident nucléaire, d'être encerclée.
Mais la défense ukrainienne tient le choc. "Les jours précédents, Volodymyr Zelensky se voulait rassurant sur le risque d'une attaque russe, pour ne pas affoler la population. Mais, discrètement, son armée se préparait", révèle l'eurodéputée Nathalie Loiseau (Renew Europe), qui s'est rendue sur place début février. "J'ai vu des convois militaires circuler dans tous les sens, et la ville de Marioupol était déjà striée de postes de contrôle, raconte l'ex-ministre des Affaires européennes. Les militaires étaient lucides sur la situation." Ce jeudi, entre deux échanges avec l'Elysée, elle tente de joindre ses connaissances en Ukraine.
"Dans l'après-midi, j'ai réussi à avoir des nouvelles d'un député local. Il m'a dit : 'Ça y est, j'ai ma kalachnikov. Je vais essayer de ne pas faire de catastrophe, car je ne suis pas le plus entraîné.'"
Nathalie Loiseau, eurodéputéeà franceinfo
Ce 24 février défile à un rythme effréné. Sur toutes les chaînes d'information, les images des frappes aériennes sont diffusées en boucle. Affolées, les bourses mondiales connaissent une de leurs pires séances depuis 2020 : Tokyo s'enfonce de 1,81%, Paris de 3,83%, Varsovie de plus de 10% et Moscou de près de 35%. Les cours de matières premières comme le blé et le pétrole, eux, explosent. Alors que les premiers réfugiés ukrainiens traversent la frontière avec la Pologne, les condamnations de l'invasion se multiplient. De Bruxelles à Washington, les Occidentaux promettent une réponse ferme à Moscou. Sans le moindre effet sur l'armée russe, qui continue de viser des "installations stratégiques" à travers l'Ukraine.
Zelensky endosse la tenue de chef militaire
Appelée à se mettre à l'abri des bombes, une foule grandissante envahit les stations de métro de Kiev. Antoine et sa famille en font partie. "D'une centaine de personnes, on s'est retrouvés à plus de 600 sur les quais de la station Minska en fin d'après-midi", raconte le Français. La solidarité s'organise, malgré des conditions précaires. "Plusieurs infirmières et un médecin se sont assurés que ma femme allait bien. On lui a même confectionné un lit de fortune pour qu'elle dorme plus confortablement."
A l'approche de la nuit, l'ambassade de France prend, elle aussi, des airs "d'Arche de Noé". "Chaque agent installe et transforme son bureau en campement de fortune. La consigne est de loger sur place", raconte Etienne de Poncins dans son livre Au Cœur de la guerre (XO Editions). Certains sont venus avec leurs animaux de compagnie, qui n'ont pu être évacués avec leurs familles quelques jours plus tôt. Les tâches ménagères sont réparties, tandis que des agents du GIGN, arrivés la veille de France, installent un poste de guet sur le toit.
A Bruxelles, le Conseil européen finalise sa réponse à l'invasion. Un sommet était déjà prévu ce jeudi 24 février, pour évoquer la menace russe. Il permet finalement aux 27 d'échanger avec Volodymyr Zelensky. Pour la première fois, les dirigeants des Etats membres découvrent le président ukrainien, la mine et le ton graves, dans une tenue devenue emblématique : t-shirt et pantalon kaki du chef militaire. "C'était un choc. Il nous a dit que c'était peut-être la dernière fois qu'il nous parlait, mais qu'il avait confiance en son peuple et en son armée", témoigne Philippe Léglise-Costa, représentant permanent de la France auprès de l'UE.
D'emblée, le Conseil européen adopte un premier paquet de sanctions financières contre Moscou. Les Etats-Unis en font de même. "Poutine a choisi cette guerre. Maintenant, lui et son pays vont subir les conséquences", assène Joe Biden (en anglais). Le président américain annonce le gel des avoirs de responsables proches du Kremlin et l'interdiction d'exporter certaines technologies vers la Russie.
Mais parmi les alliés de l'Ukraine, "l'inquiétude" domine, selon un haut fonctionnaire de la Commission. Malgré des échanges téléphoniques avec plusieurs dirigeants étrangers, dont Emmanuel Macron, Vladimir Poutine reste inflexible. Lors d'une réunion télévisée avec des hommes d'affaires, à Moscou, il évoque "des mesures contraintes, car on ne nous a laissé aucun autre moyen de procéder autrement". Les troupes russes continuent de progresser vers Kiev, et les Occidentaux ne sont "pas certains que l'armée ukrainienne tiendra le coup", concède un responsable européen.
"Nous n'avons pas peur"
Le bilan de cette première journée est déjà lourd. Peu avant minuit, Volodymyr Zelensky annonce la mort de "137 héros", et plus de 300 blessés à travers l'Ukraine. Pour contrer l'avancée des troupes russes, il décrète la mobilisation générale, empêchant les hommes de 16 à 60 ans de quitter le territoire. "Nous n'avons pas peur", martèle le président ukrainien, lors de la première d'une longue série d'allocutions quotidiennes.
"J'étais confiant dans la capacité ukrainienne à résister, mais il y avait encore beaucoup d'inconnues. Ce 24 février, qui envisageait que la guerre durerait une année entière ?"
Etienne de Poncins, ambassadeur de France à Kievà franceinfo
A Oujhorod, dans l'Ouest, le mari d'Elena pense déjà au jour où il sera appelé à prendre les armes. "A la fin de la journée, on est sortis promener le chien. D'habitude, on rigole beaucoup. Mais ce soir-là, chaque blague était une façon d'ignorer la réalité", raconte à franceinfo cette mère de trois enfants.
Sa voix s'éteint, étranglée par les larmes. Née dans ce pays, de parents russes, Elena s'est "toujours définie comme russe". Le 24 février, elle "comprend qu'elle est ukrainienne". "Beaucoup d'autres réalisent ce jour-là, comme moi, l'importance de notre histoire, de notre culture, de notre langue", insiste-t-elle. Alors que les combats se poursuivent à l'Est, elle se couche avec "une nouvelle façon de penser son identité". Et la certitude que "la seule façon pour [son] pays de rester indépendant, c'est de gagner la guerre".
* Le prénom a été modifié.
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