"On doit muscler notre jeu" : la perspective d'un remaniement agite la macronie après la crise ouverte par le projet de loi immigration
"Je pense qu'il va falloir un nouveau départ." Tel est le constat fait par François Bayrou, interrogé sur l'hypothèse d'un prochain remaniement, jeudi 21 décembre. "Tout cela a été éclairé par ce que nous avons vu ces dernières semaines", ajoute le patron du MoDem, au micro de Sud Radio, sans développer davantage. Dans son viseur : la crise politique engendrée par l'adoption chaotique du projet de loi immigration. Si le texte est bien passé à l'Assemblée nationale, sans recours au 49.3 mais avec les voix de la droite et de l'extrême droite, les divisions provoquées par cette séquence au sein de la majorité présidentielle ont fini par atteindre le gouvernement. "J'ai eu très peur personnellement, je voyais tout péter", raconte un conseiller ministériel.
Durant quelques heures, avant le vote mardi soir à l'Assemblée, les plus folles rumeurs courent dans les arcanes du pouvoir. Chacun agite ses réseaux. L'aile gauche des ministres, heurtée par le texte très durci sorti de la commission mixte paritaire, se rebiffe. Un dîner est organisé en catastrophe à l'initiative du ministre des Transports, Clément Beaune. Autour de la table, on retrouve notamment Patrice Vergriete, ministre du Logement, Sylvie Retailleau, ministre de l'Enseignement supérieur, et Roland Lescure, ministre de l'Industrie. "Ce n'était pas un dîner de fronde, ils ont juste partagé des inquiétudes", tempère aujourd'hui le conseiller d'un ministre présent ce soir-là.
"On est au bord de l'implosion"
Finalement, c'est le ministre de la Santé, Aurélien Rousseau, en profond désaccord avec le texte, qui claque la porte dès mercredi. La démission de Sylvie Retailleau est, elle, écartée par l'exécutif, apprend-on le lendemain. La ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, un temps donnée partante, réfute dans un long texte les rumeurs de démission, tout en assurant que "des dispositions" du projet de loi "heurtent ses convictions". De quoi agacer profondément l'aile droite du camp présidentiel. "Ces ministres se sont fourvoyés ! Ils ont voulu faire les courageux, c'est pitoyable. C'est le degré zéro de la politique", peste un responsable de la majorité.
"Quand vous sortez un flingue, il faut tirer ! S'ils ont honte de cette loi, qu'ils s'en aillent !"
Un responsable de la majoritéà franceinfo
Le gouvernement tangue et la majorité présidentielle peine à panser ses plaies. A l'Assemblée, une soixantaine de voix ont fait défaut à Emmanuel Macron, mardi soir. Des députés du camp présidentiel se sont abstenus ou ont voté contre le texte. Chez Renaissance, on préfère temporiser. "Ce ne sont pas des divisions, mais des avis différents dans un groupe démocratique qui a laissé une liberté de vote", assure-t-on du côté du groupe parlementaire. "Il n'y a pas de chasse aux sorcières, pas un député n'a claqué la porte", appuie une ministre.
A en croire d'autres, cependant, les tensions "ne sont pas retombées". "Que l'aile droite mette de l'eau dans son vin ; ces députés n'ont pas encore enterré le macronisme, s'agace une élue Renaissance qui a voté contre le texte. Ils ont remporté une victoire, mais pas la guerre, et on se battra... En interne, pour l'instant."
Dans le camp d'en face aussi, on assure que l'épisode aura des conséquences. "On va passer à autre chose, mais le problème [de la division] demeure. Ce n'est pas parce que la métastase ne vous fait pas souffrir qu'elle ne se développe pas, illustre un parlementaire de l'aile droite, qui imagine déjà le tableau pour la campagne présidentielle de 2027. Je pense que ce ne sera pas simple d'avoir Sacha Houlié [président de la commission des lois à l'Assemblée et tenant de l'aile gauche] et Laurent Marcangeli [patron des députés Horizons, parti d'Edouard Philippe] sur la même estrade pour soutenir le même candidat à la présidentielle."
Du côté du MoDem, ce n'est pas beaucoup mieux. Chez l'allié centriste, "on est au bord de l'implosion", résume un député. Jean-Paul Mattei, le président du groupe à l'Assemblée nationale, entendait voter contre le projet de loi, avant de s'abstenir. La tension est néanmoins retombée avec l'intervention d'Emmanuel Macron, lors d'une longue interview de deux heures dans "C à vous" sur France 5, mercredi soir. "Il a repris les choses en main", se félicite un conseiller ministériel. "Que ça heurte certains parlementaires, que ça heurte des ministres, que ça vous bouscule, c'est légitime", a reconnu le chef de l'Etat à propos de ce texte qui relève bien, selon lui, du "en même temps".
Elisabeth Borne, "dame de fer" ou "micro-manageuse" ?
Mais pour relancer ce second mandat, la question d'un nouveau cap et de nouveaux visages au sein du gouvernement reste entière. Faut-il pour cela remercier Elisabeth Borne, en poste depuis vingt mois à Matignon ? La Première ministre, qui a résisté au cours de l'été aux assauts répétés de son ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, conserve des partisans. Y compris du côté de l'aile droite, après cette séquence. Un paradoxe pour celle qui vient pourtant de la gauche. "La virer maintenant serait un non-sens, elle a gagné, même si ça ne ressort pas comme ça dans l'opinion", salue un responsable de la majorité. Elle a su garder son sang-froid en toutes circonstances et a mené la barque." Même enthousiasme chez ce conseiller ministériel : "Elle a mouillé la chemise, elle est montée au front, c'est la dame de fer à Matignon." Du côté du gouvernement, on se lasse de ces rumeurs de remaniement qui reviennent "tous les quatre mois". "Elle a une feuille de route, elle déroule", soulignait, avant le vote, un conseiller de l'exécutif.
"Tout le monde donnait pas plus de trois semaines à Borne, personne ne lui prédisait cette longévité avec cette capacité à tenir. Elle est impressionnante."
Une ministreà franceinfo
Mais les voix sont aussi nombreuses à plaider, dans la majorité, pour un nouveau capitaine à Matignon. "C'est indispensable, Elisabeth Borne n'est plus cheffe de la majorité. Darmanin dépose sa démission au président de la République et pas à la Première ministre… On est chez les dingues !, peste une cadre de la majorité. Elisabeth Borne est devenue une directrice de cabinet, une micro-manageuse."
Le douloureux compromis trouvé sur le projet de loi immigration reste en travers de la gorge d'une partie des troupes. "Elle n'a pas eu de deal, on s'est juste écrasés devant la droite", poursuit cette macroniste. La pilule est d'autant plus difficile à avaler pour l'aile gauche de la majorité, longtemps en première ligne pour défendre la Première ministre. "Il y a une énorme déception sur Borne. On a du mal à s'en remettre. Elle n'aura plus désormais l'oreille attentive de l'aile gauche de la macronie", souffle une députée Renaissance qui a voté contre le texte.
"Le défaut d'incarnation n'a pas été réglé"
En cas de départ d'Elisabeth Borne, différents noms sont avancés en coulisses. Malgré le camouflet de la motion de rejet contre le projet de loi qu'il portait devant les députés, Gérald Darmanin n'a pas abandonné ses ambitions. Le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, ne dirait pas non à une promotion. Le nom de Sébastien Lecornu, actuel ministre des Armées, revient également avec insistance dans les conversations entre conseillers. Certains imaginent aussi une surprise et envisagent le retour de Jean-Yves Le Drian, l'ancien ministre des Affaires étrangères – dans les gouvernements Philippe et Castex.
Au-delà du sort de la cheffe du gouvernement, ils sont nombreux à réclamer des changements d'ampleur. "En plus de Matignon, des postes clés, comme Bercy, doivent changer", souhaite un député de la majorité. "Le gouvernement est pléthorique, il y a trop de monde et chacun joue sa partition. Et plusieurs jouent solo en vue de 2027. On a besoin de plus de cohérence", réclame un proche du chef de l'Etat. "Il faut un nouveau départ. Des profils plus politiques, plus à l'écoute, plus courageux peut-être aussi", détaille le député Renaissance Ludovic Mendes. "Le remaniement de juillet n'a rien réglé, c'était un ajustement à la marge, mais le défaut d'incarnation n'a pas été résolu", enfonce un autre député Renaissance.
"Il y a une faiblesse politique générale. Il faut dégager une bonne partie des secrétaires d'Etat. On doit muscler notre jeu dans les cabinets."
Une députée Renaissanceà franceinfo
Ils sont plusieurs à demander une réaction du président de la République, dès janvier 2024, pour ne pas perdre de temps. D'autant que les élections européennes de juin arrivent vite. "Si on a une tête de liste peu politique comme Stéphane Séjourné, on ne peut pas avoir une Première ministre du même acabit. Il faut un remaniement pour la dynamique de la campagne", estime un conseiller ministériel, qui garde un œil sur les sondages plaçant le Rassemblement national largement en tête. Pour certains, l'incarnation doit venir de l'Elysée. "C'est le dernier combat du président de la République, il faut le mettre au centre de l'arène, lui faire faire un Bercy", estime un proche du chef de l'Etat.
"Il faut aller chercher les déçus"
Mais comme toujours, Emmanuel Macron, qui reste "le maître des horloges", aime prendre son temps. "De ce que j'entends, le président veut d'abord faire le ménage chez lui, à l'Elysée, reprendre l'architecture de ses équipes, confie un conseiller ministériel. Ensuite, vu ce qu'il s'est passé, tout le monde semble d'accord pour un remaniement pour démarrer une nouvelle page du quinquennat."
"Il faut retrouver des idées et du carburant à tous les niveaux. On a besoin d'être disruptifs et pas simplement gestionnaires."
Un conseiller ministérielà franceinfo
Après une année 2023 marquée par la réforme des retraites puis par le débat sur l'immigration, le gouvernement va devoir notamment s'atteler au dossier de la fin de vie. Le casting de l'éventuel remaniement pourrait traduire un changement de ligne. "Cela peut être l'occasion de 'dealer' un contrat avec les oppositions qui se sont montrées raisonnables dans la crise, avec une feuille de route claire", met sur la table un député de la majorité. "Quand le président parle d'unité, il faut aller chercher les déçus, ceux qui se sont sentis trahis par la loi immigration. Il faut un virage profondément social", plaide pour sa part une parlementaire Renaissance. Au moment où l'ADN du macronisme, le fameux "en même temps" originel, apparaît de plus en plus fragilisé, Emmanuel Macron va devoir faire des choix clairs pour être à l'heure du "rendez-vous" qu'il a fixé à la nation en 2024.
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