Récit Projet de loi immigration : comment la majorité s'est profondément divisée au fil des heures sur un texte durci

Article rédigé par Thibaud Le Meneec - avec Margaux Duguet et le service politique de France Télévisions
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Le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, à l'Assemblée nationale, le 19 décembre 2023. (JULIEN DE ROSA / AFP)
Près d'un quart des députés de la majorité n'ont pas voté pour le texte issu de la commission mixte paritaire. L'épisode devrait laisser des traces au sein du camp présidentiel.

"Il faut absolument une mesure de régularisation pour que le Rassemblement national ne vote pas le texte. Je ne sais pas quel sera le schéma d'une majorité divisée et d'un RN qui vote le texte... Je suis inquiet." Voilà le message d'un député Renaissance soucieux, avant le week-end, de ne pas voir la majorité se fracturer sur le projet de loi immigration. Ses craintes se sont en partie matérialisées lundi 18 et mardi 19 décembre.

Députés et sénateurs se sont accordés sur un texte nettement durci par rapport à sa version initiale, présentée il y a plus d'un an. Ces "compromis" ont poussé le parti d'extrême droite à voter pour le projet de loi, alors qu'il le trouvait insuffisant jusque-là. En conséquence, une partie des députés macronistes ont annoncé voter contre et des ministres ont menacé de démissionner. Franceinfo revient sur cette journée où la majorité s'est fissurée, avant de finalement adopter le texte durci issu de la commission mixte paritaire.

De premiers doutes exprimés

Lundi soir, la question de l'aide personnalisée au logement (APL) a d'abord fait dérailler la commission mixte paritaire. Le texte étudié par la CMP, voté par le Sénat, introduit en effet une disposition imposant aux étrangers non européens en situation régulière cinq ans de résidence sur le territoire français pour bénéficier de certaines prestations sociales (comme les APL et les allocations familiales) contre six mois actuellement.

Mardi, en fin de matinée, le gouvernement et Les Républicains trouvent un accord, selon lequel un étranger en situation régulière doit avoir cinq ans de résidence ou 30 mois d'activité professionnelle pour toucher les prestations familiales ou d'autres allocations. Pour les APL, il faudra soit disposer d'un visa étudiant, soit de trois mois d'activité professionnelle ou de cinq ans de résidence. Mais ce compromis passe mal chez certains élus de la majorité, comme chez cette députée Renaissance.

"Elisabeth Borne a négocié son accord sur un coin de table et veut nous le faire avaler."

Une parlementaire Renaissance

à franceinfo

L'ambiance est "très dure" lors de la réunion du groupe Renaissance, ce que confirme un autre élu : "La majorité doit rester sur ses bases et visiblement, ça craquelle." Vers 14 heures, une première brèche apparaît : "A titre personnel, je ne voterai pas ce texte. Je m'interroge sur l'intérêt d'avoir un accord qui ressemble de plus en plus à une compromission et pas un compromis", estime Erwan Balanant, député MoDem.

Le "baiser de la mort" de Marine Le Pen

Passé midi, la CMP se poursuit au pas de charge, avec l'objectif de boucler un texte dans l'après-midi. L'affaire est conclue en milieu d'après-midi. Tout sourire, Marine Le Pen se présente devant les journalistes et annonce que son groupe de 88 députés votera pour le texte.

"Il faut maintenir la pression. Mais, sur le principe, je crois que c'est une grande victoire idéologique de notre mouvement."

Marine Le Pen, présidente du groupe RN à l'Assemblée

devant la presse

"Le RN vient de faire un pas gigantesque vers la normalisation. Ce qu'a fait Marine Le Pen aujourd'hui, c'est le baiser de la mort à Emmanuel Macron. C'est un basculement", analyse, à chaud, un cadre des Républicains. L'annonce de Marine Le Pen embarrasse jusqu'au sein du gouvernement : un ministre confie alors être "mal à l'aise" et affirme "réfléchir à la suite".

Si le Rassemblement national et Les Républicains vont voter cette version du texte, la majorité est-elle en train de vaciller ? "Le groupe veut voter le texte, mais c'est une déflagration pour Renaissance. Le vote du RN, c'est dur. On attend le texte", souffle une députée. "Il y a un gros malaise au sein de la majorité. On est paumés", déprime le député Stéphane Vojetta, sur la chaîne Twitch de son collègue Denis Masséglia. En fin d'après-midi, plusieurs élus du camp présidentiel annoncent qu'ils ne voteront pas le projet de loi issu de la commission mixte paritaire.

Stéphane Travert, macroniste historique et ancien ministre, assure ainsi à franceinfo qu'il ne veut "pas mêler [sa] voix à celle du RN". "Qu'on arrête d'aller courir sur les thématiques de la droite et de l'extrême droite, qu'on fasse de la politique qui concerne la vie des gens. Ma position est claire, elle ne bougera pas." Par ailleurs, Jean-Paul Mattei, patron des députés MoDem au sein de la majorité, annonce en réunion de groupe qu'il votera contre le projet de loi, à titre personnel – l'élu des Pyrénées-Atlantiques s'est finalement abstenu.

Réunion de crise à l'Elysée

Dans la foulée, les Jeunes avec Macron prennent aussi leurs distances avec le parti présidentiel, en diffusant un communiqué au vitriol contre un texte "inacceptable", qui "contreviendrait aux valeurs et aux orientations de notre famille politique". La soirée a des allures de défection du macronisme historique. Peu avant 20 heures, Philippe Grangeon, ancien conseiller influent du chef de l'Etat, annonce également à l'AFP qu'il voterait contre le texte s'il était député. "Ça fait mal", lâche un conseiller ministériel.

Preuve que le sujet est inflammable, le président de la République convoque une réunion de crise avec Elisabeth Borne, Gérald Darmanin et plusieurs responsables de la majorité en fin d'après-midi. Avec l'objectif de trouver une sortie de crise face au coup tactique du Rassemblement national. Selon plusieurs sources au sein de la majorité, l'hypothèse d'un retrait du projet de loi sur l'immigration est rejetée.

"On va au vote, on n'accepte pas le piège grossier du RN."

Un député influent de la majorité

à France Télévisions

Selon un participant, Emmanuel Macron annonce qu'il "saisira lui-même le Conseil constitutionnel pour s'assurer que toutes les mesures du texte soient conformes à la Constitution" et "rejettera toute proposition de modification de la Constitution sur l'immigration".

Des fractures affichées lors du vote

L'onde de choc ne se limite pas à l'Assemblée nationale et la panique gagne l'exécutif. "On va finir avec au minimum 50 votes contre ! Et le MoDem va basculer dans l'opposition. Ajoutez à ça les deux tiers des ministres de gauche qui vont démissionner... C'est une cata !" s'inquiète un ministre de premier plan.

Selon les informations de franceinfo, plusieurs ministres de l'aile gauche de la majorité prévoient de se réunir dans la soirée, pour envisager de démissionner, après l'accord trouvé en CMP. Doivent se rencontrer Roland Lescure (Industrie), Clément Beaune (Transports), Sylvie Retailleau (Enseignement supérieur) et Patrice Vergriete (Logement). L'entourage de Rima Abdul Malak, la ministre de la Culture, et d'Aurélien Rousseau, celui de la Santé, dément toutefois auprès de France Télévisions leur présence à ce rendez-vous.

Pendant ce temps-là, le Sénat adopte le projet de loi vers 21 heures. Au total, 214 sénateurs approuvent le texte alors que 114 votent contre, ce qui reflète les équilibres politiques à l'œuvre à la chambre haute, où Les Républicains sont majoritaires. Le texte passe ensuite à l'Assemblée nationale, qui se prononce d'abord majoritairement contre la motion de rejet déposée par La France insoumise, avec 383 voix contre et 155 pour. Le vote sur la totalité du projet de loi est à peine plus serré, avec 349 voix pour et 186 contre.

Mais la majorité apparaît divisée : au sein de Renaissance, 20 députés votent contre et 17 s'abstiennent. S'il n'adopte pas une position massive contre le texte, le MoDem apparaît très divisé, avec 30 votes pour, 15 abstentions et cinq votes contre. "La majorité a fait bloc, la manœuvre du RN a échoué", se félicite toutefois Elisabeth Borne au terme de cette journée. A voir le sourire affiché par Marine Le Pen sur les bancs de l'Assemblée, mardi soir, le doute est permis.

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