"Le procès va laisser des traces" : après la relaxe d'Eric Dupond-Moretti, quelle relation entre les magistrats et le ministre de la Justice ?
Il veut "tourner la page". Relaxé par la Cour de Justice de la République (CJR) à l'issue d'un procès inédit, mercredi 29 novembre, le ministre de la Justice a joué la carte de l'apaisement, quelques heures plus tard, sur France 2. "C'est bien que je n'aie pas été contraint à la démission, parce que je suis innocent ce soir. Et je voudrais que l'on s'en souvienne", a souligné Eric Dupond-Moretti. L'ancien avocat, ténor du barreau pendant plus de trente ans, a insisté sur le travail mené depuis son arrivée à la Chancellerie, en juillet 2020.
Le garde des Sceaux a émis le souhait de continuer à travailler avec ses "interlocuteurs officiels", "aux rangs desquels" figure le procureur général près la Cour de cassation, Rémy Heitz, qui représentait l'accusation devant la CJR. Il avait requis un an de prison avec sursis à l'encontre du ministre, et dispose de cinq jours, soit jusqu'à mardi, pour annoncer s'il se pourvoit, ou non, en cassation. "Ce procès est lourd et non sans dommage sur les relations interpersonnelles de ses acteurs, qui devront pourtant, après ce procès, continuer à travailler ensemble pour le bien de la justice", avait-il déclaré dans ses réquisitions, tandis qu'Eric Dupond-Moretti l'a foudroyé du regard à plusieurs reprises. L'entourage du ministre souligne toutefois que les rapports sont cordiaux entre les deux hommes : la dernière fois qu'ils se sont croisés, en novembre, ils se sont serré la main.
"Une vision très méprisante des organisations syndicales"
Parmi ses "interlocuteurs officiels", le ministre de la Justice a également cité les syndicats de magistrats à l'origine de la plainte déposée en décembre 2020 pour "prise illégale d'intérêts", qui a débouché sur son renvoi devant la justice. "Je n'ai jamais été en guerre avec qui que ce soit. On s'est nourri d'une expression qui était : 'Il a réglé ses comptes'", a lancé Eric Dupond-Moretti à leur intention, mercredi sur France 2. Il faisait ainsi référence à la réaction de l'Union syndicale des magistrats (USM), majoritaire au sein de la corporation, après l'annonce de sa nomination, le 6 juillet 2020. "Nommer une personnalité aussi clivante et qui méprise à ce point les magistrats, c'est une déclaration de guerre à la magistrature", avait déclaré la présidente de l'USM de l'époque. Du côté de ce syndicat, on préfère désormais prendre du recul et attendre, pour s'exprimer sur la suite des échanges, de voir si les signaux d'apaisement envoyés par Eric Dupond-Moretti seront suivis d'effets.
Car le dialogue social n'est pas totalement rompu : toutes les organisations syndicales contactées par franceinfo rappellent qu'elles n'ont jamais cessé de participer aux réunions organisées avec la hiérarchie, mais aussi avec le cabinet du ministre. Seulement, chacune l'a fait à sa manière. "Tant que la procédure de la CJR était en cours, on a préféré ne pas le voir en tête-à-tête", expose Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature (SM), une organisation classée à gauche, la deuxième à avoir porté plainte contre Eric Dupond-Moretti.
"L'une de ses stratégies de défense était de dire qu'il était victime d'un complot syndical. Il n'a jamais réussi à se sortir de ça. Va-t-il être capable de normaliser les relations et de respecter son engagement de tourner la page ? On s'interroge", développe Kim Reuflet, sceptique.
"C'est difficile d'imaginer qu'Eric Dupond-Moretti va faire table rase et tout oublier."
Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistratureà franceinfo
La présidente du SM reste dans l'expectative, car, pour elle, "le procès va laisser des traces" : "Eric Dupond-Moretti a donné à voir une vision très méprisante des organisations syndicales et s'est livré à une passe d'armes avec la haute hiérarchie judiciaire". Jeudi soir, le SM a vivement critiqué les motifs de la décision sur X (ex-Twitter), avant d'appeler à la suppression de la CJR, qu'il qualifie de "juridiction d'exception".
"Un moment douloureux pour l'institution judiciaire"
De fait, les dix jours d'audience et la relaxe du ministre continuent de provoquer des remous au sein de la magistrature. Beaucoup s'interrogent sur le fondement juridique de la décision. "Tous les collègues que je croise sont écœurés par une décision qui n'est que politique et non juridique. C'était déjà difficile de travailler avec ce ministre. La procédure est terminée, cela ne sera pas plus facile", glisse un magistrat à franceinfo.
"Le procès était un moment douloureux pour l'institution judiciaire, qui en sort abîmée. On devra vivre avec ça pendant des années", concède pour sa part Guillaume Didier, ancien magistrat, qui a conseillé Eric Dupond-Moretti dans sa communication, notamment durant son procès. Cependant, "cette procédure n'a pas empêché le ministre d'avancer sur les gros dossiers", relève-t-il.
"C'est en continuant d'améliorer la justice au quotidien que le lien avec les magistrats va pouvoir se réparer. Personne n'a d'intérêt à mettre de l'huile sur le feu."
Guillaume Didier, ancien magistratà franceinfo
"Nous sommes dans une attitude de vigilance, mais pas de guerre", affirme de son côté Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité Magistrats SNM FO. Son syndicat, qui se définit comme "réformiste", avait effectué un signalement pour "prise illégale d'intérêts" auprès du procureur près la Cour de cassation, mais ne s'était pas joint à la plainte des deux autres.
"La décision de la CJR ne change rien. On n'a pas de problème de communication avec le ministre. On travaille avec lui et son cabinet. Et plutôt bien : on a obtenu des avancées grâce à la loi organique [qui réforme le statut des magistrats et vient d'être adoptée], ou la revalorisation salariale des magistrats, estime Béatrice Brugère. On a obtenu plus avec ce ministre qu'avec d'autres, c'est paradoxal."
"Des magistrats enclins à prendre leurs distances"
Ce "paradoxe", Eric Alt, magistrat et administrateur d'Anticor, association anticorruption qui avait déposé sa propre plainte contre le ministre, le souligne lui aussi. "Eric Dupond-Moretti a pris la mesure du manque de moyens et d'effectifs dans la magistrature", observe-t-il, faisant référence à la loi d'orientation et de programmation du ministère. Promulguée le 20 novembre, elle porte le budget de la Justice à près de 11 milliards d'euros d'ici à 2027 et permet notamment l'embauche de 1 500 magistrats. Mais, d'un autre côté, il restera dans l'histoire de la Ve République comme "le ministre de la Justice qui a rompu avec les syndicats de magistrats", considère Eric Alt.
Il relève un autre paradoxe qui découle du procès : selon lui, Eric Dupond-Moretti a contribué, d'une certaine façon, "au renforcement de la culture d'indépendance de la justice". "Il a attaqué sur le plan disciplinaire des magistrats du Parquet national financier. Il a aussi mis en cause François Molins, ancien procureur général près la Cour de cassation. La conséquence probable est que les magistrats du parquet seront enclins à prendre plus que jamais leurs distances au regard de leur ministre", développe Eric Alt. Pour lui, Eric Dupond-Moretti ne peut dire autre chose que "la page est tournée". Mais, poursuit-il, l'ancien pénaliste ne sera pas "frappé d'amnésie par la suite : il faudra vivre avec cette succession de paradoxes pour un temps."
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