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"Il a franchi un pas qu'il n'aurait jamais dû franchir" : un an de prison avec sursis requis à l'encontre d’Eric Dupond-Moretti lors de son procès pour prise illégale d'intérêts

S'agissant de la peine complémentaire d'inéligibilité, le ministère public s'en est remis à l'appréciation de la Cour de justice de la République. C'est la première fois qu'un ministre en exercice, qui plus est de la Justice, comparaît devant cette juridiction d'exception.
Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Le procureur général Rémy Heitz lors du réquisitoire au procès d'Eric Dupond-Moretti devant la Cour de justice de la République, à Paris, le 15 novembre 2023. (ELISABETH DE POURQUERY / FRANCEINFO)

Un réquisitoire implacable de plus de trois heures. Le ministère public a requis un an de prison avec sursis à l'encontre d'Eric Dupond-Moretti, mercredi 15 novembre, devant la Cour de justice de la République (CJR). Le garde des Sceaux y est jugé depuis dix jours pour prise illégale d'intérêts, un délit passible de cinq ans d'emprisonnement et 500 000 euros d'amende. S'agissant de la peine complémentaire d'inéligibilité, obligatoire en cas de condamnation, l'accusation s'en est remise à l'appréciation de la cour, qui peut en dispenser le prévenu "par décision spécialement motivée".

"Au terme de ces dix jours d'audience, j'ai, pour ma part, acquis la conviction que le délit de prise illégale d'intérêts était constitué", a asséné le procureur général Rémy Heitz au cours de ce réquisitoire à deux voix. Alors que la CJR, composée de magistrats professionnels et de parlementaires, est taxée de partialité dans ses décisions, le procureur a commencé par souligner sa propre "impartialité" dans cette affaire. Et ce, malgré l'incongruité de devoir porter l'accusation contre son ministre de tutelle. Rémy Heitz a confié n'avoir "jamais imaginé devoir un jour tenir le siège du ministère public dans un procès mettant en cause le ministre de la Justice en exercice".

"Je mesure, Monsieur le ministre, l'épreuve que représente cette audience pour vous, qui êtes habitué aux prétoires. Vous voir là, en civil parmi nous, qui sommes en robe, cela ne fait plaisir à personne."

Rémy Heitz, procureur général

lors de son réquisitoire devant la Cour de justice de la République

Une fois les politesses de façade passées, celui qui a succédé à François Molins aux fonctions de procureur général près la Cour de cassation a déroulé ses arguments à charge. Pour rappel, il est reproché à Eric Dupond-Moretti d'avoir ordonné des enquêtes administratives à l'encontre de quatre magistrats, avec lesquels il avait eu maille à partir lorsqu'il était avocat. Le célèbre pénaliste avait même porté plainte contre trois d'entre eux dans l'affaire dite des fadettes, instruite par le Parquet national financier (PNF). Plainte retirée le soir même de sa nomination à la Chancellerie. Insuffisant, d'après l'accusation, pour se prémunir d'une situation de conflit d'intérêts.

Plusieurs alertes ignorées, selon l'accusation

Requérant à la barre, dos au prévenu, afin de voir l'intégralité des quinze juges de la cour (trois magistrats professionnels, 12 députés et sénateurs), Rémy Heitz a d'abord voulu dissiper "deux rideaux de fumée" agités par la défense dans ce dossier. A savoir, "l'hypothèse d'un règlement de comptes" des syndicats de magistrats contre un ex-avocat "connu pour ses propos peu amènes envers" les robes rouges. Et la théorie selon laquelle cette procédure serait "l'œuvre" de François Molins, "déçu de ne pas avoir été ministre" de la Justice. "Une fable" qui "s'inscrit ", selon le haut magistrat, "dans une stratégie plus globale de faire le procès des autres".

Avec son collègue Philippe Lagauche, Rémy Heitz s'est ensuite attaché à préciser devant la cour les contours de la prise illégale d'intérêts, et à faire œuvre de pédagogie sur ce délit complexe, qui a évolué avec la jurisprudence. Cette infraction consiste, pour un "agent public", à profiter d'une situation de conflit d'intérêts dans laquelle il se trouve. "S'il s'abstient ou se déporte à temps, il évite la commission du délit de prise illégale d'intérêts. S'il ignore l'obstacle et fait prévaloir son intérêt personnel en prenant une décision, il ne l'évite pas", a résumé le ministère public.

En somme, Eric Dupond-Moretti ne s'est pas déporté à temps – le décret de déport vers Matignon pour ces dossiers sensibles a été pris en octobre 2020, quatre mois après sa nomination – et a ordonné ces enquêtes administratives alors qu'il aurait pu "s'abstenir" ou différer cette décision. "Est-ce qu'il y avait urgence ?", s'est interrogé Rémy Heitz, estimant que "la problématique de conflit d'intérêts" avait été identifiée par le ministre lui-même et son entourage dès le premier jour de sa nomination. Et le procureur général de lister plusieurs "clignotants orange et rouges" ignorés, selon lui, par Eric Dupond-Moretti.

"Le ministre n'a pas voulu entendre les alertes. En ouvrant ces enquêtes, il a franchi un pas qu'il n'aurait jamais dû franchir. Il a enjambé cette muraille protectrice que notre droit veut infranchissable."

Rémy Heitz, procureur général

lors du réquisitoire devant la Cour de justice de la République

Si le ministère public a admis que "la volonté de se venger n'était pas forcément chez le ministre l'unique ressort de ses prises de décision", il s'est, là encore, appuyé sur la définition de la prise illégale d'intérêts pour estimer qu'Eric Dupond-Moretti s'en était rendu "coupable" "du seul fait" qu'il ait "accompli sciemment l'acte constituant l'élément matériel du délit". Détournant la célèbre phrase de Montaigne sur l'amitié, Rémy Heitz a toutefois fait de l'inimitié du ministre envers ces quatre magistrats le ressort principal de cette affaire : "Il y a délit parce que c'était vous, Monsieur Moretti, et parce que c'étaient eux."

Un ministre renvoyé à ses "responsabilités"

Avant de détailler la peine requise, le procureur général a balayé le "dernier faux débat" mis en avant par le ministre pour sa défense : "le rôle de l'administration". "Le ministre n'aurait fait que suivre des instructions, mais une telle décision ne relevait pas de la compétence de ses services", a relevé Rémy Heitz, voyant dans cette stratégie "une facilité, une dérobade". Alors que l'entourage du ministre à l'époque s'est relayé à la barre pour expliquer comment il avait "tâtonné" pour trouver des solutions afin de contourner la situation de conflit d'intérêts, le haut magistrat a renvoyé le prévenu à "ses responsabilités".

"Dans cette affaire, à mes yeux, le ministre n'a pas été bien conseillé ni protégé du risque de prise illégale d'intérêts", a tempéré Rémy Heitz avant de renfoncer le clou : "Il n'a pas bien été protégé contre son principal ennemi, lui-même." Tenant malgré tout à faire valoir "les éléments à décharge" au profit du ministre et de "l'homme derrière le ministre", le procureur général a rappelé que ces "faits avaient été commis au début d'un mandat au cours duquel il s'était très fortement investi au service de l'institution judiciaire". Mais là encore, la caresse a viré à la pichenette : "Il a reconnu spontanément que le conflit d'intérêts n'avait jamais été son obsession, on aurait aimé qu'il le fût davantage."

Assis derrière, Eric Dupond-Moretti a troqué l'aisance de l'homme de loi pour le silence du prévenu face à la charge de l'accusation. Ses avocats plaideront jeudi, avant la mise en délibéré de la décision.

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