Eric Dupond-Moretti jugé pour conflit d'intérêts : le guide pour tout comprendre au procès inédit d'un ministre de la Justice en exercice
Un ministre de la Justice à la barre, ancien avocat qui plus est : le procès d'Eric Dupond-Moretti devant la Cour de justice de la République (CJR), à partir du lundi 6 novembre, est inédit. Jamais un ministre n'avait été jugé pendant l'exercice de ses fonctions, encore moins un garde des Sceaux. Celui que l'on surnommait "Acquittator" lorsqu'il portait la robe noire comparaît pour prise illégale d'intérêts, trois ans après les plaintes déposées contre lui par deux syndicats de magistrats et l'association Anticor.
On vous explique ce procès et cette situation historique.
Qu'est-ce que la Cour de justice de la République ?
La CJR est la seule habilitée à juger des Premiers ministres, ministres ou secrétaires d'Etat pour des crimes et délits commis dans l'exercice de leurs fonctions. Elle a été créée en 1993, en réponse au scandale de l'affaire du sang contaminé. Depuis, toute personne qui s'estime lésée par une infraction imputée à un membre du gouvernement peut porter plainte devant cette juridiction.
Pour autant, la CJR est critiquée pour ses délais de jugement et la clémence de ses décisions. En cause, notamment, sa composition mi-juridique mi-politique, avec trois magistrats professionnels et douze parlementaires. En trente ans d'existence, sur 11 personnalités jugées, la cour a prononcé cinq condamnations avec sursis, quatre relaxes et deux dispenses de peine. François Hollande puis Emmanuel Macron ont proposé sa suppression, qui nécessite une modification de la Constitution. Et cette cour a de gros dossiers sur le feu, comme la gestion de la crise sanitaire du Covid-19.
Quels sont les faits reprochés au ministre de la Justice ?
Eric Dupond-Moretti se voit reprocher d'avoir usé de sa fonction de ministre de la Justice pour régler ses comptes avec des magistrats qu'il avait publiquement critiqués lorsqu'il était avocat, dans deux affaires distinctes.
La première concerne le juge Edouard Levrault, anciennement détaché à Monaco et débarqué à Nice en 2019. Dans l'émission "Pièce à conviction", diffusée en juin 2020 sur France 3, il sous-entend que son éviction de la principauté était liée à ses investigations sur Dmitri Rybolovlev, président russe du club de football de l'AS Monaco, et Christophe Haget, directeur de la police judiciaire monégasque. Deux jours plus tard, dans Monaco-matin, l'avocat Eric Dupond-Moretti, qui a été l'un des conseils de Dmitri Rybolovlev dans d'autres dossiers, dénonce cette émission, estimant qu'elle "sert la soupe au juge Levrault avec un certain nombre d'éléments normalement couverts par le secret de l'instruction" et qualifie indirectement le magistrat de "cow-boy". Il annonce qu'il va saisir le Conseil supérieur de l'audiovisuel et assiste le policier Christophe Haget dans sa plainte pour violation du secret de l'instruction.
La garde des Sceaux de l'époque, Nicole Belloubet, demande à ce qu'Edouard Levrault soit entendu par sa hiérarchie, mais ce dernier refuse. Une fois nommé ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti reprend le dossier et ordonne une enquête administrative contre le magistrat. Ce dernier est blanchi par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) en septembre 2022.
La seconde affaire concerne trois magistrats du Parquet national financier (PNF) : Patrice Amar, Lovisa-Ulrika Delaunay-Weiss et Eliane Houlette, aujourd'hui retraitée. En juin 2020, un article du Point révèle que six ans plus tôt, le PNF a demandé d'éplucher les "fadettes" (relevés téléphoniques détaillés) d'une dizaine de ténors du barreau, dont Eric Dupond-Moretti. Objectif : trouver la "taupe" qui aurait pu informer Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog qu'ils étaient sur écoute dans l'affaire dite "Paul Bismuth". Dénonçant "une enquête barbouzarde" de "magistrats portés par leur idéologie", le célèbre pénaliste porte plainte pour "abus d'autorité" et "atteinte à la vie privée". Plainte retirée quelques jours plus tard, le soir de sa nomination au gouvernement. Le nouveau garde des Sceaux ordonne malgré tout une enquête administrative à l'encontre de ces trois juges. Fait rare, leurs noms sont cités dans le communiqué annonçant ces enquêtes. Eux aussi ont été dédouanés par le CSM.
Dans son arrêt de renvoi devant la CJR, consulté par franceinfo, la commission d'instruction de la cour estime qu'"en initiant puis en suivant les enquêtes administratives litigieuses", jusqu'à la reprise en main par Matignon de ces dossiers en octobre 2020, Eric Dupond-Moretti "a conservé un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité".
Que répond-il aux accusations portées contre lui ?
Eric Dupond-Moretti a toujours clamé son innocence, assurant avoir seulement suivi "les recommandations de son administration". Pour sa défense, le ministre rappelle que c'est sa prédécesseure, Nicole Belloubet, qui avait saisi l'Inspection générale de la justice sur l'affaire des magistrats du PNF. Et qu'il n'a fait que suivre l'avis de ses services en ouvrant des enquêtes administratives, ces derniers pointant "de possibles fautes déontologiques".
Pourquoi ne pas avoir malgré tout demandé un déport immédiat sur ces dossiers ? Lors son interrogatoire devant la commission d'instruction de la CJR au moment de sa mise en examen, en juillet 2021, Eric Dupond Moretti a répondu "qu'une enquête administrative ne fait pas grief" – c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas de poursuites. Le ministre a par ailleurs affirmé que François Molins, alors procureur général près la Cour de cassation, avait lui-même recommandé cette enquête administrative auprès de sa directrice de cabinet, avant de cosigner ensuite "une scandaleuse tribune" dans Le Monde pour dénoncer un "conflit d'intérêts" de sa part. "Monsieur Molins choisit ses conflits d'intérêts", a fustigé le ministre, estimant que le magistrat, désormais à la retraite, "voulait être garde des Sceaux et n'[avait] jamais accepté [sa] nomination".
Comment le ministère de la Justice va-t-il fonctionner pendant son absence ?
C'est l'une des grandes questions. Selon nos informations, aucun nouveau décret de déport, qui confierait temporairement à la Première ministre toutes ou une partie des attributions du ministre de la Justice, n'a été pris. Pendant le procès, "des mesures pratiques et classiques d'organisation du travail gouvernemental seront prises", telles que les délégations de signature, "l'absence excusée" au Conseil des ministres ou le remplacement d'Eric Dupond-Moretti par un autre ministre pour répondre aux parlementaires lors des questions au gouvernement, explique une source gouvernementale. Ces ajustements doivent permettre "d'assurer le bon fonctionnement des pouvoirs publics et la continuité de l'Etat tout en permettant au ministre de se concentrer sur sa défense".
Du côté du ministère de la Justice, on fait valoir qu'il n'y a "rien de particulier" à l'agenda du ministre ces deux semaines-là, et qu'il n'est pas tenu d'assister au Conseil des ministres ni aux questions au gouvernement. "C'est comme s'il partait à l'autre bout du monde", compare son entourage, soulignant que pour ce qui est des arbitrages et des signatures, le ministre peut s'en charger le matin et le soir. "Ma seule préoccupation, c'est que le ministère tourne et il tournera, a assuré l'intéressé sur RTL. Moi je me lève tôt, je peux faire un certain nombre de choses, je les ferai."
Pendant les audiences, le ministre ne devrait pas pouvoir consulter son téléphone portable, au moins pendant ses interrogatoires. "Cela pose quand même une difficulté démocratique majeure", estimait auprès de l'AFP Ludovic Friat, président de l'Union syndicale des magistrats (majoritaire).
Par qui l'ancien avocat va-t-il être jugé ?
La formation de jugement sera présidée par Dominique Pauthe, un magistrat rompu aux dossiers sensibles. Il a prononcé la relaxe de Dominique de Villepin dans l'affaire Clearstream, la condamnation de Jacques Chirac dans l'affaire des emplois fictifs et celle, en appel, de Jérôme Cahuzac pour fraude fiscale. A ses côtés, deux autres magistrats professionnels et douze parlementaires, qui vont endosser la fonction de juge – leur liste est publiée au Journal officiel.
Les six sénateurs qui siègent à la CJR viennent tout juste d'être élus ou réélus. Parmi eux se trouve Jean-Pierre Grand, du groupe des Indépendants. "Ça m'intéressait d'y siéger, je voulais voir comment cela fonctionnait, confie-t-il à franceinfo. Je participe à la vie démocratique de mon pays." A la différence des jurés d'une cour d'assises, qui découvrent l'affaire au moment des débats, ces élus devront connaître le dossier. "On va essayer d'être à la hauteur de la mission", glisse Jean-Pierre Grand.
Du côté des six députés, élus ou réélus en juillet 2022, figurent trois membres de la majorité et trois de l'opposition, dont Danièle Obono, de La France insoumise (LFI). La présence de LFI fait grincer des dents dans l'entourage du ministre. L'insoumis Ugo Bernalicis faisait en effet partie des plaignants contre Eric Dupond-Moretti, mais sa plainte a été jugée irrecevable. "LFI, qui se retrouve à l'origine de cette procédure en tant que plaignant via Ugo Bernalicis et juge au terme du processus judiciaire, c'est encore une grande première autour de ce procès", souffle un proche du ministre.
Sollicitée par franceinfo, Danièle Obono n'a pas donné suite. En réponse aux doutes sur l'impartialité de ces juges face à un ministre-prévenu qu'ils conspuent ou soutiennent quand ils sont dans l'hémicycle, l'un d'entre eux assure à franceinfo qu'ils feront preuve de "sérieux" et d'"indépendance", "y compris quand ils ne sont pas dans le même camp".
Comment le procès va-t-il se dérouler ?
Il se tiendra dans la première chambre de la cour d'appel de Paris, au vieux palais de l'Ile de la Cité. Les audiences, de 9 heures à 18 heures, seront ouvertes au public, mais limitées en nombre de places. Le déroulement sera similaire à celui d'un procès en correctionnelle, avec quelques différences notables : il n'y aura pas de parties civiles, car leur constitution n'est pas recevable par la CJR. Les quatre magistrats visés par les enquêtes administratives seront donc entendus comme témoins. Au total, une vingtaine de personnes doivent être auditionnées, dont les plaignants, François Molins et l'entourage du ministre au moment des faits.
Eric Dupond-Moretti sera interrogé à plusieurs reprises pendant ces deux semaines, jusqu'au réquisitoire à deux voix du ministère public, représenté par le successeur de François Molins, Rémy Heitz, nouveau procureur général près la Cour de cassation, et son collègue Philippe Lagauche. Après les plaidoiries des avocats du ministre, Rémi Lorrain et Jacqueline Laffont, la décision sera mise en délibéré. Les trois magistrats, les 12 parlementaires et leurs suppléants se retireront pour voter à bulletin secret et rédiger l'arrêt. Cela peut prendre plusieurs jours, mais ne devrait pas dépasser un certain délai afin d'éviter les fuites.
Quelle peine encourt-il ?
Le délit de "prise illégale d'intérêts", défini par l'article 432-12 du Code pénal, a vu ses contours élargis au fur et à mesure de la jurisprudence. Pour le caractériser, il suffit de prouver "l'intérêt quelconque" de la personne incriminée, qui peut être un lien d'amitié par exemple. La recherche de gains ou de profit personnel n'est pas nécessaire, comme l'a estimé un arrêt de la Cour de cassation en 2000.
Cette infraction est punie de cinq ans de prison et 500 000 euros d'amende. Une peine complémentaire d'interdiction d'exercer une fonction publique peut être prononcée. La décision rendue peut faire l'objet d'un pourvoi en cassation.
Pourra-t-il rester au gouvernement s'il est condamné ?
Malgré plusieurs remaniements et rumeurs de départ, Eric Dupond Moretti a conservé la confiance d'Emmanuel Macron jusqu'à présent. La règle édictée pendant la campagne de 2017, selon laquelle un ministre mis en examen devait démissionner, ne lui a pas été appliquée.
Si le ministre de la Justice est condamné, en revanche, il devra quitter le gouvernement, comme l'a rappelé Elisabeth Borne sur BFMTV, début octobre. "C'est la règle générale qui s'applique", a souligné la Première ministre. L'ex-ministre délégué aux PME Alain Griset, condamné en appel en janvier à quatre mois de prison avec sursis pour déclaration incomplète ou mensongère de sa situation patrimoniale, avait présenté sa démission le jour même de sa condamnation en première instance. Interrogé sur ce point à plusieurs reprises, Eric Dupond-Moretti a toujours botté en touche. "N'allons pas plus vite que la musique", avait balayé le ministre sur franceinfo début octobre.
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