"On est les dindons de la farce" : cinq agriculteurs nous ouvrent leurs livres de comptes

Article rédigé par Paolo Philippe
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
En février 2024, cinq agriculteurs et agricultrices ont ouvert leurs comptes à franceinfo et témoignent de leurs difficultés. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
A l'occasion du Salon international de l'agriculture qui s'est ouvert samedi sur fond de crise du monde agricole, des éleveurs, un maraîcher et un céréalier, travaillant en bio comme en conventionnel, ont accepté de confier à franceinfo combien ils gagnent.

Un mois après le coup de colère des agriculteurs et leurs opérations de blocage sur les autoroutes de France, le monde agricole se retrouve, depuis samedi 24 février, au Salon international de l'agriculture, à Paris. Si le gouvernement a annoncé une série de mesures, notamment de soutien économique face à cette mobilisation d'ampleur, une réalité demeure : la profession a bien du mal à vivre de son métier.

 Comme le rappelle le ministère de l'Agriculture, le revenu net de la branche agricole a baissé de près de 40% en France depuis trente ans. Le revenu annuel médian des ménages agricoles s'établissait à 22 210 euros par an en 2018, selon les dernières données de l'Insee. Cinq agriculteurs et agricultrices ont accepté d'ouvrir leurs livres de comptes à franceinfo et de détailler ce que leur travail leur coûte et combien il leur rapporte.

Louise, éleveuse : "Tout le monde se fait de l'argent sur notre dos"

Pour Louise, qui produit du lait, de la viande et un peu de céréales dans les Vosges, la grande distribution et les industriels sont en partie responsables de la crise et de la colère des agriculteurs de début 2024. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

"On est les dindons de la farce, tout le monde se fait de l'argent sur notre dos, c'est pour ça qu'il y avait plein de gars sur les autoroutes." Même si elle n'a pas participé aux blocages – elle est enceinte de son deuxième enfant –, Louise, qui produit du lait, de la viande et un peu de céréales dans une exploitation des Vosges avec son conjoint, a été marquée par ce sursaut du monde agricole. Elle ne se fait pourtant pas d'idées : son quotidien ne va pas vraiment changer. "Un pauvre reste pauvre", dit-elle, en pointant du doigt le capitalisme et un système qui éreinte les agriculteurs, notamment la grande distribution et les industriels comme Lactalis.

Les revenus de Louise, 29 ans, à la tête d'une grosse exploitation avec 400 vaches, oscillent entre zéro et 1 000 euros, les bons mois. La faute à des charges qui ont explosé et des prix de vente trop bas. "L'électricité a triplé et le GNR [gazole non routier] a explosé. Avant, on le payait moins d'un euro le litre, maintenant c'est 1,20 euro [le Premier ministre a finalement renoncé à augmenter la taxe sur le GNR pendant la crise]. Quand vous consommez 50 000 litres par an, 30 centimes de différence c'est beaucoup." Et en face, selon elle, ça ne suit pas.

"On ne vend pas notre viande à son juste prix. On produit de la viande de bœuf Hereford. On juge qu'on pourrait la vendre 7,80 euros le kilo mais les industriels nous proposent 5,50 euros. Et derrière, on retrouve le kilo à 30 euros dans les supermarchés."

Louise, éleveuse dans les Vosges

à franceinfo

Pour Louise, le problème réside dans le fait que les agriculteurs ne maîtrisent pas le prix de vente de la viande et du lait. "Avec les intrants, l'azote, la nourriture, notre coût de production évolue au gré des prix du marché. Et pourtant, derrière...", dit-elle. Si Louise et son conjoint ont beaucoup investi lorsqu'ils ont racheté la ferme, le cheptel et les terrains, la jeune femme s'interroge sur ce mode de vie. "Bien sûr qu'un jour, on sera propriétaires, mais on aura vécu toute notre vie de façon misérable. Et je préférerais qu'on vive mieux, qu'on puisse faire des cadeaux à Noël, plutôt qu'avoir des terrains".

Matthieu, maraîcher : "Si on monte trop les prix, on ne vend plus, et si on les baisse trop, on ne gagne pas assez"

Matthieu, maraîcher dans les Landes, estime qu'il est difficile de rivaliser avec la concurrence étrangère, notamment sur le prix de la main-d'œuvre. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

Fils et petit-fils de maraîcher, Matthieu, 44 ans, cultive des fruits et des légumes dans les Landes. Des tomates, des courgettes, des fraises ou encore des cerises. "La pression sur les prix se fait ressentir sur les circuits courts, explique celui qui tient un stand dans les halles de Dax. Si on les monte trop, on ne vend plus, et si on les baisse trop, on ne gagne pas assez d'argent". La concurrence des fruits et légumes cultivés à l'étranger est aussi un sacré casse-tête, alors que "80% du prix dépend de la main-d'œuvre". "Quand vous avez de telles différences sur le coût du travail avec l'Espagne ou les pays de l'Est, c'est impossible d'avoir des prix aussi bas qu'eux", analyse le cultivateur.

Son associé et lui ont fait 50 000 euros de chiffre d'affaires en 2023. Sur sa part de 25 000 euros, Matthieu a dû en déduire 4 000 pour la Mutualité sociale agricole (MSA), le régime de protection des agriculteurs, et autant pour ses crédits bancaires. Restaient encore les factures d'engrais et de matériels pour la culture sous serre... Une fois ces charges payées, il lui est resté "10 000 euros". Soit un salaire d'un peu plus de 800 euros par mois. Pas de quoi vivre décemment, même si Matthieu reconnaît qu'il bénéficie de certains avantages : la nourriture, par exemple, ne représente presque rien dans son budget.

"Le modèle est fragile, et maintenant, on doit gérer les aléas climatiques", ajoute-t-il. En 2019, une tempête et des inondations ont détruit sa récolte. "En une journée ou une nuit, on peut perdre six mois de revenus." Lui a perdu 15 000 euros, entre les récoltes détruites et les installations endommagées. "Cela crée un problème de trésorerie, et ensuite, il y a des pénalités, puis un endettement. Aujourd'hui, j'en vois encore les conséquences".

Denis, éleveur : "Je ne vis pas trop mal et j'arrive à gérer mon temps comme je veux"

Denis, éleveur en Ille-et-Vilaine, gagne entre 2 500 et 3 000 euros par mois, notamment depuis qu'il a terminé de rembourser ses emprunts. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

Denis le reconnaît : à 56 ans, il ne vit "pas trop mal". "Je peux gérer mon temps et mon travail comme je veux", affirme cet éleveur, qui gagne entre 2 500 et 3 000 euros par mois. Installé en Ille-et-Vilaine depuis 1995, il élève 25 vaches ainsi que 220 porcs et possède 40 hectares, dont une petite partie en céréales. Le paysan, qui a terminé de rembourser ses nombreux prêts, aimerait malgré tout décider du prix de vente de sa viande. Il cite l'exemple du porc, qu'une coopérative lui achète autour de 2 euros le kilo et qui est vendu entre 7 et 8 euros le kilo aux consommateurs : "Plus il y a d'intermédiaires, moins il y a de marge."

La crise agricole vient aussi, selon lui, de la politique du "toujours plus". "On nous a toujours poussés à produire plus, à investir, mais c'est archi-faux." Il en sait quelque chose : avant d'être éleveur, il élevait des poules reproductrices et était sous contrat, notamment avec des firmes agroalimentaires. "Financièrement, ça allait jusqu'en 2012, puis j'ai déposé le bilan en 2012. J'ai perdu 20 000 euros. Et ensuite, ma société a été reprise et ça n'a pas collé. On m'a demandé d'investir plus de 50 000 euros afin d'installer de la lumière artificielle, ce n'était pas possible, se remémore-t-il. Au-dessus, c'étaient des crocodiles".

Agriculteur en conventionnel pendant près de vingt-cinq ans, Denis s'est converti en bio il y a cinq ans. Il a senti une différence sur ses factures. "On baisse en rendement, certes, mais j'ai économisé entre 12 000 et 15 000 euros de produits phytosanitaires. Et les commerciaux ne passent plus pour me vendre un produit de plus ou me conseiller de m'agrandir ", explique-t-il. Il touche actuellement 20 000 euros d'aide de la politique agricole commune (PAC), dont 8 000 au titre de son activité en agriculture biologique.

Marilyn, éleveuse : "Il faut toujours vendre au plus bas, ce qui fait qu'on ramasse les miettes"

Eleveuse dans la Loire, Marilyn est endettée et s'apprête à arrêter. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

A 30 ans, Marilyn, éleveuse laitière dans la Loire, a décidé "d'arrêter". Cadences infernales, faible salaire, crise du bio... Les causes de ses difficultés sont nombreuses. Pourtant, lorsqu'elle s'est lancée en bio au moment de la crise du Covid, en 2020, elle voulait se mettre à son compte avec son compagnon, après avoir été salariée agricole pendant une dizaine d'années. Malgré une bonne première année – "On n'avait pas encore à rembourser nos prêts, et on a pu se verser des salaires" –, les soucis sont vite arrivés. Des factures en retard, des dettes qui s'accumulent, des horaires à rallonge...

"Je me sentais dépassée, alors j'ai appelé à l'aide. J'ai tapé 'SOS suicide agricole' sur Google et je suis tombée sur l'association Solidarité Paysans, qui m'a aidée."

Marilyn, éleveuse dans la Loire

à franceinfo

"Je fais du bio, je fais attention à mes bêtes, à la ressource en eau, je devrais être milliardaire", regrette l'éleveuse. Sa réalité est tout autre : Marilyn est endettée à hauteur de 35 000 euros et sa boîte aux lettres déborde de courriers de relance de ses fournisseurs. L'agricultrice, qui dit gagner un peu moins de 1 000 euros par mois, touche pourtant 53 000 euros de subventions par an, notamment via la PAC et l'aide française à l'installation de jeunes agriculteurs.

Pour se rémunérer correctement, elle estime qu'elle devrait vendre son lait entre 800 et 1 000 euros les 1 000 litres, contre environ 500 euros actuellement. "Sur une bouteille de lait à un euro, il y a 10 centimes qui vont dans ma poche", se lamente l'éleveuse. Elle aussi peste contre les industriels : "On produit notre lait qu'on vend à des laiteries, on n'a pas notre mot à dire, et ensuite ce sont elles qui font les contrats avec la grande distribution. Et là, c'est la guerre, il faut toujours vendre au plus bas, ce qui fait qu'on ramasse les miettes."

Philippe, céréalier : "Le bio est en crise et si ça continue, certains vont repasser au conventionnel"

Les revenus de Philippe, céréalier dans le Cher, sont menacés par la chute des prix et une filière bio en crise. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

Philippe a sauté le pas en 2015. Après de longues années en conventionnel, il a entamé une conversion vers l'agriculture biologique. A 54 ans, le céréalier, implanté dans le Cher, porte un regard critique sur la filière "le bio est en crise" et s'interroge sur les réponses du gouvernement à la colère des agriculteurs. "Le gouvernement a annoncé une aide de 50 millions mais nous demandons 271 millions. Il avait l'occasion d'envoyer un signal fort, de nous soutenir", explique le cultivateur, qui déplore "un manque de cohérence entre les beaux discours et les actes".

Philippe cultive principalement du blé, du tournesol, du quinoa et de la lentille, sur 180 hectares. Les bonnes années, il gagne entre 20 et 30 000 euros, soit entre 1 600 et 2 500 euros par mois. Sauf que ses revenus sont menacés par des prix en chute libre : "Le blé est passé de 400 à 200 euros la tonne, le tournesol de 800 à 420 euros. Et beaucoup de produits bio sont vendus au prix du conventionnel." Résultat : son chiffre d'affaires (150 000 euros) a baissé de 25% en 2023, ce qui l'empêche de couvrir ses charges, alors que ses heures de travail ont augmenté avec sa conversion.

"La chimie avait beaucoup d'inconvénients, mais c'était efficace. Maintenant, je passe davantage de temps dans les champs à travailler le sol." Philippe, qui doit encore rembourser de gros emprunts, notamment pour l'achat de ses terres, s'interroge sur l'avenir : "Si ça continue, certains vont repasser en conventionnel parce que ça fait deux ans que c'est difficile, qu'on est en souffrance."

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