: Reportage "Il faut qu'on reprenne le pouvoir" : en Normandie, les éleveurs laitiers ne veulent plus être les vaches à lait des industriels
"Ici, ils n'écrèment pas que le lait, mais aussi les producteurs." Face à une gigantesque enseigne Président, Alexis Lavalley, éleveur laitier, détourne le regard. Cela fait vingt ans qu'il livre le lait de ses 180 vaches à cette usine Lactalis d'Isigny-le-Buat, dans la Manche. Mais ce lundi 29 janvier, la fierté de travailler pour cette "belle entreprise française" a laissé la place au "dégoût". "Quand j'ai vu le prix auquel ils allaient nous acheter le lait, j'ai été écœuré", lâche le quadragénaire, à côté de son tracteur.
Avec les adhérents de la FDSEA de la Manche et des Jeunes Agriculteurs (JA), ils sont quelques dizaines à être venus bloquer la plus grande beurrerie d'Europe, propriété du géant mondial du lait, Lactalis. Chaque année, 50 000 tonnes de plaquettes de beurre sortent de ce grand hangar couleur crème, fabriquées notamment grâce la production de plus de 300 éleveurs de la région. Pourtant, ce jour-là, certains d'entre eux ont ramené leur tracteur afin d'ériger un barrage filtrant devant l'usine. Alors que la colère des agriculteurs se fait entendre dans toute la France, les éleveurs laitiers normands sont bien décidés à ne plus être les vaches à lait des industriels.
Un prix du lait trop bas
Quelques semaines auparavant, le prix d'achat du lait est tombé comme un couperet chez les éleveurs : faute d'accord entre l'Union nationale des éleveurs livreurs Lactalis (Unell) et le numéro un des produits laitiers dans le monde, le prix d'achat de décembre 2023 – 405 euros pour 1 000 litres – a été reconduit pour janvier. "Ça ne colle pas du tout avec notre coût de production, qui se situe entre 470 et 490 euros", explique Alexis Lavalley, associé avec sa femme et sa mère dans la ferme familiale. "Lactalis décrète le prix sans négociations. C'est complètement aberrant." Mardi 23 janvier, Lactalis a accepté la médiation demandée par l'Unell.
Dans le petit groupe d'agriculteurs rassemblés devant l'usine, le prix du lait n'en finit plus d'alimenter les conversations et la colère. Lactalis est l'entreprise qui paye le moins bien, selon la Fédération nationale des producteurs de lait. "C'est le groupe numéro un dans le monde, il gagne beaucoup d'argent, mais ne rémunère pas correctement les producteurs", assure Nicolas Boulé, le représentant local de la FDSEA. Tous demandent une véritable application de la loi Egalim qui prévoit que le prix du lait payé par les entreprises tienne compte des coûts de production des éleveurs. C'est loin d'être le cas selon eux.
"Quand il reste 1 000 euros à la fin du mois, on est contents", souffle Alexis Lavalley, père de trois enfants. Ce dernier a bien envisagé de claquer la porte de Lactalis, mais "changer de collecteur est quasiment impossible", souffle-t-il, résigné. "Et à quoi bon, si le prix est quasiment le même chez le concurrent ?"
"Nous avons deux seigneurs, Lactalis et Leclerc"
Parmi les jeunes éleveurs en salopette rouge siglée JA, Nicolas Legrand, tout juste 24 ans, s'inquiète aussi de ce prix d'achat au ras des pâquerettes. Il doit s'installer dans deux ans, mais a déjà prévu de faire de la viande et des poules pondeuses pour compléter ses revenus. "En vendant seulement du lait, ce ne serait pas suffisant pour vivre", explique-t-il, cigarette à la main.
"On a tous les mêmes soucis", renchérit Antoine Lesénéchal, éleveur laitier depuis trois ans. "On est les seuls artisans à ne pas pouvoir fixer notre prix de vente et répercuter nos hausses de charges."
"Le consommateur n’a jamais payé sa brique de lait aussi cher, et on ne nous a jamais acheté le lait aussi peu cher… C’est qu’il y a un problème entre les deux."
Antoine Lesénéchal, éleveur laitierà franceinfo
Les industriels et les distributeurs, qui affichent des chiffres d'affaires records, sont tout particulièrement visés par les critiques des éleveurs. "Nous avons deux seigneurs, Lactalis et Leclerc", répète un producteur de lait, bonnet vissé sur la tête. "On demande une meilleure répartition des marges", renchérit un autre, face à l'usine déserte.
Un smic pour 70 heures hebdomadaires
A quelques dizaines de kilomètres d'Isigny-le-Buat, un autre groupe d'éleveurs a décidé de hausser le ton, le même jour. Devant la préfecture de l'Orne, à Alençon, des adhérents de la Confédération paysanne dénoncent, eux aussi, leur rémunération trop faible. "On se verse à peine un smic pour 70 heures de travail par semaine", explique Lucie Clouard, éleveuse laitière en agriculture biologique. Même chose pour Léo Lechevalier, qui élève une soixantaine de vaches et dont toute la production est collectée par Biolait, une entreprise indépendante des gros industriels et distributeurs du secteur.
Pour les jeunes agriculteurs engagés dans de petites exploitations certifiées en bio, le prix d'achat est très légèrement supérieur à celui proposé à leurs collègues en agriculture conventionnelle, soit 480 euros pour 1 000 litres. Mais ce tarif est toujours largement insuffisant pour couvrir leurs charges, qui augmentent. D'autant plus que "le consommateur n'est plus au rendez-vous", reconnaît Léo Lechevalier. Plus d'un quart de leur production biologique est donc déclassée pour rejoindre le circuit conventionnel.
"Lactalis joue contre les paysans"
Les difficultés communes de tous les éleveurs laitiers de la région ont fini par les rapprocher. "Nous sommes d'accord avec les agriculteurs des autres syndicats sur le constat et la colère", affirme Lucie Clouard. Eux aussi ciblent les gros industriels comme Lactalis. "Quand un groupe fait du lobbying pour faire disparaître l'origine du lait de ses produits, il joue contre les paysans", lance Léo Lechevalier. Une critique largement reprise par les éleveurs regroupés devant l'usine Lactalis, qui bloquent l'arrivée de "camions polonais" remplis de crème ultra-concentrée, fabriquée en Europe de l'Est.
"L'Etat ne joue plus son rôle d'arbitre, alors les industriels font la loi."
Lucie Clouard, éleveuse laitièreà franceinfo
En pleine crise agricole, tous demandent une action plus forte de l'Etat pour réguler les prix et les marges. Mais les autres revendications de la Confédération paysanne se distinguent clairement de celles de la FNSEA et des Jeunes Agriculteurs. "Nous, on ne veut pas simplement résoudre les symptômes de cette crise, on veut traiter la pathologie", affirme Léo Lechevalier, qui tacle, sans la nommer, la FNSEA et son lobbying pour une agriculture toujours plus "libérale". "Il n'y a pas trop de normes environnementales", renchérit Lucie Clouard, comme une réponse aux bâches taguées "Stop aux normes" visibles sur de nombreux tracteurs des autres syndicats.
Mais que ce soit devant les grilles majestueuses de la préfecture de l'Orne ou les barrières automatiques de l'usine Lactalis de la Manche, tous les éleveurs laitiers de Normandie ont quitté leurs exploitations pour exprimer leur colère, au même moment et contre les mêmes industriels. "Ils sont trop gros, on a perdu la main, lâche un éleveur. Il faut qu'on reprenne le pouvoir".
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