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"Des enfants ont été mis dehors" : comment le confinement a fait exploser les violences intrafamiliales

Article rédigé par Margaux Duguet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Une affiche sur les violences conjugales placardée dans un immeuble de Nantes (Loire-Atlantique) durant le confinement, le 2 avril 2020.  (J?R?MIE LUSSEAU / HANS LUCAS / AFP)

Depuis la mise en place du confinement le 17 mars en raison de l'épidémie de coronavirus, le nombre d'actes violents à l'égard des femmes mais aussi des enfants est en augmentation. Les professionnels s'alarment de ce qui se déroule dans ces huis clos familiaux. 

C'est une histoire qui l'a marquée. La semaine dernière, une jeune fille de 17 ans a écrit à l'association "En avant toute(s)", qui met à la disposition des personnes victimes de violences un tchat dédié afin de les rediriger vers des structures appropriées. "Elle nous a raconté qu'elle était confinée avec un père violent. En temps normal, elle mettait en place des stratégies d'évitement, comme rester tard au lycée", raconte Aurélie Garnier-Brun, porte-parole de l'association. Mais, avec le confinement, décidé le 17 mars pour tenter d'endiguer l'épidemie de coronavirus, cette jeune fille n'a plus d'échappatoire. "Le confinement a fait augmenter les violences du père. Par peur du virus, il a supprimé les moments collectifs comme les repas familiaux, elle est donc enfermée dans sa chambre toute la journée." La lycéenne ne peut sortir que la nuit et assiste, impuissante, aux violences que son père inflige aussi à sa mère.

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L'association a mis la jeune fille en contact avec une structure proche de chez elle, qui s'occupe des personnes mineures. Une chance que cet organisme soit encore ouvert. "On a dû revoir notre réseau de redirection, car certaines associations sont fermées", indique Aurélie Garnier-Brun. Face à l'afflux de messages inquiétants liés au confinement, son association prévoit au contraire d'ouvrir un nouveau tchat qui couvrira une plage horaire plus large et avec huit nouvelles répondantes, au lieu des deux habituelles. "En ce moment, l'usage de l'écrit est particulièrement pertinent", souffle la jeune femme. Car les enfants et femmes victimes de violences peuvent parfois difficilement s'exprimer par téléphone avec la présence permanente de leur agresseur. 

"Il a la proie captive sous sa main et les excuses du confinement, c'est insupportable !"

Le recours au 3919, le numéro d'écoute national pour les femmes victimes de toutes les formes de violences, a pourtant explosé depuis la mise en place du confinement. Ainsi, les écoutantes ont pris en charge, du 21 mars au 5 avril, 4 437 appels, soit plus qu'en temps normal. Dans le détail, 1 949 appels ont été traités la semaine juste avant le confinement, contre 2 362 la semaine du 23 au 29 mars. Autre indice de la gravité de la situation : "Les écoutantes ont beaucoup plus d'urgences" à traiter, explique Françoise Brié, présidente de la Fédération nationale Solidarité femmes (FNSF), qui supervise le 3919. "Nous avons 10 appels par semaine qui nécessitent de faire intervenir la police, contre un à deux appels par mois d'habitude". Fin mars, sur France 2, le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner expliquait d'ailleurs que les interventions des forces de l’ordre à la suite de signalements pour des violences conjugales avaient augmenté de "32% en zone de gendarmerie" et de "36% à Paris" depuis le début du confinement

La tension est grande, les femmes n'en peuvent plus.

Françoise Brié, présidente de la FNSF, qui supervise le 3919

à franceinfo

Les situations sont également diverses : "Il y a à la fois des femmes qui n'avaient pas verbalisé les violences mais qui, en vivant 24 heures sur 24 avec leur agresseur, se rendent compte que ce sont des violences, d'autres qui se sentent complètement piégées à leur domicile ou encore certaines qui se retrouvent sous une surveillance encore plus étroite". Avec ses équipes, Françoise Brié va tenter d'ouvrir le dimanche la ligne d'écoute, aujourd'hui accessible du lundi au samedi de 9 heures à 19 heures, et réfléchit elle aussi à un tchat. "Il faut que l'on adapte nos dispositifs en fonction du confinement", dit-elle. L'"après" est déjà dans sa tête : "Beaucoup de femmes vont avoir besoin de soutien et d'accompagnement après le confinement, on va avoir des situations qui se seront aggravées". 

Philippe Batel, lui, est plongé dans le "pendant" confinement. Ce psychiatre et addictologue fait deux gardes par semaine à l'hôpital d'Angoulême (Charente), où il croise des femmes victimes de violences conjugales. La situation actuelle le met en colère. "Il y a quelque chose de terrible pour moi, c'est l'impunité et la jouissance totale de l'agresseur car il a sa proie captive sous la main et les excuses du confinement, c'est insupportable !" Ce médecin explique que la victime "va se servir de la rationalisation de l'agresseur". "On me dit : 'Pour lui, c'est difficile le confinement, il a l'habitude d'être dehors et puis les enfants sont là tout le temps". 

Je suis très inquiet. Ces femmes sont dans l'incapacité de se projeter dans la minute qui suit, elles sont sur leurs gardes en permanence alors qu'avant, elles avaient des espaces à elles, quand l'agresseur était dehors.

Philippe Batel, psychiatre

à franceinfo

Le psychiatre constate également un "problème de hiérarchisation des malheurs". "Les trois/quatre dernières gardes étaient plutôt tranquilles", explique-t-il. Un signe qu'il ne faut pas prendre comme positif. Comme les médecins généralistes, Philippe Batel se demande si certaines femmes ne s'autocensurent pas. "Elles se disent : 'Je ne vais pas les emmerder avec mes petits problèmes alors qu'ils se battent contre un virus qui tue". Sauf que les violences conjugales tuent elles aussi. Une femme meurt tous les deux jours et demi sous les coups de son compagnon. 

"Il n'y a plus de soupape"

Derrière ces femmes, il y a aussi des enfants et des adolescents, victimes ou témoins de violences. "La situation est extrêmement préoccupante, soupire Isabelle Debré, présidente de l'association L'Enfant bleu. Plus le confinement va durer, pire ce sera pour les enfants". Les chiffres font également froid dans le dos : +20% d'appels au 119, l'équivalent du 39 19 pour les mineurs en danger, accessible 7 jours/7 et 24 heures/24. La hausse est cependant plus significative depuis le lancement de la campagne nationale pour promouvoir ce numéro. Il reste que les appels considérés comme urgents ont flambé de 60% depuis le début du confinement, tandis que la transmission des cas à la police ou à la gendarmerie a augmenté de 35%. "C'est énorme", assure Pascal Vigneron, le directeur du 119. L'explication est simple : "Il n'y a plus de soupape."

Quand ça hurle à la maison, on se tourne vers l'école, le club de sport ou l'assistante scolaire, mais là il n'y a plus personne.

Pascal Vigneron, directeur du 119

à franceinfo

"Notre principale source d'information, l'Education nationale, ne peut pas jouer ce rôle en ce moment", confirme l'entourage du secrétaire d'Etat chargé de la Protection de l'enfance, Adrien Taquet. Résultat : ce ne sont pas les adultes référents de ces enfants qui appellent le 119 mais les voisins, les camarades de classe ou les mineurs eux-mêmes. Depuis quelques jours, un formulaire en ligne est aussi accessible sur le site du 119 pour "raconter son histoire". Et donc privilégier l'écrit lorsqu'on ne peut pas parler. 

La crainte de l'après-confinement

En dehors du 119, les associations de protection de l'enfance font elles aussi le constat d'une augmentation des violences. Surtout sur les 15 derniers jours. "Il y a une exacerbation des tensions et pour les familles, l'école à la maison peut être un point de tension, un facteur de stress supplémentaire", constate Fabienne Quiriau, directrice générale de la CNAPE, une fédération nationale d'associations qui interviennent auprès d'enfants, d'adolescents et de jeunes majeurs en grande difficulté sociale, familiale et éducative. "Vous imaginez les effets en période de confinement, les brimades habituelles peuvent cette fois se transformer en coups", explique-t-elle. 

Il y a des signes très inquiétants. Il y a eu des situations où des enfants ont été mis dehors.

Fabienne Quiriau, directrice générale de la CNAPE

à franceinfo

Fabienne Quiriau pointe également le manque de "visibilité" sur la situation des mineurs protégés qui sont dans leurs familles. Le contact est certes encore maintenu par téléphone ou visioconférence, mais les travailleurs sociaux ne se déplacent plus dans les familles. "Ils ont peur pour leur propre famille ou de contaminer les familles qu'ils vont voir. Les professionnels de la protection de l'enfance n'ont pas été reconnus comme étant prioritaires notamment pour les masques ou les solutions hydroalcooliques".

Interrogé sur ce point, l'entourage d'Adrien Taquet assure que "le sujet des visites à domicile et de la protection des travailleurs sociaux est un enjeu crucial". "Un certain nombre de collectivités se sont mises en situation de commander des masques qui commencent à arriver dans les départements, nous allons dans le bon sens", ajoute-t-on.

Reste qu'il est extrêmement difficile d'avoir une évaluation exhaustive de la situation. "Quand on sera à la fin du confinement, on va découvrir des situations qui étaient là et que l'on n'a pas vues et qui sont gravissimes", estime Fabienne Quiriau. Isabelle Debré, de L'Enfant bleu, partage cette angoisse : "Notre grande crainte, c'est ce que l'on va découvrir après la levée du confinement". 

Les femmes victimes de violences peuvent contacter le 3919, un numéro de téléphone gratuit et anonyme. Cette plateforme d'écoute, d'information et d'orientation est accessible de 9 heures à 19 heures du lundi au samedi. En cas de danger immédiat, appelez la police, la gendarmerie ou les pompiers en composant le 17 ou le 18.

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