Projet de loi "confortant les principes républicains" : du "communautarisme" au "séparatisme", comment une notion floue est devenue un concept politique
A chaque débat sur la laïcité, ces mots ressurgissent pour tenter d'évoquer une menace pour l'unité de la nation. Malgré des définitions peu claires, les derniers présidents y ont fréquemment eu recours. Pour quelles raisons ? Décryptage.
La date est hautement symbolique. Cent quinze ans jour pour jour après l'adoption de la loi de séparation des Eglises et de l'Etat en 1905, le "projet de loi visant à conforter les principes républicains" est présenté en Conseil des ministres mercredi 9 décembre. Ces derniers mois, l'exécutif a tergiversé sur le terme clé à employer pour ce texte – "communautarisme", "séparatisme", puis "séparatismes" – avant d'y renoncer face aux critiques de l'opposition et d'associations, dénonçant une stigmatisation de l'islam et de ses croyants.
Avant Emmanuel Macron, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande avaient tous déjà utilisé le concept de "communautarisme" pour l'opposer tour à tour à l'intégration, l'identité nationale, la laïcité ou encore la République. Apparu dans les années 1980 dans le débat public, le "communautarisme" n'a pas toujours eu la connotation négative d'aujourd'hui. Mais "à partir de 1989, il a été utilisé en référence aux pays qui fonctionnent sur la base de communautés comme le Liban, ou l'ex-Yougoslavie, en projetant telles quelles ces situations sur le contexte français", rappelle Fabrice Dhume, sociologue spécialiste des discriminations. Au fil des années, son usage s'est transformé. Comment la droite et la gauche y ont-elles eu recours ?
Le "communautarisme" contre "l'intégration"
"Notre pays est un, le communautarisme n'a pas sa place." Lors de son discours sur le bicentenaire du rattachement de Mulhouse à la France en 1998, Jacques Chirac est vraisemblablement le premier président français à utiliser clairement le terme. Lors de cette allocution, le fondateur du RPR y fait référence en opposition à "une mosaïque de communautés juxtaposées" qui mettraient à mal "les voies de l'intégration qui ont si bien fonctionné".
"A la fin des années 1990, la France est en train de reconnaître un début de diversité dans sa population, qui s'illustre avec le débat autour de la 'France black-blanc-beur'", après la Coupe du monde 98, analyse Vincent Tiberj, sociologue du politique à Sciences Po Bordeaux. C'est également l'époque où les luttes portées par les minorités prennent corps, comme celle du Pacs, ou contre le racisme.
"On est en plein dans le paradigme sur l'intégration et Jacques Chirac oppose 'communautarisme' à la volonté de faire société ensemble. Pour lui, les gens peuvent venir tels qu'ils sont, mais ils doivent 'faire nation' ensemble."
Vincent Tiberj, politisteà franceinfo
"C'est aussi à cette époque que le thème de l'immigration devient un marqueur fort entre la droite et la gauche. On demande aux Français qui en sont issus, ou considérés comme tels, de faire preuve de leur attachement à la République", poursuit Vincent Tiberj.
Un terme peu à peu associé à la laïcité
En 2003, Jacques Chirac installe la Commission Stasi, chargée de faire des propositions sur l'application du principe de laïcité. Le terme "communautarisme" devient récurrent dans le débat politique. "Il désigne alors la négation de l'unité de la République, de la démocratie", explique à franceinfo le sociologue Stéphane Dufoix, spécialiste de l'immigration.
Le débat autour de la laïcité est centré sur le port du voile à l'école. "La laïcité est convoquée comme un principe permettant d'émanciper les élèves de 'pressions communautaires' ou 'identitaires'", analyse Haoues Seniguer, maître de conférences en science politique à Sciences Po Lyon. En 1989, le sujet avait déjà été débattu en ces termes lors de l'affaire de Creil. "Le mot 'communautarisme' avait été utilisé par des intellectuels qui s'y opposaient", rappelle le sociologue Fabrice Dhume, tels Alain Finkielkraut et Elisabeth Badinter, signataires d'une tribune contre le port du voile à l'école.
"Ce qui permet d'objectiver [rapporter à une réalité] le mot ‘communautarisme', c'est la laïcité. Et certains hommes politiques ont vu, dans le voile islamique, la question de la laïcité."
Haoues Seniguer, maître de conférences en science politiqueà franceinfo
François Baroin, proche du président et député UMP de l'Aube, est chargé en 2003 de rédiger un rapport sur la laïcité, raconte Libération. Dans le texte, il met en garde contre "la laïcité dangereusement remise en cause par le multiculturalisme et le communautarisme", relève Le Monde. En 2004, la loi sur le port de signes religieux à l'école publique est votée. En coulisse, François Baroin pointe un autre objectif : pour la droite, il s'agit de se situer par rapport au Front national. "Nous avons une fenêtre de tir historique à cause du choc du 21 avril [2002, Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle], il est temps de se lancer", cite Libération.
Réinvestir le champ du FN, sans les mêmes mots
A partir de 2002, "le discours sur le 'communautarisme' permet de réinvestir le champ des thèmes du FN sans utiliser les mêmes mots. Il donne un nouveau cadrage sur la question de l'immigration, de l'islam", analyse Vincent Tiberj. Pour mener cette stratégie, Nicolas Sarkozy s'appuie sur son conseiller Patrick Buisson, ancien directeur des rédactions des magazines d'extrême droite ou de droite radicale Minute et Valeurs actuelles. "Pour Buisson, l'UMP et le FN sont en concurrence, et les alliances impensables. Il n'a pas envie de faire de cadeau à Marine Le Pen. Ce qu'il veut, c'est faire de l'UMP un FN bis", confiera un membre de l'Elysée à Libération après le quinquennat.
"Il a donné à Nicolas Sarkozy le code, les mots qu'il faut employer pour séduire les électeurs du FN", admet auprès de L'Express Jean-Marie Le Pen. En 2009, dans une tribune publiée dans Le Monde, le président cite quatre fois le mot "communautarisme" pour justifier le débat sur "l'identité nationale", prenant pour accroche le référendum des Suisses qui ont voté contre la construction de minarets. "L'identité nationale, c'est l'antidote au tribalisme et au communautarisme", écrit-il.
Durant son quinquennat, il crée également le ministère de l'Identité nationale et de l'Immigration, pensé, selon les mots du premier titulaire du poste, Brice Hortefeux, comme un "rempart contre le communautarisme", cite Libération. Dans les prises de parole des proches du président, le terme est omniprésent. Henri Guaino, conseiller de Nicolas Sarkozy et auteur de ses discours, estime dans Le Parisien qu'"avec la crise morale, identitaire et sociale que nous traversons, le risque est réel que les tendances communautaristes engendrent de la violence".
"On ne peut pas se dire républicain et avoir peur du mot assimilation."
Henri Guainoau "Monde"
Comme leurs prédécesseurs, Nicolas Sarkozy et ses conseillers ne donnent pas de définition claire du terme "communautarisme". "Il est presque toujours utilisé par ceux qui s'en proclament les adversaires ou ennemis. Son sens est devenu complètement protéiforme", observe le chercheur Stéphane Dufoix.
"Terrorisme, communautarisme, fondamentalisme"
L'arrivée de la gauche au pouvoir en 2012 marque un nouvel usage du terme. Lors du débat de l'entre-deux-tours, François Hollande reproche à son adversaire Nicolas Sarkozy – qui a fait du vote des étrangers, présenté comme "communautaire et identitaire", un sujet de sa campagne – de lier islam et "communautarisme".
"Il y a des musulmans en France, citoyens français, qui ne font pas de revendications communautaires à ce que je sache ?"
François Hollandelors de l'entre-deux-tours de la présidentielle de 2012
Deux ans plus tard, François Hollande évoque "les menaces qui montent et qui inquiètent, qui s'appellent terrorisme, communautarisme, fondamentalisme". Après les attentats de Paris en janvier et novembre 2015, "les mots les plus associés [dans les discours politiques] à celui de 'communautarisme' vont devenir 'radicalisation', 'islam radical', 'islamisation', reprend le chercheur Haoues Seniguer.
Un mois après l'attentat de Charlie Hebdo, le ministre de l'Intérieur Manuel Valls appelle à "refuser le communautarisme". "Il faut que tous les républicains (...) portent haut et fort les couleurs de la France et ne laissent plus rien passer : quand on s'attaque à la République, quand on veut imposer son communautarisme", clame-t-il sur RTL. La fin du quinquennat de François Hollande est marquée à son tour par des affaires liant laïcité et visibilité de l'islam, comme celles du burkini ou du port du voile à l'université.
"Ce discours ne fonctionne pas comme une boucle qui revient de la même façon à chaque quinquennat. Il est constant, mais avec des moments d'intensification, notamment quand la droite est au pouvoir. Le concept est davantage utilisé et élargi à d'autres thèmes", observe le sociologue Fabrice Dhume. Bruno Cautrès, politiste au Cevipof, y voit également une raison institutionnelle. "En tant que garant de la laïcité, c'est un exercice presque obligé pour chaque président de se positionner sur ce thème. C'est un discours qui permet d'affirmer une posture régalienne forte."
Du "communautarisme" au "séparatisme"
Emmanuel Macron, lui, marque sa singularité en opérant un glissement sémantique. "Je ne suis pas à l'aise avec le mot de 'communautarisme'. Nous pouvons avoir, dans la République, des 'communautés'. Simplement, ces appartenances ne doivent jamais valoir soustraction à la République", déclare-t-il lors d'un déplacement à Mulhouse (Haut-Rhin) en février dernier pour présenter les contours du projet de loi sur le "séparatisme islamiste".
Le terme provoque une bronca au sein de l'opposition. La droite somme l'exécutif d'aller plus loin, la gauche met en garde contre des amalgames. "On a besoin d'un président qui comprenne ce qui a fait la force de la France dans l'histoire : la primauté de la communauté nationale et le rejet du communautarisme", clame le président des Républicains, Christian Jacob. Le député LFI Alexis Corbière accuse le gouvernement de "saturer l'opinion d'une question obsessionnelle. L'islam, l'islam, l'islam."
Le 30 septembre, l'attaque au hachoir devant les anciens locaux de Charlie Hebdo amène l'exécutif à relier à nouveau la lutte contre le "séparatisme" à celle contre le terrorisme islamiste. Lors de son discours aux Mureaux (Yvelines), Emmanuel Macron proclame : "Le problème, c'est le séparatisme islamiste. Ce projet conscient, théorisé, politico-religieux, qui se concrétise par des écarts répétés avec les valeurs de la République." Il utilise le terme pour pointer la responsabilité de l'Etat. "Nous avons nous-mêmes construit notre propre séparatisme. C'est celui de nos quartiers, c'est la ghettoïsation que notre République, avec initialement les meilleures intentions du monde, a laissé faire (…)." En octobre, l'attentat islamiste mené contre le professeur Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) puis l'attentat à la basilique de Nice, finissent par enterrer le débat sémantique.
De nouveaux délits créés contre le "séparatisme"
Le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, ordonne une série de mesures comme la dissolution du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF). Sur BFMTV, il réintroduit le terme "communautarisme" en fustigeant les rayons "communautaires" dans les supermarchés.
"Ça m'a toujours choqué de rentrer dans un hypermarché et de voir qu'il y a un rayon de telle cuisine communautaire. C'est comme ça que ça commence le communautarisme."
Gérald Darmaninsur BFMTV
A droite comme à gauche, les deux mots sont de nouveau brandis. "Il y a un lien direct entre l'immigration incontrôlée et le communautarisme et entre le communautarisme et l'islam radical", affirme sur LCI Christian Jacob. "En France, le communautarisme et le clientélisme religieux sont entretenus par les mairies, qui ont un pouvoir de financement sur ces structures. Or, LFI n'a pas de mairie", défend le député LFI Alexis Corbière.
Fin novembre, le texte est finalement rebaptisé "projet de loi confortant les principes républicains". Il crée deux délits majeurs : l'un réprimant la haine en ligne, l'autre prévoyant des sanctions pour les pressions exercées sur des agents de l'Etat "pour des motifs tirés de convictions ou de croyances", afin d'empêcher, par exemple, que des enseignants soient intimidés, comme cela fut le cas de Samuel Paty.
Si les mots "séparatisme" et "communautarisme" ne figurent pas dans le texte, le ministre de l'Intérieur continue de les utiliser. Dans Le Figaro, il défend une "lutte contre le séparatisme", contre "les aspects importants de la vie qui nous paraissent pénétrés par le communautarisme" ou contre "les associations manifestement communautaristes". Une semaine avant la présentation du texte en Conseil des ministres, il annonce une "action massive et inédite contre le séparatisme" visant 76 lieux de culte musulmans.
Pour Bruno Cautrès, le projet de loi arrive également à un moment précis pour l'exécutif. "Plus l'élection présidentielle approche, plus Emmanuel Macron sera perçu comme candidat et pas seulement chef de l'Etat. Il ne pourra plus aller sur ce sujet, pour ne pas être accusé d'orienter la campagne. Dans six mois, ce sera peut-être trop tard."
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