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"Pour les femmes qui le portent, le burkini est un compromis entre la modernité et la foi"

Spécialiste de l'islam, le politologue Olivier Roy revient pour francetv info sur l'interdiction de ce maillot de bain couvrant le corps et la tête des femmes par de nombreuses mairies côtières de France. Pour le chercheur, il s'agit d'une "tenue moderne". 

Article rédigé par franceinfo - Propos recueillis par Juliette Duclos
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Une femme en burkini, sur une plage près de Rabat (Maroc), le 17 août 2016.  (FADEL SENNA / AFP)

En pleine polémique sur le burkini, plusieurs mairies de villes côtières de France, de Corse jusqu'au Pas-de-Calais, ont pris des arrêtés pour interdire ce type de tenue de plage qui couvre le corps et la tête des femmes. La mairie de Cannes a été la première à s'être opposée, le 28 juillet, à "une tenue de plage manifestant de manière ostentatoire une appartenance religieuse, alors que la France et les lieux de culte religieux sont actuellement la cible d'attaques terroristes".

Professeur à l'Institut universitaire européen de Florence (Italie), où il dirige le programme méditerranéen, Olivier Roy est un spécialiste de l'islam. Il y a consacré différents ouvrages comme En quête de l’Orient perdu, en 2014, ou La laïcité face à l'islam, en 2005. A contre-courant du débat actuel, le chercheur en science-politique estime que le burkini, loin d'être un "retour en arrière", est révélateur d'une alliance entre modernité et religion.

Francetv info : Cannes, Villeneuve-Loubet, Sisco, Le Touquet, Nice... En quelques jours, de nombreuses communes ont pris des arrêtés anti-burkini. David Lisnard, le maire de Cannes, a expliqué qu'à ses yeux, il s'agit d'"un uniforme qui est le symbole de l’extrémisme islamiste", dans un contexte "d'actes terroristes". Le port du burkini est-il un signe d'adhésion à des "mouvements terroristes" ?

Olivier Roy : Ces amalgames sont absurdes. Le groupe Etat islamique ou les talibans n’autoriseraient jamais le burkini. Au contraire, cette tenue est l’exemple même de la gentrification de la pratique religieuse musulmane dans l'espace occidental. Ce maillot de bain couvrant est symboliquement lié l’ascension sociale de certaines musulmanes. Le porter représente une tentative, pour des femmes, plutôt jeunes, de poser un signe religieux sur une pratique moderne, c'est-à-dire la baignade en famille.

Le burkini est typiquement une tenue de femme de deuxième ou de troisième génération des descendants d'immigrés maghrébins. Ce n'est pas leurs mères qui le porteraient. Si elles avaient voulu se baigner, elles l'auraient fait tout habillé. Dans ce débat, il y a une incompréhension totale de ces stratégies individuelles d’affirmation. 

Mais est-ce que le lien entre fondamentalisme et jihadisme est fondé ? 

Nous n’avons aucune preuve qu’une longue pratique religieuse pousse au jihadisme. Selon moi, c’est même exactement le contraire. Tous les terroristes, que ce soit les frères Kouachi, Amedy Coulibaly, ou encore Adel Kermiche, sont ce que l’on appelle des "born again", des personnes qui font un soudain retour au religieux, dans une perspective de radicalisation. Ces jeunes ne se préoccupaient pas de l'islam avant. Leur volonté est de se révolter contre la société française. Et ce n'est pas en opposant "un bon islam" et "un mauvais islam", qu'on luttera contre le terrorisme. 

En revanche, on peut contribuer à leur isolement et faire en sorte qu’ils ne représentent pas l’avant-garde de l’islam, en laissant émerger une pratique de la religion apaisée, qui se fond dans le paysage français. Mais pour cela, il faut reconnecter des marqueurs religieux avec des marqueurs culturels modernes. Et le paradoxe, c’est que le burkini, à sa manière, est une tentative de reconnexion. 

Pour le maire de Sisco, en Corse, l'interdiction "n'est pas contre la religion musulmane, mais pour éviter que l'intégrisme ne se propage". Le port du burkini est-il révélateur d'une augmentation des pratiques rigoristes chez les musulmans ? 

Non. Les débats sur le port du burkini et de la burka, par exemple, doivent être distingués, car le burkini est une invention récente [créé en 2003 en Australie], qui fait sauter les fondamentalistes au plafond. Pour ces derniers, une femme n’a pas à se promener sur la plage, et encore moins se baigner ! Donc le burkini est, au contraire, une tenue moderne, qui n'a rien de traditionnel ou de fondamentaliste. 

De plus, l’acceptation de signes religieux, comme le burkini, dans l’espace public, est la meilleure manière de saper l’influence des fondamentalistes. Plus on éloigne la pratique religieuse de l’espace public, plus on laisse le champ libre aux extrémismes religieux. Il faut donc, au contraire, laisser aux individus une certaine forme de liberté dans l'expression de leur religiosité. Après, le problème est que ces signes religieux doivent s’inscrire dans une compatibilité avec la société française. 

Mais il y a quand même une volonté d'affirmation religieuse...

Oui, évidemment. Les femmes qui portent le burkini sont croyantes, et le revendiquent, tout en essayant de trouver un compromis entre leur foi et leur vie de jeune intégrée. C’est tout le paradoxe du débat actuel. En France, on estime que le burkini est un retour en arrière. Alors que ces femmes sont dans l'invention d'un compromis entre leur modernité et leur foi. Cette tenue est un compromis, de même que le port du foulard sur une tenue moderne d'"executive woman"... Mais ce n'est pas perçu comme tel par notre société laïque.

Qu'est-ce que les gens trouvent scandaleux aujourd'hui en France ? Qu'une jeune fille, conseillère financière, arrive au travail en étant voilée. On ne comprend pas que des femmes qui réussissent affichent des signes religieux. Si on pose la question du voile à l’université, c’est certes parce que des étudiantes le portent, mais, surtout, que ces jeunes filles sont désormais visibles dans l'espace public.  

Les polémiques récurrentes sur la viande halal, le port du voile à l'université ou les prières de rue poussent certains à se demander si la pratique de l'islam est compatible avec la laïcité française... 

C'est un faux débat. On peut, bien entendu, se poser de nombreuses questions théologiques sur l’islam. Mais le port du foulard à l'université, du burkini, ou le débat sur la viande halal ne sont pas des problématiques propres à l'islam. Elles sont liées à l'évolution de l'acceptation des signes religieux en France, au même titre que la soutane, la kipa ou la viande casher. 

La conception de la laïcité française a considérablement évolué depuis la loi de 1905, sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Cette législation ne dit rien sur les religions. Il n'y a donc pas lieu d'interdire le voile à l'université ou le burkini. Dans son essence, la laïcité ne devait pas chasser le religieux de l’espace public, mais seulement organiser la gestion des lieux de culte. Mais la laïcité est devenue une idéologie politique, qui sert à exclure la religion vers l'espace privé. Il y a désormais une "morale laïque". 

Pourquoi le débat se cristallise-t-il autour de l'islam ? 

Si cette religion fait autant parler d'elle, c'est parce qu’il y a une conjonction entre une droite identitaire, qui définit le christianisme comme la religion fondatrice de la société française, et une gauche laïque et anti-cléricale. Quand Manuel Valls déclare qu'il "comprend" les maires qui ont pris l'arrêté anti-burkini, il se place dans la continuité d'une certaine gauche fondamentalement hostile aux religions. Rappelez-vous qu'en 1996, Michel Charrasse, un ancien ministre du Budget socialiste, avait refusé d'entrer dans l'église pour les obsèques de François Mitterrand, par conviction laïque. 

Cette alliance hors-nature entre cette droite et cette gauche se concentre sur l’islam, qui est devenu l'ennemi commun, mais pour des raisons complètement différentes. C'est ce qui lui donne autant de résonance dans le débat public. 

Pourquoi ce débat sur la compatibilité entre islam et laïcité n'a pas eu lieu avec la même ampleur en 1995, lors de la vague d'attentats terroristes perpétués par le Groupe islamique armé ?

En 1995, on était dans une logique d'intégration, dans la foulée de "la marche des beurs". Mais dans l’esprit de la gauche, à l’époque, intégration signifiait sécularisation. Aujourd'hui, ce que la gauche ne pardonne pas aux immigrés maghrébins, c’est d’avoir fait des enfants musulmans. Elle s’attendait à ce que la deuxième et la troisième génération soient sécularisées et a été très surprise de découvrir une génération de croyants...  

Que pensez-vous de la déclaration de Jean-Pierre Chevènement, pressenti pour être à la tête de la Fondation pour l'islam de France, qui conseille aux musulmans de la "discrétion" dans la manifestation des convictions religieuses ? 

On est dans ce que l'on appelle une double contrainte. On impose à la population musulmane des demandes contradictoires. La première, c’est d'éviter tout communautarisme, en n'affichant pas d'identité religieuse. Mais en parallèle, à chaque attentat terroriste, on demande à ces mêmes musulmans de réagir en tant que communauté, alors qu'il n’y a pas de communauté musulmane en France. S’il y en avait une, il n’y aurait pas besoin de fabriquer le Conseil français du culte musulman (CFCM)

Après une telle polémique sur le burkini, quelles peuvent-être les répercussions dans la société française ?

Cela risque de créer un sentiment de rejet et de dégoût chez les musulmans, qui pourrait se traduire par un repli identitaire. Après, il y a des tensions, mais la France est un pays de tensions permanentes. Les gens ont complétement perdu la mémoire historique. L’identité française est un mythe : relisons Celine et Bagatelle pour un massacre, souvenons-nous de l’OAS ! Les arguments utilisés par les antisémites dans les années 1920 sont aujourd’hui repris à propos de l'islam : incompatibilité culturelle et une loyauté plus grande accordée à la religion qu'à la nation. 

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