El Bakraoui, Abdeslam, Kouachi : le jihadisme des fratries
Les attentats de Bruxelles, comme les attaques à Paris, ont révélé l'apparition de cellules jihadistes organisées autour de fratries.
Les frères El Bakraoui à Bruxelles, les frères Abdeslam à Paris, les frères Kouachi contre Charlie Hebdo, les frères Tsarnaev à Boston, les frères Merah à Toulouse… Récemment, le jihadisme semble être une histoire de fratrie. Pourtant, le phénomène n'est pas tout à fait nouveau, puisque New York avait déjà vu des frères détourner les avions qui s'étaient écrasés contre les tours du World Trade Center en 2001, comme le rappelle le New York Times (article en anglais).
Mais il semble prendre l'ampleur depuis l'arrivée du groupe Etat islamique. Ainsi, plus d’un quart des combattants occidentaux en Syrie et en Irak ont une connexion familiale qui a déjà participé au jihad, selon un rapport (en anglais) du think tank New America. La figure du loup solitaire semble loin. Francetv info avance cinq explications à ce "jihadisme des fratries".
1Les facilités du recrutement
"Quand on recrute un jihadiste, on est tout simplement à proximité des autres membres de la famille", explique à francetv info le psychanalyste Patrick Amoyel, président de l'association Entr'autres de Nice, qui cherche à comprendre les ressorts de la radicalisation. Sa structure suit actuellement sept fratries.
Comme toute autre activité humaine, le terrorisme possède une logique sociale. Les gens s'intéressent à une idéologie, souvent en raison de l'influence de leur entourage, note le chercheur belge Rik Coolsaet dans le Guardian (article en anglais) : "Le recrutement se fait essentiellement par des pairs. C’est la parenté et l’amitié qui pèsent, beaucoup plus que la religion ou le quartier. Il y a un gros phénomène de groupe."
Centrés autour de leaders charismatiques jusque dans les années 2000, les organisations jihadistes ont progressivement muté, avec une "autonomisation des cellules, qui s’organisent autour de pairs", analyse pour BuzzFeed Samir Amghar, enseignant-chercheur à l’université libre de Bruxelles.
2L'opposition aux parents
Les fratries, dans leur processus de radicalisation, se confrontent souvent à l'autorité parentale jusqu'au rejet — une sorte de crise d'adolescence poussée à l'extrême."Dans leur esprit, ils viennent réparer la faute des générations précédentes, la défaillance des parents vis-à-vis de l'Islam, des traditions", analyse Patrick Amoyel.
Il s'agit de corriger les conséquences de l'assimilation, de la perte de transmission symbolique.
"Après des années d’un jihad organisé, structuré, nous sommes face à des mécanismes très subjectifs et très liés à la famille", confirme le psychanalyste Fetih Benslama à La Croix. "Ils sont dans un processus d’opposition aux parents et de construction", ajoute le chercheur, qui travaille sur le projet de centre de déradicalisation du gouvernement. Patrick Amoyel tempère, rappelant que ces jeunes hommes grandissent dans une famille déjà radicalisée : "Dans ce cas, pour une fratrie, il s'agira de la recherche d'une reconnaissance paternelle : c'est à celui qui sera le meilleur fils, comme pour les fils de militaires ou de sportifs."
3Les liens du sang
Que ce soit pour le jihadisme comme pour toute activité liée au banditisme, la fratrie est une cellule terriblement efficace. Nul besoin de faire connaissance ; deux frères entretiennent déjà une relation de confiance. "Etre frères, ça reste la meilleure garantie de sécurité pour les jihadistes. Vous ne craignez pas la trahison, vous fonctionnez selon un code commun, vous pouvez vous retrouver si vous vous égarez", détaille Patrick Amoyel.
Deux frères, c'est vraiment la meilleure cellule clandestine pour le jihad.
La difficulté rencontrée par les structures de déradicalisation devant ce phénomène des fratries montre bien la puissance de ce lien du sang. "Lorsqu'on parvient à faire bouger un individu, il peut se faire rattraper dès le lendemain par son frère. Et réussir à agir sur les deux frères en même temps, c'est très compliqué", note le psychanalyste.
Si l'exemple n'est pas généralisable à l'ensemble des fratries jihadistes, c'est souvent l'aîné qui entraîne son petit frère sur la pente glissante. C'est le cas pour Abdelkader Merah, soupçonné d'avoir participé à la radicalisation de son frère Mohamed, assassin de sept personnes dont trois enfants à Montauban et Toulouse. Même schéma chez les frères Tsarnaev : Djokhar vouait une admiration sans bornes pour son frère Tamerlan.
4Le passage à l'acte
Etre aux côtés de son frère peut également créer une émulation positive pour les jihadistes au moment du passage à l'acte, estime Patrick Amoyel : "On est sûr que son frère va suivre. C'est à celui qui sera le plus beau, le plus fort, le plus efficace, le plus courageux." Mais il ne faut pas oublier non plus que les jihadistes croient au paradis, et ne craignent donc pas la mort, rappelle-t-il. Les kamikazes restent persuadés qu'ils se retrouveront après la mort au milieu de 72 vierges et d'éphèbes.
"Ensemble, les frères se sentent plus puissants et déterminés", confirme à La Croix le psychanalyste Fetih Benslama. Il évoque la formule de l'un de ses patients, très proche de son frère : "Quand on est deux, on est Dieu."
5La stratégie du groupe Etat islamique
Les cellules jihadistes ont en outre opéré une mutation, notamment pour s'adapter à la surveillance exercée par le monde occidental. "Il y a une obsession chez les jihadistes du risque de l’infiltration et du démantèlement. C’est pour ça qu’ils vont essayer de fonctionner en petite cellule invisible", confie Samir Amghar à BuzzFeed.
La nature du combat jihadiste explique également cette évolution, rappelle la sociologue Amel Boubekeur, toujours citée par BuzzFeed : "Avant, on se battait contre un régime corrompu. Aujourd’hui, il s’agit d’aller assassiner des civils en terrasse. Il est donc beaucoup plus difficile de se justifier auprès de ses pairs, d’où ce repli vers la fratrie au sens le plus strict du terme."
Le groupe Etat islamique a bien intégré les avantages liés aux fratries et les nécessités de cette évolution. Au point, selon Patrick Amoyel, d'en faire un axe de sa stratégie : "Daech aurait mis en place un ministère des kamikazes, avec un sous-bureau des fratries. Il s'agit de professionnels chargés de trouver des fraternités dans leurs listings."
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