P. Diddy accusé de violences sexuelles : "Les labels continueront de soutenir les artistes accusés, sauf si cela nuit à leurs profits", estime une chercheuse et activiste
Sept ans après la vague #MeToo dans le milieu du cinéma, est-ce au tour de l'industrie musicale ? L'arrestation le 16 septembre de la figure du hip-hop Sean Combs, plus connu sous les noms de P. Diddy ou Diddy, replace la question au premier plan. Le puissant rappeur et producteur américain, qui a contribué à l'émergence de stars du hip-hop comme Notorious B.I.G., Usher ou Mary J. Blige, est accusé d'avoir utilisé son empire musical pour violer ou agresser sexuellement plus de cent personnes. Il est soupçonné de trafic sexuel et d'avoir d'utilisé de l'alcool et des drogues pour obtenir la soumission des victimes. Les premières accusations remontent au début des années 1990.
En 2019, les révélations de crimes sexuels et de pédopornographie concernant la star du R&B R. Kelly, avaient poussé plusieurs médias à s'interroger sur un changement des comportements et des mentalités dans l'industrie musicale. Mais, bien que le chanteur a été condamné à plus de 30 ans de prison, peu de changements ont été observés depuis dans ce milieu où le mode de vie "sexe, drogue et alcool" reste banalisé. L'affaire P. Diddy va-t-elle changer la donne ? Franceinfo a interrogé Caroline Heldman, professeure d'études sur le genre à l'université californienne Occidental College, et cofondatrice de la Sound Off Coalition, qui lutte contre les violences sexuelles dans l'industrie musicale.
Franceinfo : Quelles sont les accusations portées contre P. Diddy ?
Caroline Heldman : P. Diddy a fait l'objet de nombreuses poursuites civiles de la part de survivantes pour harcèlement sexuel, pornographie non consentie, trafic sexuel et viols, poursuites qu'il réglera probablement à l'amiable. Il fait également l'objet de graves accusations pénales fédérales pour trafic sexuel, racket et transport en vue de se livrer à la prostitution. La libération sous caution lui a été refusée et il risque une peine de prison à perpétuité s'il est reconnu coupable.
Les premières accusations contre le rappeur remontent au début des années 1990. Pourquoi l'affaire n'éclate-t-elle que maintenant ?
La grande majorité des victimes de viol (63%), [selon une étude (en PDF) du Centre national de ressources sur les violences sexuelles américain] ne dénoncent jamais ce crime odieux et, pour celles qui le font, il faut souvent des décennies avant qu'elles se manifestent. Les survivantes craignent les représailles et d'être stigmatisées. Dans le cas de P. Diddy, son empire a facilité à la fois ces abus et le silence de ces survivantes.
"Les victimes rapportent que P. Diddy les a réduites au silence en les menaçant de violences, de rendre publiques des vidéos compromettantes, de détruire leur carrière. C'est un miracle que certaines aient pris la parole aujourd'hui."
Caroline Heldman, professeure à l'université californienne Occidental Collegeà franceinfo
Les survivantes se manifestent également grâce à l'Adult Survivors Act. A New York et en Californie, cette législation permet de dépasser la période de prescription pour les violences sexuelles. Les délais de prescription des poursuites pour viol sont en effet arbitraires et empêchent les victimes d'obtenir justice. Or, il faut tellement de temps pour surmonter les obstacles à la dénonciation d'un viol...
Que sait-on des victimes ?
Plus de 100 personnes ont signalé diverses formes de violences sexuelles. Diddy semble avoir spécifiquement ciblé des femmes vulnérables, qu'il pouvait manipuler. Des fans, des assistantes, des femmes voulant percer dans la musique... Le fait qu'elles soient peu ou pas connues explique l'énorme différence entre le mouvement #MeToo à Hollywood et celui qui tarde à émerger dans l'industrie musicale. Dans le cinéma, il était porté par certaines des femmes les plus puissantes de l'industrie — Angelina Jolie, Gwyneth Paltrow, Ashley Judd... Elles ont pu prendre la parole en groupe parce qu'elles avaient du pouvoir, au point que le producteur Harvey Weinstein ne pouvait plus saboter leurs carrières.
"Si les femmes les plus en vue de l'industrie musicale s'unissaient pour dénoncer les violences sexuelles endémiques dans cette industrie, nous verrions un véritable mouvement #MeToo dans la musique."
Caroline Heldmanà franceinfo
Mais l'anonymat des plaignantes est-il important pour elles et le traitement judiciaire de l'affaire ?
L'anonymat des survivantes est essentiel. Au-delà des représailles qu'elles pourraient subir de la part de P. Diddy, les victimes pourraient également être confrontées à du cyberharcèlement ou des menaces de mort. En tant que défenseuse des survivantes, je me bats pour que leurs noms ne soient pas révélés dans la presse, car cela bouleverserait leur vie et enverrait un message terrible aux autres survivantes : si vous parlez, vous deviendrez une cible.
Cassie [de son vrai nom Cassandra Ventura, ancienne compagne de P. Diddy] est une héroïne dans cette affaire. En s'exprimant publiquement, elle a sacrifié sa tranquillité et fait face à une avalanche de harcèlement de la part des fans de P. Diddy. Mais elle a ouvert la voie aux autres survivantes qui souffraient en silence. Des femmes comme Cassie et Gisèle Pelicot sacrifient leur vie privée pour donner de la force à d'autres.
L'industrie musicale américaine semblait au courant des soirées organisées par P. Diddy depuis des années. Pourquoi s'est-elle tue ?
Je doute que beaucoup de personnes ayant assisté aux soirées de P. Diddy aient réalisé qu'elles étaient le lieu de telles violences sexuelles. Mais qu'est-ce que cela révèle de l'industrie musicale, si de la traite d'êtres humains et des viols ont pu être dissimulés à la vue de tous lors de fêtes ? L'industrie musicale promeut le mythe de la rock star, qui normalise les violences sexuelles avec des artistes en devenir et des fans. Les grands labels de l'industrie musicale encouragent ces violences en les couvrant et en réduisant au silence les femmes qui les dénoncent.
La Sound Off Coalition vient de publier un rapport (en PDF) sur soixante-dix ans de violences sexuelles dans l'industrie musicale, et la dissimulation par ses cadres semble systématique. Les cadres concluent régulièrement des accords avec les survivantes, leur font signer des NDA ["non-disclosure agreements" ou "accords de non-divulgation"] et les poussent hors de l'industrie. Des taux étonnamment élevés de violences sexuelles dans le secteur de la musique ne seraient tout simplement pas possibles sans tous ces responsables et ces avocats qui couvrent et défendent les auteurs de violences.
Pensez-vous que cette affaire déclenchera un mouvement #MeToo dans l'industrie musicale ?
Russell Simmons [un des fondateurs du mythique label de hip-hop Def Jam Recordings], R. Kelly, et maintenant P. Diddy. Les violences sexuelles dans l'industrie musicale sont désormais médiatisées, mais j'attends de voir si cela va provoquer un véritable changement. L'industrie musicale est très douée pour protéger les artistes qui génèrent le plus de revenus, même s'ils sont accusés de viols. De nombreuses survivantes ont dénoncé ces dernières années des violences sexuelles de la part de Marilyn Manson, Axl Rose [du groupe Guns N' Roses] et Nick Carter [des Backstreet Boys]. Ils sont tous en tournée actuellement. Les labels continueront de soutenir les artistes accusés, sauf si cela nuit à leurs profits.
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