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La Fnac et Amazon font-ils la promotion d'ouvrages antivaccins ou aux relents complotistes ?

Parce qu'ils n'enfreignent pas leurs règles, ces livres continuent d'être vendus par ces plateformes, voire mis en valeur par des algorithmes de recherche. Mais plusieurs choix conscients de la part de libraires de la Fnac ont bien été identifiés.

Article rédigé par franceinfo - Julien Nguyen Dang
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Une libraire saisit un ouvrage vendu en "click and collect" à un client durant le confinement à Lille (Nord) le 21 novembre 2020. (CELIA CONSOLINI / HANS LUCAS / AFP)

Pour tomber nez à nez sur un ouvrage problématique, quelques clics suffisent. Tristan Mendès France affirme en avoir fait l'expérience. En tapant "Covid19" sur le site de l'enseigne Fnac, le maître de conférences en cultures numériques a eu la surprise de découvrir en juin, en tête des résultats de recherche, un livre assimilant la pandémie à "la plus grande manipulation biologique, politique et médiatique de tous les temps". Une "enquête à contre-courant" du journaliste Philippe Aimar, persuadé de voir des "coïncidences troublantes" autour de l'origine du Covid-19, et qui a même remporté un "coup de cœur" de Bernard, libraire de la Fnac du Forum des Halles à Paris.

Cette promotion de produits véhiculant de la désinformation n'est pas isolée : dans un magasin Fnac d'Avignon, des ouvrages de Christian Perronne, virulent opposant aux mesures sanitaires, ont ainsi été mis en valeur sur un présentoir, rapportait une utilisatrice de Twitter en août. Et le concurrent américain Amazon n'est pas en reste : des livres controversés sur les vaccins et le Covid-19, vraisemblablement mis en avant dans les résultats de recherche, ont poussé la sénatrice démocrate Elizabeth Warren à adresser une lettre ouverte au géant du commerce en ligne (PDF en anglais), le 7 septembre. Un constat qui interroge, alors que les Nations unies appellent à combattre "l'infodémie" de désinformation à l'heure de la crise sanitaire. Ces entreprises font-elles la promotion d'ouvrages aux tendances conspirationnistes ? Et le font-elles sciemment ?

Des résultats de recherche douteux

Sur le site français d'Amazon, la recherche de livres avec le terme "Covid" fait la part belle aux théories douteuses, pour ne pas dire dangereuses. Dans ces résultats classés par l'algorithme lui-même sans indication précise autre que "Amazon présente", on y trouve l'ouvrage de Philippe Aimar, mais aussi un pamphlet contre un prétendu "génocide vaccinal" et un ouvrage de Michel de Lorgeril, connu pour sa défiance envers les vaccins et qui a mis en doute leur efficacité contre le Covid-19 et la transparence de leurs fabricants dans plusieurs interviews aux médias Russia Today et France Soir.

Les premiers résultats de la recherche "Covid" dans la rubrique "Livres" du site d'Amazon laissent la part belle à des ouvrages complotistes (capture d'écran). (AMAZON)

Du côté de la Fnac, la recherche avec le terme "vaccin" a classé comme ouvrages les plus pertinents des titres précisément "antivax" : un essai contre les vaccins de l'avocat Jean-Pierre Joseph, qui affirmait sur France Soir que les masques étaient inefficaces et toxiques, un livre sur "ce qu'on nous cache sur [les] effets indésirables" des vaccins ou encore un manifeste de Suzanne Humphries, connue de longue date pour ses positions défiantes envers la vaccination (en anglais).

Parmi les résultats de la recherche "vaccin" sur le site de la Fnac se trouvent de nombreux essais défiants envers les vaccins (capture d'écran). (FNAC)

Tristan Mendès France, qui pilote le projet "Stop Hate Money" contre le financement de la haine en ligne, ne cache pas son désarroi face à de tels résultats. "Je me mets à la place d'un lycéen qui devrait faire un sujet sur les vaccins et irait chercher des références livresques sur [ces sites]. Il va être exposé à des contenus dont il pourrait penser qu'ils sont crédibles, d'autant plus qu'il y a un effet de loupe avec ces algorithmes : quand vous êtes dans le Top 10 ou le Top 20, il y a plus de chances qu'on clique sur vous (...) Et la recherche par 'pertinence', c'est une appréciation totalement subjective."

Selon le spécialiste de la désinformation, un ouvrage parlant de prétendu "génocide vaccinal" peut faire basculer un lecteur dans une vision "complotiste du monde" : "A partir de là, on ne croit plus rien, plus aucune source d'information." Chaque année, la remise en cause de l'utilité des vaccins empêche par ailleurs 1,5 million de personnes d'être sauvées, a établi l'Organisation mondiale de la santé en 2019 (en anglais).

Des algorithmes défaillants

Est-ce seulement volontaire ? En réalité, ces résultats de recherche pourraient être le fruit d'algorithmes qui se bornent à prendre en compte des paramètres chiffrés. Concrètement, à partir de plusieurs mots-clés inscrits, "l'algorithme va chercher les produits qui leur correspondent dans leur titre, leur description ou leurs tags" (des marqueurs sémantiques), explicite Cécile Beroni, responsable du référencement à France Télévisions. Il fait ensuite le classement des résultats selon le chiffre d'affaires du produit et le nombre de clics sur sa fiche. "C'est vraiment ce qui est le plus pris en compte", souligne la spécialiste, qui juge réduite l'influence des avis ou des commentaires laissés par les utilisateurs.

Ensuite, pour choisir les produits à mettre éventuellement en tête de gondole ou, au contraire, à retirer des résultats, "une pondération manuelle est possible". "Mais ce n'est fait que sur une toute petite partie de la ligne de produits", nuance Cécile Beroni, en raison des moyens humains que cela nécessite. Chez son ancien employeur, l'entreprise de commerce en ligne Rakuten, la spécialiste avait d'ailleurs utilisé cette technique pour limiter l'apparition inopinée de Mein Kampf ou, plus trivialement, de sextoys. "A chaque requête, le site va devoir complètement recalculer. Comme c'est de l'énergie très lourde à supporter, il faut parfois minimiser le calcul et prendre moins d'éléments en compte pour aller plus vite", éclaire Cécile Beroni. D'où des résultats parfois étonnants.

Amazon et la Fnac se justifient

Concrètement, ces ouvrages ne sont pas interdits à la vente. Ils n'enfreignent ni les conditions générales de vente d'Amazon, ni celles de la Fnac. Interrogée par franceinfo, cette dernière se défend d'ailleurs en affirmant qu'il "ne faut pas confondre la notion de vente et celle de prescription". "Un distributeur de livres en France (…) n'a pas de rôle de censure et distribue l'ensemble des ouvrages autorisés par la loi", explique l'enseigne, qui n'a pas fourni de détails sur son algorithme.

Même son de cloche du côté d'Amazon, qui affirme supprimer "les produits qui enfreignent [les] règles" de l'entreprise et mettre en avant les sources d'information gouvernementales sur le Covid-19 via un lien permanent sur le site. Tout en donnant son aval à la vente d'ouvrages antivaccins. 

"En tant qu'entreprise, nous continuons d'encourager la vaccination (…). En tant que distributeur, nous respectons le fait que nos clients souhaitent avoir accès à une grande variété de points de vue sur le sujet et c'est pourquoi nous continuons à répertorier les livres en question."

Amazon

à franceinfo

"Nous reconnaissons qu'il existe des ouvrages débattus sur notre boutique et des points de vue différents quant à la protection de la liberté d'expression", admet le groupe.

Des choix effectués par des humains

Mais tout n'est pas réductible aux algorithmes : car du côté de la Fnac, ce sont bien, aussi, des employés de chair et d'os qui promeuvent des ouvrages aux théories douteuses. Sur son site internet, plusieurs produits bénéficient ainsi de "coups de cœur", une mise en avant par un libraire de la Fnac accompagnée d'un texte explicatif pour vanter l'ouvrage, que l'on peut isoler simplement en utilisant les filtres de recherche.

C'est le cas d'un ouvrage de Laurent Guyénot consacré à "cinquante ans de manipulation" aux Etats-Unis, alors que pour son auteur, les attentats du 11-Septembre ont été orchestrés par Israël, rapporte l'observatoire Conspiracy Watch. En Savoie, une certaine Morgane juge quant à elle "indispensable" un livre de Henri Joyeux, médecin dont Le Monde avait décrit le "discours antivaccin dissimulé" en janvier dernier. Ailleurs, un autre libraire vante Vaccins, mensonges et propagande de Sylvie Simon, "à lire de toute urgence" pour "être informé sur les risques" prétendus des vaccins.

"Même si c'est un coup de cœur [de tel ou tel employé], c'est un coup de cœur de la Fnac, ça engage la Fnac. Ces cœurs sont vraiment des appels à achat", regrette Tristan Mendès France.

"Ce prénom et ce petit texte, ça veut singer la recommandation de notre libraire familier, donc symboliquement, ça a de la force, ça attire le regard."

Tristan Mendès France

à franceinfo

Et aux coups de cœur s'ajoutent les listes de lecture. Un ouvrage du controversé Christian Perronne, Y a-t-il une erreur qu'ils n'ont pas commise ?, se trouve ainsi inscrit au sein d'une sélection de livres dûment motivée. Un constat qui surprend, alors que le professeur, défenseur de l'hydroxychloroquine en dépit des études sur le sujet et auteur de plusieurs fake news sur les vaccins, a été démis de ses fonctions hospitalières par l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) en décembre 2020.

Et sur les étals cette fois-ci physiques de l'enseigne, c'est justement un ouvrage du même auteur qui se retrouve en tête du rayon "Témoignages" de la Fnac des Champs-Elysées à Paris, et un autre en "Sociologie de la médecine" dans celle des Halles.

Un ouvrage de Christian Perronne se trouve en tête du présentoir "Témoignages" de la Fnac des Champs-Elysées à Paris, le 13 septembre 2021. (JULIEN NGUYEN DANG / FRANCEINFO)

Plus flagrant encore : dans cette même boutique, le livre de Philippe Aimar est classé dans "Les pépites de vos libraires", mis en valeur sur un présentoir de recommandations, alors même que son auteur ne cesse de dénoncer des "manipulations" ou encore le rôle prétendu du milliardaire Bill Gates dans la pandémie.

Le présentoir de recommandations de la Fnac des Halles à Paris, le 13 septembre 2021. (JULIEN NGUYEN DANG / FRANCEINFO)

Auprès de franceinfo, la Fnac dit laisser ses équipes libres de proposer leurs recommandations : "Nous accordons une certaine liberté à nos libraires, qui peuvent spontanément proposer leurs coups de cœur, explique l'enseigne. Des contrôles sont effectués a posteriori, cependant, les thématiques d’actualité étant nombreuses et parfois sujettes à controverse, nous mettons tout en œuvre pour réagir le plus rapidement possible." Bien que signalé dans un tweet en juin, le "coup de cœur" relevé par Tristan Mendès France reste pourtant bien visible, trois mois plus tard, sur le site de la Fnac.

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