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"Notre stock se compte plutôt en jours" : des "médicaments de première ligne" risquent de manquer en pleine épidémie de Covid-19

Si les lits ont été multipliés et les murs des hôpitaux parfois repoussés, nombre de molécules utilisées pour traiter les malades pourraient venir à manquer.

Article rédigé par franceinfo, Charlotte Causit
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Préparation des médicaments dans la pharmacie d'un hôpital.  (FRED DUFOUR / AFP)

Après les masques, ce sont les médicaments qui inquiètent les professionnels de santé. Neuf grands hôpitaux européens, dont l'AP-HP, sonnent l'alerte. "Nous serons bientôt à court de médicaments essentiels pour traiter les patients atteints du Covid-19, hospitalisés en unités de réanimation", préviennent-ils, dans une lettre publiée par Le Monde, mardi 31 mars. Dans le contexte de l'épidémie mondiale, cette pénurie pourrait prendre une dimension inédite.

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Des molécules irremplaçables

Dans les hôpitaux, en quelques semaines, les murs ont été repoussés et les lits multipliés pour accueillir des milliers de patients en réanimation. Autant de malades qu'il faut accompagner avec des hypnotiques, des curares, des antibiotiques… Des "médicaments de première ligne", dont les stocks s'amenuisent à grande vitesse. Lors de son audition devant les députés de la mission d'information sur le coronavirus, le Premier ministre Edouard Philippe a expliqué que "la demande mondiale a augmenté, en quelques semaines, de l'ordre de 2 000%" pour certaines molécules.

Là où on avait l'habitude de disposer de stocks de moyen terme, voire de long terme, on se retrouve, c'est vrai, à gérer des stocks de très court terme.

Edouard Philippe

devant la mission d'information sur le coronavirus

Au même titre que les respirateurs, certaines molécules sont indispensables. "Quand on réanime les patients, on a besoin de les faire dormir, donc, on a besoin d'hypnotiques", explique Pierre Albaladejo, secrétaire général de la Société française d'anesthésie et de réanimation. Dans cette catégorie, on trouve le midazolam, un anxiolytique, et le propofol, un anesthésique. "Ensuite, il faut faire respirer ces patients à l'aide d'appareils et pour qu'il n'y ait pas de contracture musculaire et qu'ils soient correctement oxygénés, on est obligés d'utiliser les curares", détaille l'anesthésiste.

Troisième catégorie : les antibiotiques, "pour éviter les surinfections". Ils concernent les patients en réanimation, mais aussi la grande majorité des malades, qui ne relèvent pas des soins intensifs, explique Jean-Pierre Thierry, conseiller médical de France assos santé. "Normalement, il y a énormément d'antibiotiques, mais il n'y a quasiment plus aucune usine en dehors de Chine et d'Inde qui en produit", déplore-t-il. Ainsi, 90% de la pénicilline, utilisée dans les antibiotiques, est produite en Chine, premier pays touché par l'épidémie. De son côté, l'Inde a décidé de limiter l'exportation de 26 médicaments et principes actifs, parmi lesquels plusieurs antibiotiques.

Une médecine de débrouille

Nombre de ces médicaments "n'ont pas d'équivalent, ou très difficilement", prévient Bernard Bégaud, pharmacologue. Pour assurer la continuité des soins, il faut donc garantir leur approvisionnement. "Ce ne serait pas la première fois que des médicaments essentiels viendraient à manquer", rappelle le spécialiste. Chaque année en France, l'ANSM enregistre des tensions d'approvisionnement, dont certaines durent plusieurs mois, et des ruptures de stock. Conséquence d'un système pharmaceutique qui fonctionne à flux tendu : il faut remplacer l'irremplaçable.

En fin de semaine dernière, le directeur général de l'AP-HP, Martin Hirsch, révélait que les stocks des hôpitaux franciliens étaient "très courts sur certains médicaments". Dans des régions moins touchées comme la Nouvelle Aquitaine, les tiroirs à pharmacie sont encore fournis, mais pour combien de temps ? "On observe des retards d'acheminement", s'inquiète la cheffe de la pharmacie d'un CHU de Nouvelle-Aquitaine, qui a souhaité garder l'anonymat. "Je n'ai pas de boule de cristal, mais notre stock ne se compte pas en semaines, plutôt en jours !", prévient-elle. Alors que les besoins peuvent évoluer d'heure en heure avec l'arrivée de nouveaux patients, les pharmaciens hospitaliers ont enclenché la gestion de crise.

"Les réanimations sont privilégiées", détaille Anne Gervais, médecin au service d'hépato-gastro-entérologie de l'hôpital Bichat à Paris. "Pour l'instant, on se reporte sur des molécules plus anciennes, comme le Valium, explique-t-elle, mais si on continue comme ça, on risque d'être à sec." La déprogrammation des interventions chirurgicales non urgentes a aussi permis de réaliser de minces économies d'anesthésiants.

Tout l'hôpital va ressentir les effets d'une telle pénurie.

Anne Gervais, médecin à l'hôpital Bichat

à franceinfo

Un groupe de médecins anesthésistes-réanimateurs de l'AP-HP a élaboré une méthode "pour réduire de 20% de la consommation de ces produits", explique Bruno Riou, directeur général pour la gestion de crise à l'AP-HP. En mesurant "la profondeur d'anesthésie" ou le "degré de curarisation", il serait possible de diminuer les doses administrées, sans conséquences pour le patient. Ces ajustements sont tout de même exigeants. Modifier ces protocoles demande "plus de mains, plus de surveillance", tempère Anne Gervais.

Des prêts entre hôpitaux de plus en plus rares

A plus grande échelle, les établissements font face à la pénurie en se prêtant des stocks. "On a dépanné un établissement de Nouvelle Aquitaine, ce week-end. C'est quelque chose que l'on fait régulièrement", détaille la coordinatrice du pôle pharmacie d'un CHU. Toutefois, à mesure que les commandes sont retardées, la solidarité se fragilise. "On est en train de s'enfermer dans nos murs, regrette Pierre Albaladejo, chacun est de plus en plus réticent à prêter, à cause de la peur du manque." Les établissements encore épargnés par la vague épidémique n'ont aucune garantie de voir leurs stocks renfloués avant d'être touchés.

Autre solution temporaire envisagée par l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) pour "lever un peu ces tensions" d'approvisionnement : recourir à des produits vétérinaires. "Cela concerne notamment des sédatifs qui peuvent être utilisés en réanimation", précise à franceinfo Dominique Martin, directeur général de l'ANSM. "Ce sont des médicaments qui sont tout à fait équivalents", assure-t-il. Pas pour Pierre Albaladejo : "Si on ne les utilise pas, c'est qu'il y a une raison ! Les médicaments qu'on utilise tous les jours sont extrêmement maniables, si on les change, cela présente un risque d'erreur pour nos personnels."

Emmanuel Macron a annoncé avoir passé des "commandes massives" de médicaments pour renflouer les stocks. Toutefois, comme le précise l'ANSM, la pénurie "n'est pas un phénomène limité au territoire national. Elle s'exprime à l'identique à l'échelle européenne et internationale". Les raisons sont identiques : le circuit pharmaceutique mondial est dépendant de l'Asie et les besoins ont été démultipliés. Le prix des médicaments "simples à produire" et "peu chers" pourrait ainsi exploser. Face à cette course aux enchères, "il faut lancer une opération coordonnée européenne", prévient Pauline Londeix, cofondatrice de l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament. L'ANSM précise être "en lien étroit" avec l'Agence européenne du médicament (EMA) et assure demander "toutes les semaines aux laboratoires concernés" un "état des stocks"

La réquisition de moyens de production rejetée

Si la loi de financement de la Sécurité sociale de 2020 impose aux entreprises pharmaceutiques "un stock de sécurité destiné au marché national", ce dernier "ne peut excéder quatre mois de couverture des besoins en médicament". Ce qui est "insuffisant", pour Bernard Bégaud. "Il aurait fallu un stock de six mois, minimum. Ça n'aurait pas été suffisant pour la demande actuelle, mais ça nous aurait permis d'avoir de la marge. Les industriels ont traîné les pieds et on leur a dit 'd'accord'", accuse-t-il. La catastrophe était prévisible : en 2018, une mission d'information sénatoriale soulignait déjà la "vulnérabilité française et européenne".

L'organisation professionnelle des entreprises du médicament opérant en France (la Leem) se veut, elle, rassurante : "Les entreprises disposent généralement de sites de production de soutien en Europe pour leurs médicaments, ou ont des stocks pour faire face aux mesures de confinement" assure-t-elle. L'entreprise britannique GSK, qui produit l'Augmentin, antibiotique à base d'amoxicilline actuellement en "tension d'approvisionnement", selon l'ANSM, annonce avoir "temporairement redirigé une partie de la capacité de production" en Mayenne "afin de pouvoir combler en partie les besoins hospitaliers actuels".

L'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament et plusieurs associations de soignants ont déposé lundi une requête devant le Conseil d'Etat pour demander la "réquisition des moyens de production". "Quand on est en guerre, on réquisitionne", justifie Pauline Londeix, qui souligne que les molécules de première urgence sont simples et les brevets tombés dans le domaine public. Il serait donc possible de les produire dans l'espace national ou européen. Le Conseil d'Etat a rejeté la demande, estimant que la "carence" dénoncée était "sérieusement contestable".

On va vers un scandale sanitaire : on parle de sauver des vies et du droit à mourir dans la dignité !

Pauline Londeix

à franceinfo

"Nous n'accepterons pas un scénario identique à celui des masques", prévient l'Union nationale des associations agréées d'usagers du système de santé, qui pointe aussi les besoins croissants en oxygène médical : "Oui, nous avons besoin d'oxygène, et oui, il est possible d'en produire plus."

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