"C'est un accélérateur" : comment le confinement attise les violences urbaines
Plusieurs quartiers populaires sont le théâtre d'incidents ces derniers jours. Une situation qui s'explique par la promiscuité dans les logements, une économie à terre et des rapports déjà compliqués avec la police.
Il n'a eu qu'à se pencher à la vitre de sa voiture pour "assister au spectacle". Il a vu un premier feu d'artifice dans les airs. Puis un autre, quelques secondes plus tard, partir "à l'horizontale". Et enfin, "ça été le 14-Juillet". Cet habitant rentrait du travail, lundi 20 avril, quand le ciel de Villeneuve-la-Garenne s'est de nouveau soudainement coloré. Policiers casqués d'un côté, jeunes de l'autre : la commune des Hauts-de-Seine connaît sa troisième nuit de tensions.
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C'est un grave accident de moto, dans le quartier de "la Banane", comme on surnomme cette interminable barre d'immeubles courbée, qui a servi d'étincelle deux jours plus tôt, dans cette ville de 25 000 habitants. Vers 22 heures, samedi 18 avril, un homme de 30 ans qui circule sans casque heurte la portière ouverte d'une voiture de police banalisée qui, à ce moment-là, est arrêtée à un feu rouge.
Les images du motard, allongé par terre, jambe gauche fracturée, se propagent rapidement sur les réseaux sociaux. Dans ces vidéos, que franceinfo a consultées, des témoins dénoncent une nouvelle "bavure" policière. "Ils lui ont coupé la jambe, s'époumone l'un d'eux sur Snapchat. Ils ont fait exprès." Un autre s'adresse directement aux policiers qui quadrillent les lieux et leur reproche d'avoir provoqué l'accident en "ouvrant la portière".
A ce jour, trois enquêtes ont été confiées à la sûreté territoriale des Hauts-de-Seine, dont une pour "menaces et outrages contre personnes dépositaires de l'autorité publique". L'Inspection générale de la police nationale (IGPN) a également été saisie après le dépôt d'une plainte contre X par l'avocat du motard pour "violence en réunion avec arme et par personne dépositaire de l'autorité publique".
Flambée dans d'autres cités
L'incident de Villeneuve-la-Garenne pourrait avoir fait tache d'huile : à Nanterre, Asnières-sur-Seine ou Gennevilliers (Hauts-de-Seine), les forces de l'ordre ont consigné depuis dimanche soir des jets de projectiles, des tirs de feux d'artifice ou l'incendie de poubelles et de quelques véhicules. Même constat dans plusieurs communes de Seine-Saint-Denis, le département voisin, comme à Clichy-sous-Bois, Saint-Denis, Aulnay-sous-Bois, et dans une moindre mesure dans le Val-de-Marne. L'agitation a même gagné Strasbourg (Alsace), Roubaix (Nord) ou Rillieux-la-Pape (Rhône).
Mais le lien réel avec l'incident de Villeneuve-la-Garenne n'est pas évident pour tout le monde. "Ceux qui ont voulu en découdre avec les forces de l'ordre n'ont trouvé comme prétexte que ce qui s'est passé à Villeneuve-la-Garenne", estime Alexandre Vincendet, le maire Les Républicains de Rillieux-la-Pape. "Les banlieues se disent solidaires par rapport à ce qui s'est passé à Villeneuve, mais pas du tout ! C'est uniquement de la surenchère entre groupes de jeunes pour dire : 'C'est nous les plus chauds'", avance de son côté Zouhair Ech-Chetouani, ancien coordinateur de l'équipe de médiation d'Asnières.
Des tensions exacerbées
Celui qui est actuellement président du Cran, l'association des quartiers nord de la ville, pointe au contraire le poids des incidents locaux. Comme dans sa ville d'Asnières où, "quelques heures avant l'émeute", lundi soir, "deux pères de famille se sont retrouvés plaqués au sol lors d'un contrôle policier". La raison n'est pas à chercher très loin, selon lui. Elle vient de "la frustration" et "des tensions" engendrées par le confinement "chez les policiers et les habitants des quartiers".
Le problème de communication entre les gens des quartiers et la police est général, mais il est renforcé depuis le début du confinement.
Zouhair Ech-Chetouanià franceinfo
C'est aussi l'analyse de Laurent Mucchielli, spécialiste des questions de sécurité et de violences urbaines. "Le confinement exacerbe les problèmes qui existaient déjà : c'est un miroir grossissant et un accélérateur", décrypte le sociologue au CNRS. A commencer par les rapports entre les jeunes et la police, "déjà tendus en temps normal".
Le contrôle policier n'est pas le même dans les banlieues. Il est plus intense et il est plus dur. Il ne se déroule pas de la même façon.
Laurent Mucchiellià franceinfo
L'interpellation musclée, fin mars, d'un jeune livreur d'Amazon aux Ulis (Essonne), dont la vidéo a été partagée des milliers de fois, a notamment marqué les esprits. "Avec le confinement, les gens des quartiers ont l'impression d'être traités toujours plus différemment !" enchaîne Zouhair Ech-Chetouani, en rappelant qu'à Nice, le couvre-feu commence deux heures plus tôt dans les quartiers populaires qu'en centre-ville.
Les mesures de confinement renvoient aussi aux conditions de vie précaires dans ces quartiers. "Le problème de la surpopulation, avec des habitants qui vivent entassés à plusieurs dans des petits logements" et qui tournent en rond, est ici plus prégnant qu'ailleurs, rappelle Laurent Mucchielli. Selon une étude de l'Insee, plus de 20% des résidences principales en Seine-Saint-Denis utilisées pendant le confinement sont en effet suroccupées (c'est-à-dire que le nombre de pièces y est insuffisant au regard de la taille du ménage), contre 5% en moyenne dans le reste de la France, hors Mayotte.
Dans les quartiers populaires, on est loin du pavillon avec jardin.
Laurent Mucchiellià franceinfo
Pour expliquer la recrudescence des tensions, beaucoup soulignent également la baisse drastique des revenus dans les quartiers populaires, qui fait même craindre au préfet de Seine-Saint-Denis des émeutes de la faim. "Vous avez des gars de 30 ans qui vivent encore chez leurs parents parce qu'ils dépendent des emplois ubérisés, et qui, depuis le confinement, sont au régime sec. Pour cette génération qui n'a pas de perspectives, le confinement semble sans fin et la crise économique à venir leur fait dire qu'ils auront encore moins leur place dans la société future que dans celle d'aujourd'hui", décrit Zouhair Ech-Chetouani.
Des mesures pas toujours respectées
Ici plus qu'ailleurs, l'économie souterraine est particulièrement touchée. "Le confinement ne permet pas d'acheminer les produits stupéfiants qui assurent la subsistance des dealers : il y a moins de monde dans les rues donc ceux qui y sont sont facilement repérables", décrit Frédéric Lagache, délégué général du syndicat Alliance police nationale.
Le trafic est beaucoup plus compliqué aujourd'hui qu'avant le confinement, et ça génère des réactions.
Frédéric Lagacheà franceinfo
Même s'il reconnaît que la période est particulière, le syndicaliste ne voudrait pas faire oublier que, "quelle que soit l'intervention de police, dans certains quartiers, ça dégénère tout le temps". "C'est le principe de la haine anti-flic : il dérange, il est le représentant de l'autorité", poursuit-il. Pour autant, dans les quartiers dits sensibles, le confinement est globalement respecté par la population, remarque le service central du renseignement territorial, dans une note datée du 14 avril 2020 et consultée par 20 Minutes.
Sur le terrain, les fonctionnaires de police n'ont pas tout à fait le même sentiment. "Quand j'entends que ça va plutôt bien dans les quartiers dits sensibles, c'est faux, recadre ce policier de la BAC en poste en Seine-Saint-Denis. Dans certains endroits, les mesures de confinement sont très peu respectées. Les consignes rentrent par une oreille et ressortent aussitôt par l'autre."
Les jeunes ont la sensation qu'on est là pour les faire chier. Ils voient ça comme une oppression.
Un policier de la BACà franceinfo
Dans les couloirs du ministère de l'Intérieur, on assure suivre l'évolution de la situation, assimilée à ce jour à une simple flambée de violence. "Ce sont des tensions qui ne sont pas d'un niveau de gravité exceptionnel mais qui se multiplient", a réagi Christophe Castaner, jeudi 23 avril, sur BFMTV.
Une situation apaisée à partir du 11 mai ?
Joint par franceinfo, un chauffeur de taxi originaire du quartier de Villeneuve-la-Garenne ne le contredit pas : "Franchement, ce n'est rien, ce ne sont que des feux d'artifices. Ça n'a rien à voir avec les émeutes qu'on a déjà connues. Je pense à celles de 2005 [après la mort de deux adolescents à Clichy-sous-Bois]. Mais il y en a eu d'autres encore avant." Le quadragénaire, qui a passé presque toute sa vie dans cette commune au nord de Paris est "persuadé" que les tensions vont retomber à partir du 11 mai.
Le déconfinement va calmer le jeu, car il y aura un retour à une vie à peu près normale.
Un taxi de Villeneuve-la-Garenneà franceinfo
Laurent Mucchielli a le même scénario en tête. "Le déconfinement va leur permettre de sortir la tête de l'eau, imagine le sociologue. L'école et le travail vont reprendre. Il y aura moins d'intensité." Après quelques secondes de réflexion, il précise : "Pour autant, rien ne sera résolu."
Amal Bentounsi, à la tête du collectif Urgence notre police assassine, insiste aussi sur le fait que le déconfinement ne réglera pas tous les problèmes. "Pour le moment, ce sont juste quelques incidents dans des quartiers, concède-t-elle. Mais on n'est pas loin qu'à un moment donné l'impunité crée des monstres des deux côtés. A force de laisser le verre déborder, on peut s'attendre à quelque chose de beaucoup plus dangereux."
L'être humain a ses limites. On n'est pas à l'abri qu'un jour ou l'autre quelqu'un pète un câble et se fasse vengeance lui-même. On n'a pas envie de ça et c'est pour ça qu'on réclame la justice.
Amal Bentounsià franceinfo
L'échec du plan banlieue, commandé à Jean-Louis Borloo, mais enterré en mai 2018 par le gouvernement qui n'en a retenu que quelques mesures, est encore dans toutes les têtes. Zouhair Ech-Chetouani n'a en tout cas rien oublié. "Sortie de confinement ne veut pas dire sortie de crise économique, rappelle-t-il. Les gens seront un peu plus tranquilles s'ils peuvent sortir, mais ça n'aidera pas leur portefeuille ni les relations avec les policiers."
Ils l'ont d'ailleurs bien compris : dans une consigne destinée aux forces de l'ordre, que franceinfo s'est procurée, il leur est demandé "de faire usage de façon raisonnée et raisonnable des moyens de force intermédiaires". En Seine-Saint-Denis, un policier de la BAC assure que "la hiérarchie demande depuis quelques jours d'éviter certains secteurs, si ce n'est pas indispensable. Histoire de ne pas envenimer la situation." Des consignes d'autant plus sensibles dans certains départements, selon une note consultée par France Télévisions, en cette période de ramadan.
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