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Inceste et crimes sexuels : les livres sont-ils devenus des nouveaux lanceurs d'alerte ?

Flavie Flament, Christine Angot, Annie Ernaux ou encore récemment Camille Kouchner : les ouvrages de ces autrices, dans lesquels elles révèlent des crimes sexuels, ont contribué à faire bouger les lignes et évoluer les mentalités.

Article rédigé par Matteu Maestracci - Édité par Noémie Bonnin
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Une page du livre "La Familia Grande", de Camille Kouchner. (JOEL SAGET / AFP)

L'événement de cette rentrée littéraire de janvier a provoqué, entre autres, le lancement d'une enquête judiciaire du parquet de Paris pour "viols et agressions sexuelles" et la naissance d'une nouvelle ouverture de la parole sur les réseaux sociaux, via le mot-dièse #metooinceste. La Familia Grande, de Camille Kouchner, continue de faire bouger les lignes. Dans ce livre-témoignage, la juriste accuse son beau-père, le politologue Olivier Duhamel, d'inceste à l'encontre de son frère jumeau.

Le livre a-t-il brisé le tabou de l'inceste ? Les éditeurs le reconnaissent, ils préparent, organisent et anticipent spécifiquement la sortie de ces livres, leur promotion et leurs éventuelles conséquences, comme de possibles procès en diffamation. La maison Grasset a publié l'an dernier Le Consentement, dans lequel l'autrice Vanessa Springora révèle les viols qu'elle a subis, enfant, de la part de l'écrivain Gabriel Matzneff. Le livre s'est vendu à 150 000 exemplaires.

Selon la directrice littéraire, Juliette Joste, le rôle d'un éditeur reste avant tout de vendre des livres, mais dans ce genre de cas, on ne réfléchit pas en termes de "buzz" ou de coup commercial : "Vanessa Springora n'a pas écrit Le Consentement dans le but de devenir riche à millions, évidemment. Elle l'a écrit pour reprendre sa parole, et comme elle l'a dit : remettre son bourreau dans un livre comme lui l'avait utilisée pour la mettre dans un livre. Mais je ne pense pas que le fait qu'elle ait vendu, en un seul livre, dix fois plus peut-être que tous les ouvrages de Gabriel Matzneff réunis, lui pose un problème, au contraire." Le sujet reste délicat, d'ailleurs plusieurs autres maisons d'édition contactées n'ont pas souhaité répondre à franceinfo.

Flavie Flament ouvre une première brèche en 2016

Ce n'est pas la première fois que la littérature s'empare de la question des violences sexuelles à travers des témoignages. On pense évidemment aux ouvrages de Christine Angot ou Annie Ernaux, mais en 2016, avant l'affaire Weinstein et les campagnes #Metoo ou #Balancetonporc qui ont suivi, il y a eu le livre de Flavie Flament, La Consolation. L'animatrice y raconte son viol à 13 ans par le photographe David Hamilton, qui s'est suicidé peu de temps après la parution.

Flavie Flament estime avoir en quelque sorte "essuyé les plâtres" à l'époque : "Si je trouve aujourd'hui formidable que des livres sortent, que des auteurs soient invités à la 'Grande librairie' [émission littéraire], je peux vous assurer qu'il y a quatre ans, on n'a même pas daigné ouvrir mon livre où je parlais exactement du même sujet et d'une façon parfaitement littéraire aussi."

Si aujourd'hui des choses ont évolué, on ne peut que s'en féliciter. Néanmoins, il fallait être sacrément courageux pour s'engager dans ce genre d'entreprise.

Flavie Flament

à franceinfo

Flavie Flament a ensuite dirigé une mission sur les violences sexuelles faites aux mineurs, ce qui a notamment fait évoluer en 2018 le délai de prescription pour ces crimes, de 20 à 30 ans en droit français. Car justement, les faits racontés dans ces livres sont souvent prescrits, la question des débouchés judiciaires se pose.

Les délais de prescription remis en question

Les autrices concernées le savent, mais elles parlent et écrivent au moment où elles s'en sentent prêtes, capables. La démarche d'écriture fait d'ailleurs partie du travail de reconstruction : briser les tabous, du viol ou de l'inceste, et faire évoluer les mentalités. Comme dans le cas d'Olivier Duhamel, cela n'empêche pas l'ouverture d'une enquête judiciaire, explique maître Éric Morain, avocat pénaliste : "Qu'il y ait prescription ou pas, en tout cas cela permet d'ouvrir des investigations à d'autres potentielles victimes, si jamais les faits initialement dénoncés dans le livre sont prescrits. Donc le livre a un vrai pouvoir."

Les exemples de ces dernières années montrent qu'il y a très peu de livres, parmi ceux dont on parle, qui n'ont pas entraîné une action judiciaire.

Éric Morain, avocat

à franceinfo

La plupart des interlocuteurs le disent, si ces livres sortent, qu'ils ont du succès, c'est que les mentalités ont évolué, dans l'édition aussi - "Metoo" est passé par là - mais aussi que la justice est plus réactive. C'est évidemment tant mieux, confie à franceinfo Flavie Flament : "Il y a quatre ans, le parquet suivait et se cachait derrière la prescription, donc personne ne bougeait. Aujourd'hui, le parquet réagit, en dépit de la prescription. Donc cette prescription peut être remise en question et même, dans certains cas – qui sont des cas médiatiques, c'est pour ça que le livre est un gros lanceur d'alerte – contraint, devant une indignation populaire, le parquet à se saisir d'une affaire."

La Familia Grande, de Camille Kouchner, a relancé ce débat sur les crimes sexuels sur mineurs et leur délai de prescription. Au point que Brigitte Macron ait affirmé "espérer une réforme judiciaire" à ce sujet. Certaines associations continuent de réclamer l'imprescribilité de ces actes, comme pour les crimes contre l'humanité par exemple.

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