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Affaire Olivier Duhamel : comment les révélations de Camille Kouchner relancent le débat sur le délai de prescription de l'inceste

Alors que le délai de prescription pour les crimes sexuels sur mineurs a été allongé à 30 ans en 2018, des voix s'élèvent pour demander leur imprescriptibilité, en particulier pour l'inceste, depuis que l'affaire Olivier Duhamel a éclaté.

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
La couverture de "La Familia grande", le livre de Camille Kouchner, publié le 7 janvier 2021. (JOEL SAGET / AFP)

Faut-il mettre un terme à la prescription pour l'inceste ? Le débat est relancé depuis début janvier. En révélant dans un livre, La Familia grande (Ed. Seuil), que son beau-père, le politologue Olivier Duhamel, a agressé sexuellement son jumeau lorsqu'il était adolescent, à la fin des années 1980, Camille Kouchner a levé le voile sur une affaire, tue dans une famille connue du grand public. Le parquet de Paris a annoncé, le 5 janvier, l'ouverture d'une enquête pour "viols et agressions sexuelles", mais les faits pourraient être prescrits. Camille Kouchner, qui est également juriste, suggère d'en faire "une infraction spécifique". "Pour la prescription, notamment : qu'on mette plus de temps à parler des siens que d'un inconnu, c'est quand même normal", détaille-t-elle le 4 janvier dans une interview à L'Obs (article pour abonnés). Elle alimente ainsi le débat sur le sujet, qui avait déjà surgi ces dernières années, notamment avec les révélations de viols subis par Flavie Flament lorsqu'elle était enfant.

En droit français, la prescription est un principe général qui désigne le délai prévu par la loi, passé lequel la justice ne peut plus être saisie. Depuis les années 1980, le délai de prescription a été allongé à plusieurs reprises pour les crimes sexuels sur les mineurs. Avant 1989, il était de 10 ans à compter de la commission des faits. Depuis la loi du 10 juillet 1989, il ne commence plus au moment où le viol a lieu, mais à compter de la majorité de la victime. Ce délai est passé à 20 ans avec la loi du 9 mars 2004, puis à 30 ans, avec celle du 6 août 2018 contre les violences sexuelles. Toutefois, la loi n'est pas applicable aux faits déjà prescrits. "Mon frère et moi avons 45 ans. On devrait pouvoir déposer plainte, mais on ne peut pas, parce que cette modification de la loi n'est pas rétroactive. Elle exonère ainsi les gens qui ont l'âge de mon beau-père, la génération de ceux qui ont réfléchi à la pédophilie dans des termes beaucoup trop souples... Donc, la justice ne leur imposera pas d'assumer leurs actes", regrette Camille Kouchner dans son entretien à L'Obs.

Néanmoins, dès qu'il y a plainte ou enquête, le délai est réinitialisé après le dernier acte de justice, comme l'expliquait le commissaire Georges Moréas sur son blog hébergé par Le Monde, au moment de la publication du Consentement, de Vanessa Springora. Ce qui fait de chaque affaire un cas particulier. Ainsi, pour les faits dont Olivier Duhamel est accusé, le procureur de Paris, Rémy Heitz, a bien précisé que la Brigade de protection des mineurs de la Direction régionale de la police judiciaire doit, dans le cadre de son enquête, "vérifier l'éventuelle prescription de l'action publique".

"On a besoin de temps"

"La prescription, c'est la paix pour les violeurs et les criminels", dénonce à franceinfo Emmanuelle Piet, présidente du collectif féministe contre le viol (CFCV), qui réclame depuis des années, à l'instar de nombreuses associations, l'imprescriptibilité de tous les crimes commis sur les mineurs, et pas seulement l'inceste. "On a besoin de temps, parce qu'en raison de l'amnésie traumatique, la mémoire peut revenir tardivement", explicite Emmanuelle Piet, qui fait part de son expérience. Alors que le CFCV a mis en place un numéro vert, le 0800 05 95 95, pour recueillir la parole des femmes violées et les informer, "on a souvent des femmes qui parlent de viols subis dans l'enfance, dont elles n'ont pas parlé avant", expose-t-elle. De fait, dans près d'un tiers des cas, il faut entre dix et dix-neuf ans pour que les victimes s'expriment. Ce délai passe même à plus de vingt ans pour 17% des femmes et 22% des hommes, selon une enquête de l'Ined publiée en novembre 2020.

Autre raison avancée : "On a souvent affaire à un violeur avec une 'carrière' et de nombreuses victimes." Emmanuelle Piet fait référence au dossier Joël Le Scouarnec pour étayer son propos. Dans cette affaire, l'ex-chirurgien a été mis examen pour des viols et agressions sexuelles commis entre 1986 et 2014 sur 312 personnes. Or, "343 victimes identifiables et identifiées" s'étaient manifestées auprès de la justice, selon le procureur de Lorient. Trente-et-une situations n'ont donc pas été retenues, dont 26, car elles sont "définitivement prescrites".

"Il y a des personnes pour lesquelles les délais sont encore insuffisants, donc il n'y a aucune raison de les laisser sur le carreau", insiste auprès de franceinfo Muriel Salmona, fondatrice et présidente l'association Mémoire traumatique et victimologie, qui détaille ses arguments dans un manifeste de 2016, actualisé début 2020.

"Ces enfants devenus adultes doivent avoir la possibilité d'aller en justice, pour protéger d'autres enfants : plus on condamne des agresseurs, moins on aura d'enfants agressés."

Muriel Salmona, psychiatre

à franceinfo

C'est d'autant plus important pour les victimes d'inceste, estime Muriel Salmona, car les crimes ont lieu dans la famille, où elles sont "piégées". "Tant qu'on est en contact avec cette famille, il y a manipulation et coercition", constate-t-elle. "Il y a des systèmes d'omerta, de verrouillage du secret, surtout au sein des familles. Puis le secret finit par exploser mais c'est souvent trop tard : il y a prescription", pointe à l'AFP Céline Piques, d'Osez le féminisme. Muriel Salmona, également psychiatre-psycho-traumatologue, cite le cas de l'une de ses patientes, enceinte à 14 ans après avoir été violée par son beau-père, qui a réussi à porter plainte des années plus tard. "Les faits étaient prescrits à 15 jours près", regrette-t-elle.

"On est déjà allés très loin"

Pourtant, en allongeant le délai de prescription à 30 ans pour les crimes sexuels sur les mineurs, la justice française montre qu'elle tente de s'adapter. "Le meurtre se prescrit par vingt ans. L'inceste par trente ans, donc on a déjà un système dérogatoire en faveur de la lutte contre les violences sexuelles contre les mineurs", souligne à France Culture Audrey Darsonville, professeure de droit pénal à l'université de Paris-Nanterre, qui se dit opposée à l'imprescriptibilité. Celle-ci s'applique aujourd'hui uniquement aux crimes contre l'humanité, "qui méritent une exception à la règle commune", selon Jacques Calmettes. Ce magistrat honoraire a coprésidé une mission sur le délai de prescription, qui a rendu ses conclusions en 2017 et s'était prononcée pour l'allongement à 30 ans.

"On est déjà allés très loin", considère Sophie Legrand, juge pour enfants et secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, contactée par franceinfo.

"Avec un délai de prescription plus long, on va donner aux victimes l'illusion que la justice va venir réparer longtemps après les faits."

Sophie Legrand, magistrate

à franceinfo

"Dans les affaires de viols, plus le temps s'écoule, plus les éléments de preuves, comme les témoignages ou les traces ADN, deviennent ténus et sujets à caution", pointe-t-elle. Si la magistrate est favorable à ce que le délai de prescription démarre à la majorité, elle plaide par ailleurs pour une forme de droit à l'oubli, c'est-à-dire la possibilité de prononcer une peine qui permette à la personne condamnée de se réinsérer. Incompatible, à ses yeux, avec l'imprescriptibilité.

"La victime n'oublie pas"

Mais pour la plupart des victimes, l'argument n'est pas entendable. Ainsi, certaines dénonçaient, dans une tribune au Monde publiée en novembre 2018, un "droit à l'oubli pour des crimes qui [les brûlaient] encore dans [leur] chair" et réclamaient son abandon. "Invoquer un droit à l'oubli, c'est inadmissible car la victime n'oublie pas", s'insurge Muriel Salmona. Selon elle, c'est contraire à la direction que prend le Conseil de l'Europe, dont l'Assemblée parlementaire a voté en juin 2020 une résolution qui exhorte notamment ses 47 Etats membres, dont la France, "à supprimer le délai de prescription de la violence à caractère sexuel à l'égard des enfants". "Il faut agir et l'imprescriptibilité est un signe fort", insiste la psychiatre.

Pour d'autres, l'onde de choc provoquée par le livre de Camille Kouchner se propage bien au-delà, et les réflexions qui en découlent sont plus larges, notamment sur la libération de la parole. Car d'après les dernières révélations, dans l'affaire Olivier Duhamel, un grand nombre de personnes, au sein de la famille mais aussi dans le cercle d'amis, était au courant des accusations d'inceste. "Alors, pour moi, le vrai débat est sur la prescription du délit de non-dénonciation, actuellement de seulement six ans et qu'il faut aligner sur les trente ans du viol", avance au Parisien Rodolphe Costantino, avocat pénaliste qui a notamment défendu l'association Enfance et partage. Un autre débat.


Les enfants et adolescents victimes de violences, ainsi que les témoins de tels actes, peuvent contacter le 119, un numéro de téléphone national, gratuit et anonyme. Cette plateforme d'écoute et de conseil est ouverte 24h sur 24, tous les jours.

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