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Enquête franceinfo Mise en examen de Nicolas Sarkozy : dans les coulisses de l'affaire libyenne

Quels sont les éléments précis dont dispose la justice ? Qui sont les témoins décisifs ? Récapitulatif des différentes étapes de "l'affaire libyenne" quatre jours après la mise en examen de l'ancien président de la République.

Article rédigé par Elodie Guéguen, Benoît Collombat
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Le chef d'État libyen Mouammar Kadhafi est reçu à l'Élysée le 12 décembre 2012 par son homologue Nicolas Sarkozy. (MAXPPP)

Après deux jours de garde à vue, le 21 mars, Nicolas Sarkozy  a été mis en examen pour "corruption passive", "financement illégal de campagne électorale" et "recel de fonds publics libyens". L’ancien chef de l’État est également placé sous contrôle judiciaire, une première sous la Ve République. Les enquêteurs le soupçonnent d'avoir été destinataire de fonds libyens pour financer sa campagne présidentielle en 2007

Les documents libyens

Cette mise en examen est le résultat de cinq années d’investigations. L’enquête a connu une notable accélération après l'arrestation à Londres en janvier 2018 de l’homme d’affaires et "intermédiaire" financier Alexandre Djouhri. Les trois juges d'instruction en charge de l'affaire estiment avoir désormais entre les mains suffisamment d’indices "graves et concordants" au sujet de Nicolas Sarkozy. Ces soupçons sont vivement contestés par l’ancien chef de l’État.

Avril 2012. Tout commence avec une note du régime libyen publiée par le site Mediapart en 2012 (article payant), entre les deux tours de la présidentielle française. Ce document, attribué à Moussa Koussa, ex-chef des services de renseignement libyens, accrédite un financement de la campagne présidentielle 2007 de Nicolas Sarkozy à hauteur de 50 millions d’euros. Un faux, selon Sarkozy, qui dépose plainte contre le journal en ligne. Cinq ans plus tard la justice n’a toujours pas conclu qu’il s’agissait d’un montage. Débouté, l’ancien chef de l’État s'est pourvu en cassation en 2017.

Septembre 2012. Un homme clé du régime libyen, Abdallah Senoussi, ancien chef du renseignement militaire - condamné en France par contumace à la perpétuité pour avoir commandité l’attentat du DC10 d’UTA en 1989 qui a coûté la vie à 170 personnes - accuse Nicolas Sarkozy d’avoir touché de l’argent libyen pour financer sa campagne. "Cinq millions d’euros ont été versés pour la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2006-2007, affirme Abdallah Senoussi. Il était ministre de l’Intérieur. J’ai personnellement supervisé le transfert de cette somme via Claude Guéant, son directeur de cabinet." L'ex-chef du renseignement militaire poursuit son accusation : "Il y avait aussi un second intermédiaire, le nommé Takieddine. Cette somme a bien été réceptionnée par Sarkozy."

Ziad Takieddine, le porteur de valises

L’argent serait donc passé par un homme de l'ombre, Ziad Takieddine, un franco-libanais très proche de la droite française, qui a négocié la signature de gros contrats pour l'État français : vente de frégates à l’Arabie Saoudite, vente de sous-marins au Pakistan avec en toile de fond l'affaire Karachi (L'Express).

Dans l’affaire libyenne, l’homme d’affaires a d'abord "préparé le terrain libyen" aux équipes de Nicolas Sarkozy, avec pour objectif la conclusion de gros contrats en Libye. Mais surtout, il affirme avoir joué les porteurs de valises entre la Libye et la France. Il parle de 5 millions d’euros au total, livrés dans des valises marron en cuir souple. Selon Ziad Takieddine, deux mallettes de billets ont ainsi été réceptionnées par Claude Guéant, et une troisième par Nicolas Sarkozy en personne, au ministère de l’Intérieur.

Ce témoignage est cependant à prendre avec précaution, l'homme ayant souvent varié dans ses déclarations. Mais ces accusations, répétées sur procès-verbal, le mettent pénalement en cause. Nicolas Sarkozy quant à lui parle d’un "mensonge" et explique n'avoir jamais rencontré Ziad Takieddine.

Carnets de Ghanem et accusations de Kadhafi

Autre document au contenu explosif dont disposent les enquêteurs, les carnets de Choukri Ghanem, ancien ministre du pétrole libyen, où il notait tout scrupuleusement jour après jour. Le 29 avril 2007, par exemple, il écrit noir sur blanc dans son carnet que Kadhafi a financé le candidat de l’UMP à hauteur de 4 millions et demi d’euros. Et ajoute son commentaire personnel : "J’ignore s’ils croient vraiment qu’ils peuvent changer la politique de la France moyennant cet argent. D’abord, les montants qu’ils engagent sont dérisoires à l’échelle de l’Europe. Et puis d’autres pays paient bien plus." Des accusations d'autant plus intéressantes pour les enquêteurs qu'elles sont inscrites sur le papier en avril 2007… alors que Nicolas Sarkozy n’est même pas encore à l’Élysée, et que rien n’accrédite alors un tel soupçon.

Choukri Ghanem ne pourra jamais être entendu par les enquêteurs. Son corps est repêché dans le Danube à Vienne, en Autriche, le 29 avril 2012 alors que le soupçon de financement occulte s’invite dans campagne la présidentielle française. Pour les services secrets américains, la mort de l’ancien ministre de Kadhafi est qualifiée d'"hautement suspecte". Une troublante disparition.

Le 16 mars 2011, juste avant le début de l’intervention militaire en Libye, le colonel Kadhafi donne une interview à la journaliste Delphine Minoui : "Mon cher ami Nicolas Sarkozy a un désordre mental, dit alors le dictateur. Il m'a demandé un soutien financier, et on l'a soutenu financièrement. Il a gagné les élections. Pour nous, en tant que Libyens, c'était vraiment un gain."

À la recherche de l’argent liquide

Les policiers chargés de l’enquête libyenne ont établi que d'importantes sommes d’argent liquide ont circulé en 2007 pendant la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy. Cet argent n’a pas été déclaré dans ses comptes de campagne.

À quoi servaient ces liquidités ? À rémunérer les "petites mains" de la campagne électorale à l'UMP. Jérôme Lavrilleux, directeur adjoint de la campagne présidentielle 2012 de Nicolas Sarkozy, raconte ce qui ressemblait à une pratique habituelle au sein de l'UMP : "Un cadre du parti est venu me réclamer de l'argent. Il m'a dit qu'en 2007 ils avaient tous reçu une prime en liquide". Dérouté par cette demande, Jérôme Lavrilleux comprend alors "que certains [nous] suspectaient d'avoir gardé l’argent."

Interrogés par les policiers, la plupart des salariés de la campagne en 2007 ont confirmé l’existence de ces primes en liquide. Elles auraient été distribuées par Éric Woerth, trésorier de la campagne de Nicolas Sarkozy, et Vincent Talvas, directeur financier de l’UMP. Les salariés ont précisé qu'ils venaient chercher l’argent liquide dans leurs bureaux.

Était-ce pour autant de l’argent libyen ? À ce stade de l’enquête, impossible de le dire. Eric Woerth a reconnu l’existence de ces primes, "des dons anonymes arrivés pendant la campagne", selon lui, avouant en outre (Interview d'Éric Woerth sur France Inter, le 16 janvier 2018) que cet argent n’avait jamais été déclaré à la Commission nationale des comptes de campagne.

D’autres indices laissent penser que de l'argent liquide circulait à l’UMP en 2007, comme ce SMS de Rachida Dati envoyé le 9 septembre 2013 à Brice Hortefeux.

Reconstitution du SMS reçu par Brice Hortefeux de la part de Rachida Dati. (RADIO FRANCE)

Le coffre-fort de Guéant

Un autre élément matériel intrigue également les enquêteurs. Il s'agit d'un coffre-fort loué dans la banque BNP Paribas en 2007 par un fidèle de la "sarkozie", Claude Guéant. Loué pour une durée de quatre mois - le temps de la campagne électorale - ce coffre est si grand que l’on peut s’y tenir debout ! Invité par les policiers à justifier cette location, l'ancien secrétaire général de l'Élysée explique qu'il s'agissait de stocker en sécurité des archives personnelles appartenant à Nicolas Sarkozy et lui-même : "J'avais demandé un petit coffre et faute de disponibilité j'en ai obtenu un grand !"

Ces explications sont jugées peu convaincantes par les policiers qui découvrent que Claude Guéant avait manipulé énormément d’argent liquide (Libération). En enquêtant sur son train de vie, ils s'aperçoivent que le haut-fonctionnaire n’a retiré de ses comptes que 800 euros… en 10 ans !

Les policiers font le lien avec l’affaire libyenne à travers l'achat d'un appartement dans les beaux quartiers de Paris que Claude Guéant paye comptant, en 2008, alors qu’il est devenu secrétaire général de l’Élysée. Devant les policiers, l’ancien secrétaire général de l’Elysée explique avoir financé cet appartement grâce à la vente de deux petits tableaux d’un peintre néerlandais, vendus 500 000 euros.

Mais les enquêteurs doutent que cette vente de tableaux ait réellement eu lieu, voire que Claude Guéant ait réellement possédé un jour ces tableaux. Selon eux, il pourrait s’agir d’une vente fictive pour masquer la provenance inavouable d’un demi-million d’euros. Claude Guéant a été mis en examen, dans cette affaire, pour blanchiment de fraude fiscale en bande organisée.

Alexandre Djouhri, de la cité à l'Elysée

Personnage clé que les juges cherchent à entendre depuis des années, Alexandre Djouhri, né en 1959, est un ancien petit caïd de banlieue, mêlé à des affaires de braquage des années 70-80, ayant même réchappé d'une tentative d’assassinat. Quelques années plus tard on le retrouve dans les cercles politiques et affairistes, notamment en Afrique et dans les réseaux de Charles Pasqua.

Il séduit le clan Chirac grâce à son culot, son bagout, et son langage fleuri, puis se met au service de Nicolas Sarkozy, dont il devient l'ami. Les enquêteurs ont mesuré cette proximité entre l’ancien président de la République et l’ex petit caïd en décryptant les conversations téléphoniques de Djouhri, placé sur écoute : celui-ci par exemple n’hésite pas à demander à Nicolas Sarkozy un "petit coup de pouce" pour ses affaires.

Alexandre Djouhri a-t-il joué un rôle dans le financement libyen de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy en 2007 ? Pour les enquêteurs, il serait au cœur de montages financiers entre la France et la Libye. Après avoir finement esquivé la justice française, il est finalement arrêté à Londres, en janvier 2018.

La perspective qu'Alexandre Djouhri soit entendu par les juges français fait trembler une partie de la droite française. "On ne sait pas grand-chose sur ce qu’il a fait, mais lui sait pour qui il a travaillé, affirme le journaliste Pierre Péan. Je pense qu’il y a des gens qui doivent mal dormir." Une inquiétude mesurée dans certaines conversations téléphoniques, comme lorsqu'Alain Marsaud, ancien député Les Républicains, affirme à Djouhri : "Personne ne veut que tu rentres en France, ils ont trop peur que tu parles."

Béchir Saleh, le "grand argentier" libyen

Alexandre Djouhri n’est pas le seul témoin que les juges veulent entendre. Béchir Saleh, proche de Kadhafi, était un personnage incontournable pour la diplomatie française dans les années 2000. Après la mort de Kadhafi en octobre 2011, il trouve refuge en France. Mais lorsque l’affaire libyenne éclate dans la presse, il est urgent de le faire partir. Alexandre Djouhri organise alors son exfiltration vers l’Afrique, sous les yeux du patron du renseignement intérieur de l’époque, Bernard Squarcini, un proche de Nicolas Sarkozy.

D'après son avocat français Eric Moutet, "Béchir Saleh n'a pas participé et n'a pas eu connaissance" d’un éventuel financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007. Blessé par balles, le 23 février 2018 en Afrique du Sud, (RFI) et gravement atteint, il s’en est toutefois miraculeusement sorti.

2012 – 2018 : la chronologie des personnages de "l'affaire libyenne". (VISACTU)

2011 : le rôle trouble de la France en Libye

Sous l’égide des Nations-Unies, l'intervention militaire qui a précipité la chute de Kadhafi et sa mort le 20 octobre 2011 est toujours assumée et revendiquée par Nicolas Sarkozy. Pourtant en décembre 2007, le dictateur Kadhafi est accueilli comme un roi à l’Élysée. Un voyage officiel de cinq jours où tous ses caprices sont acceptés, de la privatisation du château de Versailles à la partie de chasse présidentielle à Rambouillet.

Que l'on soit passé en moins de quatre ans d’une "lune de miel" franco-libyenne à une opération militaire menée par la France : voilà ce que les proches de Kadhafi ne digèrent pas. Le fils, Saïf al-Islam, demande à Nicolas Sarkozy de rendre l’argent que le régime lui a versé, et affirme détenir des preuves de la corruption. Même colère chez l'autre fils du dictateur libyen, Saadi Kadhafi, qui a tenté dès l'été 2011 de négocier avec les autorités françaises, soit juste avant la chute de Tripoli. Cette tentative ultime pour stopper le conflit et surtout "comprendre l'hostilité des puissances occidentales" est racontée dans Profession : agent d’influence (éd. Plon), publié en février 2018 par Philippe Bohn, ancien homme de l'ombre du pouvoir français et conseiller de nombreuses entreprises françaises en Afrique.

Nicolas Sarkozy est aujourd’hui placé sous contrôle judiciaire. Son avocat, Thierry Herzog, a annoncé qu’il ferait appel de cette décision des juges. Il lui est interdit de se rendre dans plusieurs pays, notamment la Libye et l’Afrique du Sud, et de rencontrer des protagonistes du dossier, tels Alexandre Djouhri, Ziad Takieddine, Brice Hortefeux, Claude Guéant ou l’ancien patron du renseignement, Bernard Squarcini.

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