"Est-ce qu'on a raté quelque chose ?" : les difficultés des services de renseignement face aux derniers attentats islamistes en France
Les assaillants des trois attaques perpétrées depuis septembre étaient passés sous le radar des services. Des failles structurelles sont-elles en cause dans ces ratés ? Si le phénomène d'un jihadisme de proximité n'est pas nouveau, le contexte dans lequel il s'inscrit dépasse la seule problématique de la détection.
La coïncidence est assez rare pour rester dans les mémoires. Ce vendredi 25 septembre, un enquêteur de la DGSI témoigne par visioconférence au procès des attentats de janvier 2015. Pas n'importe lequel. Il s'agit de l'ancien chef de la division judiciaire en charge de l'antiterrorisme à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine). La voix étranglée par l'émotion, il confesse "l'énorme regret" au sujet des frères Kouachi. "On parle beaucoup des services [de renseignement] comme des institutions. Moi je travaille depuis sept ans avec des hommes et des femmes de conviction. Ils ne sont pas rentrés là parce qu'ils ont vu de la lumière. Chaque attentat est ressenti comme un échec pour nous", lâche-t-il derrière l'écran qui masque son visage. Au même moment, les téléphones portables se mettent à vibrer dans la salle d'audience : un homme vient d'attaquer au hachoir deux personnes devant les anciens locaux de Charlie Hebdo.
L'attentat commis par Zaheer Hassan Mahmoud, un Pakistanais de 25 ans, est le premier d'une série d'attaques qui va replonger la France dans l'effroi. Le 16 octobre, un enseignant de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), Samuel Paty, est décapité par Abdoullakh Anzorov, un jeune Russe tchétchène de 18 ans. Le 29 octobre, Brahim I., un Tunisien de 21 ans, assassine à l'arme blanche trois personnes dans la basilique Notre-Dame de l'Assomption, à Nice.
Les deux premières attaques sont liées à la republication des caricatures du prophète Mahomet à la veille de l'ouverture du procès des attentats de janvier 2015. Lors de sa garde à vue, Zaheer Hassan Mahmoud s'est dit "en colère" contre "Charlie Hebdo". Avant d'être abattu, Abdoullakh Anzorov a lui revendiqué sur Twitter avoir vengé le prophète en tuant cet enseignant qui avait montré certaines de ces caricatures à ses élèves collégiens. A chaque fois, les regards se sont tournés vers les services de renseignement : pourquoi, dans un contexte aussi sensible, les anciens locaux de l'hebdomadaire satirique n'ont-ils pas été placés sous surveillance ? Pourquoi Samuel Paty, nommément désigné sur les réseaux sociaux, n'a-t-il pas bénéficié d'une protection policière ?
A Conflans, un puzzle qui n'a pas été reconstitué à temps
Si la surveillance des bâtiments relève de la préfecture de police de Paris, celle des personnes dépend de l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste (Uclat), rattachée à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Cette dernière a bien été informée de "l'affaire de Conflans", quand celle-ci n'était encore qu'un événement local. La note des renseignements territoriaux (RT) des Yvelines, qui signale de fortes tensions au collège du Bois d'Aulne après le cours de Samuel Paty le 5 octobre, remonte jusqu'à la DGSI une semaine plus tard. Mais sa conclusion – "la tension est retombée et la situation est apaisée" – est partagée en haut lieu.
"On a fait un travail d'environnement, de criblage, on voyait apparaître Abdelhakim Sefrioui [figure de l'islam radical], connu pour faire de l'agit-prop [agitation et propagande], mais rien de plus", fait valoir un haut fonctionnaire du renseignement. "Des petites polémiques locales susceptibles d'exposer quelqu'un derrière, c'est légion", plaide-t-il. La suite des événements, qui s'est jouée sur les réseaux sociaux, échappe à l'antiterrorisme. "Comme toujours, après on se dit : 'Est-ce qu'on a raté quelque chose ?'" souffle cette même source. "On n'a pas fait tout ce qui était en notre pouvoir", tranche Alexandre Langlois, secrétaire général du syndicat de police Vigi et agent des RT dans les Yvelines, qui évoque "l'amertume" de ses collègues du département.
"Si cela s'était mieux coordonné entre les services, on avait toutes les cartes pour que [l'attentat de Conflans] ne se produise pas."
Alexandre Langlois, agent des renseignements territoriaux dans les Yvelinesà franceinfo
Si l'information a bien circulé autour des événements de Conflans, le puzzle qui s'est agrégé dans les départements voisins et sur Twitter n'a pas été reconstitué à temps par les différents services de renseignement. Les vidéos postées sur Facebook par le parent d'élève qui désignait Samuel Paty ont ainsi été relayées par la mosquée de Pantin (Seine-Saint-Denis) avant d'atterrir sur l'écran d'Abdoullakh Anzorov à Evreux, dans l'Eure. "Les notes remontent d'abord à la centrale avant de redescendre dans les départements", explique Alexandre Langlois, qui regrette toujours l'organisation beaucoup plus "fluide" des RG (renseignements généraux), supprimés en 2008 par Nicolas Sarkozy. "Avant, on pouvait s'appeler directement d'une zone géographique à l'autre", souligne le policier, qui dénonce également la spécificité de Paris et de la petite couronne, qui dépendent encore d'une autre structure, la Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP).
La réforme de 2008 "particulièrement néfaste"
A cela, il faut ajouter la plateforme Pharos, qui avait reçu deux signalements sur le compte Twitter d'Abdoullakh Anzorov. Ainsi que la Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT), pilotée depuis l'Elysée par Laurent Nuñez. "On a ajouté des strates bureaucratiques mais, dans le renseignement, on a besoin de rapidité", déplore le syndicaliste Alexandre Langlois, qui appelle de ses vœux la création d'une direction autonome, comme à l'époque des RG.
Au-delà du raté de Conflans, la perte d'un maillage fin du territoire depuis la réforme de 2008 est régulièrement mise en avant par les observateurs. Dans le rapport de la commission d'enquête parlementaire sur les moyens mis en œuvre par l'Etat pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015, il est écrit noir sur banc que la suppression des RG, "particulièrement néfaste", n'a pas été suffisamment corrigée par la création des renseignements territoriaux en 2014. Ces derniers dépendent de la Direction centrale de la sécurité publique (DCSP), dont "les missions ne relèvent pas des mêmes problématiques".
Les agents du RT consultés par franceinfo ne mâchent pas leurs mots à l'égard de cette entité qui les chapeaute : "politique du chiffre" ; "court-termisme" ; problématique "d'ego et d'avancement" qui soumettent les agents du renseignement à un turnover qui nuit à l'expertise des services ; censure de certaines notes compromettantes pour l'image de la sécurité publique dans le département... Ils mettent aussi en avant des difficultés budgétaires.
Si les renseignements territoriaux ont quasiment retrouvé le niveau des RG en termes d'effectifs (près de 3 000 contre 3 500), le matériel ne suit pas. "On a une voiture pour quatre ou cinq fonctionnaires alors que le cœur de métier, c'est d'aller sur le terrain", souligne Alexandre Langlois. Les agents regrettent aussi la suppression des archives des RG, véritable mémoire des renseignements constituée depuis l'après-guerre. Et qui portait notamment sur la montée de l'islam radical dans certains territoires. "Ça prend des années à être retissé, on ne peut pas rattraper le temps perdu", pointe un gradé des RT dans l'Ouest. "Pour connaître le futur, il faut connaître le passé", appuie un collègue qui officie dans le Nord.
Des profils plus difficiles à détecter
Les décisions d'hier pèsent-elles encore aujourd'hui sur la détection d'attentats tels que ceux qui viennent d'être perpétrés en France ? Si Noam Anouar, ancien agent du renseignement en Seine-Saint-Denis, pointe lui aussi "un vrai problème de cloisonnement entre les services et de déperdition de l'information", il estime que les renseignements territoriaux "n'ont pas à anticiper la menace terroriste mais à rédiger des notes d'ambiance". "Les RG surveillaient surtout les mosquées. Tout comme les RT aujourd'hui. Mais le terrorisme, il ne s'organise plus depuis les mosquées. C'est du 2.0 et dans des apparts, des restos… Ça demande de sortir du bureau, de recruter des sources." De ce point de vue, les trois derniers terroristes sont restés parfaitement inconnus des services avant de passer à l'acte. L'un d'entre eux, le Tunisien Brahim I., venait tout juste d'entrer sur le territoire français.
"Même si on doit renforcer le partenariat international entre les services, Brahim I. n'était pas détecté par la Tunisie comme porteur de menaces."
Une source proche du dossierà franceinfo
Un haut gradé de la DGSI reconnaît que le "travail d'initiative pour détecter ceux qui ne sont pas connus" des services doit être renforcé, en plus du suivi des 8 000 personnes déjà surveillées pour radicalisation islamiste. Mais il observe que si le mode opératoire des assaillants n'est pas nouveau – un jihad de proximité dit "low cost" avec une attaque isolée à l'arme blanche – leur profil l'est davantage : "On a affaire à des individus très déterminés qui ne justifient pas leur action au nom d'une organisation terroriste, mais au nom de leur religion, avec une atteinte portée au prophète." Selon ce fonctionnaire, le contexte politique et diplomatique, avec une opinion dans certains pays musulmans très hostile à la France, peut expliquer l'origine étrangère de ces combattants, plus difficiles à détecter.
Quant à leur repérage sur les réseaux sociaux, "il est illusoire de penser qu'on est en capacité de tout détecter, de tout voir". Si des recrutements ont été annoncés pour renforcer la surveillance virtuelle, cette même source renvoie la balle aux plateformes, évoquant le "digital service act", un projet européen de régulation des contenus publiés en ligne : "Qui peut penser que les services ont les moyens juridiques et humains d'être les régulateurs d'internet ? Et pourquoi Twitter a laissé un mec chercher pendant des semaines des cibles ?"
Une problématique qui dépasse les renseignements
"Le renseignement est un travail qui, par nature, ne se voit que quand il échoue", théorise un ancien des RT. Les autorités rappellent régulièrement le nombre d'attentats déjoués : "32" depuis 2017. Si l'ambiance est "pesante" dans les couloirs des services, on assure à la DGSI rester "mobilisés et concentrés" face à une menace très élevée. "En matière de renseignement, les réformes ont été faites depuis 2015. Les moyens humains ont été renforcés, le législateur a normalisé dans le droit commun les dispositifs de l'état d'urgence et donné des moyens techniques d'investigation à tous les services, y compris aux RT", souligne Benjamin Oudet, doctorant en Science politique à l'université de Poitiers et coauteur de Renseignement et sécurité (éd. Armand Colin, 2016). Malgré cela, le drame, c'est qu'il y a des éléments, des phénomènes qui ne sont pas complètement maîtrisables."
"La recherche des failles systémiques doit évidemment être faite, il y a toujours des choses à corriger. Mais c'est une illusion de penser qu'un système peut être parfait."
Benjamin Oudet, coauteur de "Renseignement et sécurité"à franceinfo
Pour ce spécialiste, la question récurrente de la détection réactive les tensions "entre libertés et sécurité". "L'idée même que tous les individus puissent être détectés et évalués en termes de menace renvoie à un autre régime politique que le nôtre..." estime Benjamin Oudet. "Nous avons tout sous les yeux, mais nous sommes en difficulté d'en déduire un référentiel d'action, car cela soulève des questions douloureuses : politique migratoire, politique de la ville, mémoire de la colonisation, politique étrangère ou encore opérations militaires extérieures françaises." Des problématiques qui dépassent de loin les fonctions du renseignement.
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