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Professeur décapité : que savaient les services de renseignement avant l'attentat et quels signes auraient pu les alerter ?

Une note du renseignement territorial avait notamment fait remonter les tensions au sein du collège de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), en raison d'un cours d'éducation civique de Samuel Paty sur la liberté d'expression.

Article rédigé par franceinfo
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Le collège du Bois d'Aulne, le 17 octobre 2020, à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines). (SAMUEL BOIVIN / NURPHOTO / AFP)

Comment une polémique créée autour d'un cours d'éducation civique a-t-elle pu prendre une tournure si tragique ? Les enquêteurs cherchent actuellement à reconstituer le fil des événements qui ont amené Abdoullakh Anzorov, un Russe tchétchène de 18 ans, à décapiter Samuel Paty, professeur d'histoire-géo dans un collège réputé calme à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines).

Comme à chaque attentat, les regards se tournent vers les services de renseignement. Si le risque zéro n'existe pas, ce nouvel acte de terrorisme pourrait amener les autorités à mieux prendre en charge les menaces indirectes qui fleurissent régulièrement sur les réseaux sociaux.

Une note du renseignement avait signalé des tensions au collège

Les services de renseignement étaient au courant des tensions qui s'étaient manifestées ces derniers jours entre certains parents d'élèves et la communauté éducative du collège du Bois de l'Aulne où enseignait Samuel Paty. Une note manuscrite émanant des renseignements territoriaux des Yvelines a été envoyée le 12 octobre à la direction parisienne du renseignement.

Selon les informations de France Télévisions, la note signale de fortes tensions, mais précise qu'elles ont été gérées par la principale du collège. Après un calendrier détaillé des événements, entre dépôt de plainte et publication de vidéos sur les réseaux sociaux de la part de parents d'élèves, la note se termine par ces mots : "La tension est retombée et la situation est apaisée".

"Cette note ne minimise pas les faits et l'enchaînement qui s'est produit", a assuré sur franceinfo Laurent Nuñez, dimanche. Le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme indique que cette note, "habituelle des services de renseignement", montre que "des dispositifs ont été mis en place", notamment avec l'intervention des équipes "Valeurs de la République" dans le collège. "Un dialogue a été instauré et la situation s'était apaisée, sauf avec un parent d'élève évidemment", assure Laurent Nuñez.

Des vidéos virales visaient Samuel Paty, posant la question de la "menace indirecte"

Si la note évoque un retour au calme entre la communauté éducative et les parents d'élèves, elle ne cerne pas la tension venue des réseaux sociaux. "Un des parents d'élèves a persisté, d'ailleurs il a refusé de rencontrer la communauté éducative, détaille Laurent Nuñez. Il a continué à poster des vidéos, dont on pense qu'elles ont conduit, inspiré l'auteur de l'acte." En postant plusieurs vidéos, en appelant à la mobilisation contre le professeur et en donnant le nom de l'enseignant ainsi que l'adresse du collège sur les réseaux sociaux, ce père de famille est suspecté par la justice d'avoir créé un climat favorable à un passage à l'acte.

"Il y avait beaucoup de tensions sur les réseaux sociaux", témoigne Nordine, un parent d'élève. Les vidéos sont massivement diffusées sur toutes les plateformes. "Tout le monde a reçu cette vidéo via les réseaux sociaux, encore et encore, pendant plusieurs jours", témoigne dans Le Monde Manelle, une collégienne de 14 ans. "On m'a envoyé la vidéo d'Algérie ! confie aussi au quotidien Linda, une mère d'élève qui a reçu la vidéo au moins dix fois. Mais comment est-elle arrivée là-bas pour revenir ici ?"

Cette histoire est folle, cette vidéo a fait réagir tous les excités et poussé un dégénéré à passer à l'action.

Linda, parent d'élève

au "Monde"

Dans ce contexte, Samuel Paty était sous pression. L'enseignant "se savait menacé de mort sur les réseaux sociaux" à la suite de son cours, assure au Parisien un membre d'une association de parents d'élèves du collège. Aurait-il dû bénéficier d'une protection policière ? Laurent Nuñez rappelle qu'il "n'y avait pas de menace directe de mort". En revanche, le coordonnateur de l'antiterrorisme admet sur franceinfo que cette situation pose la question : "Le fait de rendre publique la polémique comme l'a fait un parent d'élève et de livrer en pâture aux réseaux sociaux le nom de l'enseignant constitue une menace indirecte."

"Il y a des situations plus insidieuses (…) On doit mieux appréhender, mieux cerner ces menaces indirectes", poursuit Laurent Nuñez. Dans un entretien au JDD, le Premier ministre Jean Castex annonce d'ailleurs travailler à "une stratégie de riposte encore plus ferme, plus rapide et plus efficace quand un enseignant subit des menaces". Il annonce "des actes concrets" rapidement.

Les renseignements savaient qu'un fiché S était intervenu mais il n'était pas une "menace directe"

La note des renseignements territoriaux évoque aussi l'intervention d'Abdelhakim Sifraoui, figure de l'islam radical et fiché S depuis plusieurs années. L'homme est d'ailleurs en ce moment en garde à vue, avec le père à l'origine des vidéos. Abdelhakim Sifraoui a accompagné le parent d'élève à l'origine de la virulente mobilisation lors d'un rendez-vous avec la principale du collège. Cette vieille connaissance de l'antiterrorisme français est également apparue dans une vidéo où il se présente comme "membre du Conseil des imams de France". Il déclare qu'"Emmanuel Macron a attisé la haine contre les musulmans" et que l'enseignant "est un voyou". 

Les services de renseignement avaient-ils pour autant les moyens d'intervenir ? Abdelhakim Sefrioui "n'était pas porteur de menace directe" contre le professeur, a estimé sur franceinfo Laurent Nuñez, sans donner le nom du prédicateur. S'il avait exercé une menace directe, "les services de renseignement auraient judiciarisé son cas", assure-t-il. "Dans les vidéos qui ont été diffusées, il n'y avait pas de menace directe."

L'assaillant n'était pas connu du renseignement mais son compte Twitter avait été signalé

Reste le profil de l'assaillant, Abdoullakh Anzorov, qui est passé sous les radars de l'antiterrorisme. Le procureur général du Parquet national antiterroriste a rappelé samedi qu'il n'était pas connu des services de renseignement. "Les investigations judiciaires démontrent souvent qu'ils se radicalisent très rapidement, a ajouté Laurent Nuñez sur franceinfo. Ils n'ont aucun contact avec des individus présents en Syrie, en Irak, avec l'Etat islamique… Ils n'ont pas de contacts, donc ils sont quasiment indétectables." Le coordonnateur de l'antiterrorisme a aussi rappelé qu'il y avait "plus de 20 000 fiches pour radicalisation, dont un peu plus de 8 000 qui sont toujours actives", et que "nous connaissons de plus en plus d'individus".

Selon les révélations de Mediapart, Abdoullakh Anzorov avait pourtant laissé transparaître sa radicalisation sur son compte Twitter @Tchetchene_270, fermé depuis. C'est sur ce compte que le terroriste a publié la photo du professeur décapité peu de temps après l'assassinat. Mais des internautes avaient repéré le compte dès le 30 août en raison d'un photomontage mettant en scène une décapitation. Selon Mediapart, plusieurs signalements Pharos (pour "Plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements") avaient été effectués ces derniers mois. Toujours selon le site d'investigation, l'examen des quelques tweets, ainsi que des abonnés et amis du compte Twitter permettait de dresser le portrait d'un homme très ancré dans la religion, "et probablement dans le jihad".

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