Comment "The Queen" est devenue "The Crown" : le jubilé de platine d'Elizabeth II vu par le correspondant de franceinfo à Londres
Le Royaume-Uni célèbre à partir de jeudi les 70 ans de règne de sa souveraine. L'occasion pour le correspondant de franceinfo de raconter la place prépondérante, centrale, qu'elle a peu à peu prise dans le cœur de ses sujets et dans l'Histoire du royaume.
"Je connais la Reine". Il a sorti ça avec un petit sourire malicieux, fier de son effet. Parce que cela m’a stoppé net, évidemment. Mon voisin, que je connaissais depuis quelques semaines seulement, me fait cette confidence entre une tartine de foie gras et un paubaji (il est Indien et nos échanges reposent beaucoup sur la gastronomie). Puis, il a terminé sa phrase : "… Mais elle ne me connaît pas", et il a éclaté de rire. J’ai souri, un peu vexé d’être tombé dans le panneau, un peu déçu aussi de voir se refermer cette porte entrouverte vers Elizabeth II.
Depuis, je pense régulièrement à cette phrase. N’importe qui peut la prononcer, partout dans le monde. La reine d’Angleterre, cette reine, est une superstar. Qui peut s’asseoir à sa table et clamer "Je suis aussi connu que toi ?" Personne ! D’abord parce que personne ne lui parle comme ça. Et ensuite parce que sur la célébrité, hormis Barack Obama, Lionel Messi ou Kanye West, je ne vois pas bien qui peut rivaliser. Sauf que ces petits jeunots ont une vingtaine d’années de célébrité au compteur quand elle fête ses 70 ans de règne.
La grand-mère de la nation
Voilà bientôt deux ans que j’habite dans son royaume, et sa famille vient régulièrement dans les discussions. Que ce soit avec des pêcheurs à Ramsgate, dans l’est de l’Angleterre, des électeurs nord-irlandais, des étudiants à Edimbourg, des commerçants londoniens… J’entends parfois des critiques extrêmement violentes envers le prince Charles ou son petit-fils William, les successeurs sur le trône, mais elle est toujours épargnée. Elle est devenue la grand-mère de la nation et peu sont ceux qui osent dire du mal d’elle. Même les plus républicains, ceux qui souhaitent l’abolition de la monarchie, ciblent leurs critiques sur ses enfants, petits-enfants, cousins, qu’ils jugent incapables, inutiles voire nuisibles.
"On ne peut pas s’en prendre directement à elle, ce serait contre-productif."
Un dirigeant du groupe "Labour for Republic"à franceinfo
Elizabeth II, 96 ans, est là, comme ce chêne massif qui trône dans le jardin des familles britanniques. Celui où l’on a suspendu une balançoire pour les gosses, gravé un cœur à l’adolescence, installé des tablées joyeuses et rigolardes sous ses grandes branches pour partager un "sunday roast" ; celui à l’ombre duquel on feuillette The Sun caressé par une douce brise, que n’importe quel Français qualifierait de blizzard polaire, mais le rapport à la température est différent ici. 70 ans qu’elle est dans le paysage : les Britanniques n’ont, presque tous, connu que ce monarque. Comme cet arbre, bientôt centenaire, elle ne bouge pas et se garde bien de prendre part aux discussions qui enflamment parfois son royaume.
Pas de prises de position publiques
Ses prises de parole sont rares, surtout ces dernières années, et d’aucuns les jugeraient complètement creuses, dignes d’un discours du secrétaire général de l’ONU. D’ailleurs les "spécialistes royaux" se retrouvent le plus souvent à interpréter des litotes, des gestes, des tenues… Les moins prudents, et sans doute les moins fiables, lui prêtent des opinions tranchées sur des sujets sur lesquels elle ne s’est jamais exprimée publiquement.
En 2014, les Écossais sont appelés à se prononcer dans un référendum sur l’indépendance : faut-il quitter le Royaume-Uni ? La reine prend la parole et les enjoint "à bien réfléchir" avant de voter. On peut évidemment penser qu’elle veut garder l’Ecosse dans son royaume, là où elle a passé tant d’étés dans le château de Balmoral. Mais voilà le maximum de son engagement public.
Ses silences prêtent à 1 000 interprétations et c’est un jeu très pratiqué ici, des pages et des pages dans les journaux, des heures à la télévision… On joue beaucoup, et avec beaucoup de sérieux, à essayer de deviner ce que pense profondément Elizabeth II sur tel ou tel sujet. Un peu comme les Français le font : "Que dirait le général de Gaulle ?". Sauf qu’ici, la légende est vivante.
À ce titre la série à succès The Crown, sur Netflix, est un parfait exemple. Le monde entier, et les Britanniques en particulier, se régalent de ces quatre saisons (la cinquième arrive bientôt), où l’on découvre le quotidien de la reine. Robert Lacey, l’un des consultants de la production, jouit d’une excellente réputation parmi les connaisseurs des Windsor. Mais pas plus que les autres, il ne sait ce que Winston Churchill et Elizabeth II se sont réellement dit durant leurs rendez-vous hebdomadaires. Ils n’étaient que deux dans la pièce et aucun n’est susceptible de s’épancher auprès de la production. Ces discussions sont pourtant largement mises en scène, ce qui ne manque pas de provoquer débats et colères ici. Au point que Peter Morgan, le créateur de The Crown, et les acteurs sont obligés de rappeler régulièrement qu’il s’agit d’une fiction inspirée de faits réels. Certainement pas d’une biographie exhaustive et rigoureuse.
Mais rien n’y fait. Ici, chaque épisode est disséqué, critiqué. On a même pu lire le courrier d’un lecteur ulcéré dans le Daily Telegraph l’année dernière. Il pointait une hérésie à ses yeux qui détruisait l’entière crédibilité qu’il pouvait accorder à la série. On voyait le prince Charles lors d’une partie de pêche, or "il est évident qu’avec une technique aussi désastreuse, il est impossible de pêcher le moindre poisson." La famille royale rend fou et elle n’est jamais tant aimée que lorsqu’elle reste mystérieuse. C’est en tout cas ce qui plaît chez celle qui la mène depuis 1952.
Reine du "small talk"
Elizabeth II ne donne pas de leçon, ne dit pas ce qu’il faut penser. Personne ne connaît son avis sur Boris Johnson, le Brexit, la course à l’espace ou la gestion des fans de Liverpool au Stade de France. Elle est la reine d’Angleterre et du "small talk", cet art britannique du bavardage qui part de rien et qui n’arrive nulle part, dans lequel elle excelle.
"Nous avons passé sept heures ensemble, sept rendez-vous d’une heure, et je ne me rappelle clairement d’aucun sujet que nous avons abordé."
Antony Williams, portraitiste de la reine en 1996à franceinfo
Ceux qui l’ont croisée ont remarqué son sens de l’humour que l’on dit vif, parfois cinglant. Mais personne ne se souvient précisément de l’une de ses saillies. Sa seule présence en impose tellement que ses interlocuteurs se retrouvent dans un état de stress qui les fait sans doute trouver hilarante la moindre intervention censée détendre l’atmosphère.
Elle a traversé 70 ans à croiser les grands de ce monde et quelle déclaration ou prise de décision aura vraiment marqué son passage ? Ce n’est pas avec cette approche monétariste qu’il faut aborder le lien incroyable qu’elle a tissé avec son peuple. Un lien qui s’est érodé dans les années 90. Le pic de cette crise de confiance intervient à la mort de Diana. "La princesse des cœurs" avait conquis l’opinion publique. Quand elle meurt à Paris le 31 août 1997, le traumatisme outre-Manche est immense. Elizabeth II ne prend pas immédiatement la parole, ne saisit pas la nécessité de s’adresser à ses sujets. Poussée à faire une déclaration, quelques jours après, quelques jours trop tard, le 5 septembre, le royaume se désunit face à cette monarque jugée dure, trop distante.
25 ans plus tard, le lien est rétabli et plus rien ne semble pouvoir le rompre. Même quand elle prend la défense de son fils impliqué dans l’affaire Epstein. Le prince Andrew, accusé d'agressions sexuelles sur mineure, a payé plusieurs millions à la victime pour éviter un procès. Sa mère l’a aidé financièrement, par conséquent, on peut considérer que les contribuables britanniques ont participé. Le pays n’a pas tiqué. Pas plus quand elle arrive et repart à son bras lors d’une de ses récentes sorties à l’abbaye de Westminster. Elle sait trop la force des symboles, ce geste est évidemment un soutien affiché à celui que l’on décrit comme son fils préféré. Aujourd’hui, Andrew est détesté par l’opinion, pas sa mère.
De même en pleine pandémie, quand elle adresse un message à la nation. Elle rassure, encourage, félicite. Loin des décideurs qui se déchirent, des débats enflammés. Elle prononce des mots simples dans un cadre rassurant. Pendant quelques instants, elle recouvre le pays d’un plaid confortable. Elle est cette grand-mère qui vous sert beaucoup trop de sirop et des biscuits tout mous dans une belle boîte en métal, la même depuis 40 ans, et qui crée un moment hors du temps.
"God save the Queen", pour combien de temps ?
Mais on s’en rend compte avec les années. Les plus jeunes sont moins tendres. Ce gamin, élève d’une école anglicane, récite son cours à l’évocation de la reine : "Elle a énormément de responsabilités, elle peut déclarer la guerre ou y mettre fin. Elle est très importante pour nous." Mais hormis ce couplet appris, il a bien du mal à donner des exemples qui montre son réel attachement à cette "grand-mère qui a l’air de savoir plein de choses." À la question, perfide il faut bien l’avouer, "Préfères-tu regarder les célébrations du jubilé de platine ou jouer aux jeux vidéo ?" La réponse, cette fois spontanée, fuse : "Les jeux vidéo !" 70 ans de règne ne résistent pas face à Fifa 22 ou la princesse Zelda, qui n’a pourtant même pas 40 ans.
À la mort d’Elizabeth II, car il faudra bien se résoudre à la voir partir un jour, le vide sera immense. Les Britanniques ont perdu de vue que leur hymne ne sera pas God save the Queen à vie. Il va, un jour prochain, redevenir God save the King et la monarchie britannique va vivre des jours compliqués. Après ces décennies sur le trône, elle n’est plus seulement "la Reine", elle est devenue l’institution elle-même, elle est "la Couronne".
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