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Grand entretien Manifestations en Iran : "Nous sommes face à une situation avec un énorme potentiel révolutionnaire"

Article rédigé par Fabien Jannic-Cherbonnel
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Des manifestations contre le régime secouent l'Iran, depuis la mort de Mahsa Amini le 16 septembre 2022 à Téhéran après son arrestation par la police des moeurs. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

Pour mieux comprendre le mouvement qui secoue actuellement l'Iran, franceinfo a interrogé l'anthropologue Chowra Makaremi, spécialiste du pays. Selon elle, "nous sommes en train d'assister à la fin d'un système d'inégalités envers les femmes".

Assiste-t-on à une révolution féministe en Iran ? Les manifestations se poursuivent malgré la répression depuis le décès de Mahsa Amini. Cette Iranienne de 22 ans est morte le 16 septembre après avoir été arrêtée par la police des mœurs à Téhéran, pour non respect du code vestimentaire de la République islamique d'Iran. Depuis, une vague de protestations secoue le pays. Si des dizaines de personnes sont mortes, tuées par la police, et des milliers d'autres ont été arrêtées, le mouvement ne semble pas s'essouffler.

A Téhéran, la capitale, et dans des dizaines d'autres villes, des milliers de jeunes femmes et hommes manifestent chaque jour leur colère, contre les restrictions de liberté, notamment pour les femmes, réclamant un changement total de régime. Malgré les coupures d'internet, de plus en plus longues et fréquentes, de nouvelles formes de mobilisations émergent.

Essorés par des années de sanctions économiques, les Iraniens et Iraniennes vont-ils déclencher une révolution ? Pour mieux comprendre le mouvement qui secoue l'Iran, franceinfo s'est entretenu avec Chowra Makaremi, chercheuse en anthropologie à l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux du CNRS et spécialiste de l'Iran.

L'Iran a déjà été secoué par des manifestations d'ampleur, notamment en 2019 contre la vie chère. En quoi ce mouvement est-il différent ?

Chowra Makaremi : La première dimension qu'il faut relever, c'est la radicalité du mouvement. On le voit par ce slogan qui est repris unanimement : "A bas la dictature." On s'en prend vraiment à la personne du guide suprême, qui personnalise le régime. Il n'y a pas vraiment de revendications précises. Il n'y a pas une demande de droit spécifique, le seul message est : "On ne veut plus de ce pouvoir." Les choses n'étaient pas dites de façon aussi claire et massive auparavant. Ce slogan est quelque chose d'extrêmement subversif, qui n'était pas du tout repris et scandé en foule dans les précédents mouvements.

La deuxième chose à souligner, c'est que par rapport aux insurrections de 2019, il y a une beaucoup plus grande diversité sociale et sociologique des personnes qui sont dans la rue. Parmi les manifestants, il y a à la fois des gens des quartiers nord de Téhéran, des classes moyennes, mais aussi des quartiers populaires et d'espaces géographiques très subalternes, comme le Baloutchistan qui s'est embrasé après le viol d'une jeune manifestante par un policier. 
Les insurrections de 2019 étaient plutôt cantonnées aux classes populaires et n'étaient pas très bien comprises par le reste de la population et par la diaspora.

La jeunesse des manifestants n'est-elle pas un élément notable ?

C'est vrai que l'on a affaire à des manifestants extrêmement jeunes, qui font souvent leur baptême de la rue. Ils étaient trop jeunes pour aller manifester en 2019, et bien trop jeunes pour manifester en 2009. 
C'est tout à fait notable, il y a une forte dimension générationnelle dans ce mouvement.

"Cette génération Z étonne tout le monde par sa radicalité, son courage et son effronterie."

Chowra Makaremi, anthropologue

à franceinfo

Qu'est-ce que ce mouvement dit de la jeunesse iranienne ?

Cela dit plusieurs choses de son état et de son rapport au pouvoir. De toute évidence, cette génération Z n'a pas été socialisée dans la même peur du pouvoir que les précédentes. Cette génération n'a aucune mémoire traumatique de la guerre. Elle a grandi dans un autre monde où la paix et la relative "prospérité" de l'après-guerre étaient garanties. Elle a eu une enfance différente, avec une sociabilisation différente, elle a une peur différente du pouvoir. Résultat, elle est habituée à la subversion. L'éducation idéologique, qui est un des fondements de l'éducation nationale en Iran, n'a pas eu de prise sur elle.

On lit beaucoup qu'elle n'a rien à perdre...

Sur la question des perspectives d'avenir, il faut bien comprendre que cette jeunesse a grandi dans un pays sous le régime des sanctions occidentales qui ont principalement touché la population générale.

"Désormais, l'Iran a une classe supérieure complètement déconnectée qui est devenue ultra riche et la classe moyenne iranienne a pratiquement disparu à cause des sanctions."

Chowra Makaremi, anthropologue

à franceinfo

Si on dresse un parallèle avec la révolution de 1979, à l'époque, ce qui a énormément fragilisé l'ancien régime du Shah, c'était le fait que la corruption économique ait bouché des perspectives d'avenir à toute une catégorie de jeunes qui avaient eu accès aux études supérieures et qui ne pouvaient pas accéder au marché du travail. Nous sommes actuellement dans la même situation. 

On a toute une catégorie de la population qui a une absence de perspectives du fait de la disparition progressive des classes moyennes et de l'impact de la pandémie de Covid-19, dans une société sans filet social. Cette crise économique et sociale a créé une crise de légitimité du pouvoir. Et cette question est très importante parce que c'est autour de la légitimité du régime que se jouent ces émeutes.

Ces manifestations ont débuté après la mort de Mahsa Amini, arrêtée par la police des mœurs parce qu'elle portait mal son voile. Depuis, les jeunes manifestantes enlèvent et brûlent leur voile. Cela vous surprend ?

Absolument pas. C'est un mouvement qui a commencé depuis plusieurs années. Le fait de s'en prendre au voile est tout à fait cohérent avec les demandes des manifestants d'un changement de régime, puisque le hidjab, le voile obligatoire, est un des piliers du régime théocratique iranien. Il ne s'agit pas seulement de couvrir le corps des femmes. Les milieux féministes iraniens ont théorisé la mise en place dans le pays d'un apartheid de genre, c'est-à-dire un système d'inégalité politique, sociale et de discrimination juridique envers les femmes. Et nous sommes en train d'assister à la fin de ce système.

"Enlever son voile ou le brûler, ce n'est pas uniquement dire : 'Je fais ce que je veux avec mon corps.' C'est un geste très radical."

Chowra Makaremi, anthropologue

à franceinfo

Il s'agit d'un acte presque blasphématoire, qui peut être considéré comme une ignominie contre Dieu. Ce qui est passible de la peine de mort en Iran.

Peut-on dire qu'il y a une dimension féministe forte dans ce soulèvement ?

La dimension féministe est essentielle. Mais cette révolte n'est pas seulement féministe. Mahsa Amini était une jeune femme kurde. C'est très important, car la façon dont elle était habillée n'était pas plus provocante que celle de la majorité des jeunes Téhéranaises du nord de la ville. Sauf que les jeunes Téhéranaises de la classe moyenne connaissent les codes et ont une façon de se tenir qui fait que la police des mœurs n'ira pas les arrêter.

"Son arrestation est liée au fait que, non seulement, elle était issue de la classe populaire, mais en plus, elle était kurde."

Chowra Makaremi, anthropologue

à franceinfo

J'ai souvent entendu des amis kurdes témoigner de la violence de la police une fois qu'elle comprenait que la personne à qui elle avait affaire était kurde. Il y a donc bien une dimension intersectionnelle, où l'ethnie, la classe sociale et le genre sont totalement liés. Ce n'est pas pour rien que c'est elle, et pas une autre, qui est morte des coups de la police.

Nous ne sommes pas dans une lecture "le voile, c'est mal", qui est celui d'un féminisme qui va uniquement cibler l'islam comme la source de toutes les plaies. Ce n'est pas uniquement le problème. Ici, nous sommes face à un régime théocratique de domination sociale et économique.

Peut-on parler de révolution comme certains le font sur les réseaux sociaux ?

Il est beaucoup trop tôt pour le dire. Mais nous sommes face à une situation avec un énorme potentiel révolutionnaire, notamment parce qu'il y a une très grande diversité sociale et une unité des manifestants. D'autre part, il y a une revendication qui est relativement claire et qui touche la légitimité du pouvoir. Le mouvement est en train de basculer dans la deuxième phase de l'insurrection : la grève. Les professeurs sont en grève depuis lundi. Il faudra voir à quel point cette grève sera suivie par d'autres secteurs.

D'ailleurs, si on regarde la révolution iranienne de 1979, les premières insurrections ont commencé en septembre 1978. C'est un mouvement qui s'étend sur plusieurs mois et qui a connu un tournant essentiel, radical, au moment où les employés de la Compagnie nationale du pétrole ont décidé de se mettre en grève. Ça a cassé le régime du Shah. Par ailleurs, il y avait un contexte international qui a fait basculer les choses en 1979, quand les Etats-Unis ont décidé de prendre leurs distances avec leur allié.

Dans le cas de l'Iran contemporain, on a quand même une situation internationale floue, instable et tendue. Ce qui m'étonne, c'est qu'aucun analyste ou journaliste ne cherche à comprendre les effets de l'affaiblissement très manifeste de la Russie, qui est un allié du régime iranien, sur la situation insurrectionnelle, voire révolutionnaire, qui est en train de s'installer en Iran.

Que penser de la réponse de l'Etat iranien, qui ne se montre pas aussi violente, pour l'instant, qu'en 2019 lorsqu'au moins 1 500 personnes étaient mortes ?

En 2019, en quelques jours, il y avait eu une coupure d'internet et une répression très forte. Ce n'est pas le cas aujourd'hui, même s'il y a des dizaines de morts.

"Ce qui est surprenant, c'est que les manifestations puissent quand même avoir lieu. Il y a quelque chose qui s'est brisé dans la population, mais j'ai du mal à voir comment l'Etat pourrait ne pas répondre."

Chowra Makaremi, anthropologue

à franceinfo

Par ailleurs, le pouvoir ne s'est pas vraiment prononcé sur les manifestations, à part le président Raïssi depuis New York. L'Iran se trouve dans un silence, doublé aux coupures d'accès à internet, qui fait monter la tension. Cela installe une forme d'angoisse.

Justement, les coupures d'accès à internet pourraient-elles essouffler ce mouvement ?

C'est difficile à dire. Le problème du blocage d'internet, c'est la façon dont cela influence le moral des gens et créé de la peur, parce qu'il est extrêmement inquiétant de ne pas avoir de nouvelles de ses proches. Ce sont des conditions qui sont propices aussi bien au massacre, à la répression ou à l'extrême violence. C'est une façon d'intimider la population. 

"J'ai l'impression que le gouvernement, de par son silence et le blocage d'internet, cherche à riposter aux émotions révolutionnaires très puissantes. Il cherche à désactiver la joie et l'exaltation des gens qui se découvrent courageux et nombreux. Une révolution, c'est une affaire d'émotions collectives."

Chowra Makaremi, anthropologue

à franceinfo

Cela dit, si l'on regarde les manifestations de rue et l'allumage des feux qui permettent à tout le monde de voir où les manifestations ont lieu, on voit bien que l'on peut aussi créer des méthodes pour inventer des formes d'action sans internet. L'absence d'internet, c'est aussi à double tranchant puisque la population devient moins surveillable.

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