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"On a peur qu'ils soient blessés ou tués" : comment des familles noires et arabes apprennent à leurs enfants à vivre avec les forces de l'ordre

Alexis, Nadège, Nadia, Solal et Fatima sont noirs ou arabes. Ils témoignent de la façon dont leurs familles leur ont appris à éviter tout contact avec les forces de l'ordre, et comment ils transmettent cela aux plus jeunes.

Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Confrontées aux contrôles au faciès, de nombreuses familles enseignent à leurs enfants comment se comporter face aux forces de l'ordre. (PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO)

"J'enlève ma capuche, les mains de mes poches, je fais attention à ma démarche, à ne pas faire remarquer ma couleur de peau." A chaque fois qu'Alexis* se retrouve seul dans la rue, la nuit, et qu'il voit une voiture de police arriver, son corps se raidit. Cet étudiant noir de 21 ans, qui vit à Reims (Marne), n'a jamais été témoin de violences policières semblables à celles qu'ont subies Adama Traoré ou Théo Luhaka, mais il sait que cela peut arriver. Cela peut lui arriver. En 2017, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, rappelait qu'en France, les jeunes hommes "perçus comme noirs ou arabes" ont "une probabilité 20 fois plus élevée que les autres d'être contrôlés" par les forces de l'ordre et de vivre "des relations plus dégradées".

Alexis a grandi dans des quartiers de Reims où les forces de l'ordre étaient peu présentes, mais l'éventualité d'y faire face a toujours été au cœur des discussions en famille. "Mes grandes sœurs m'ont constamment mis en garde : 'fais attention à ta façon de parler, ton regard, aie toujours ta carte d'identité sur toi, ne t'énerve pas face à des agents, ne fais pas de gestes brusques'..." énumère ce membre d'une fratrie de six enfants. "Fais tout pour éviter au maximum la police et que rien ne puisse se retourner contre toi."

Une peur de la police transmise entre générations

Nadège*, sa grande sœur de 30 ans, ne se souvient pas du moment précis où elle a commencé à lui en parler. Ses conseils allaient de pair avec leurs conversations sur le racisme. Elle dit avoir elle-même intégré cette vigilance à travers le parcours de leurs parents. "Mon père est arrivé en France dans l'illégalité à l'âge de 18 ans. Il s'est toujours senti en insécurité, soupçonné. Ses papiers ont toujours été une source de stress et d'angoisse énormes, raconte-t-elle. Quand on marchait dans la rue, je le sentais toujours fébrile, tendu. Il n'a jamais eu confiance dans la police et nous l'a complètement légué."

On m'a appris 'l'hyper correction sociale' à outrance. Il fallait que je sois toujours respectable, que je parle bien, que je me fonde dans la masse, que je ne m'exprime pas trop politiquement.

Nadège

à franceinfo

Sa mère lui transmet également cette peur de l'uniforme. Sur Facebook, Nadège ne doit pas trop s'exprimer pour éviter que "la police voie" ce qu'elle écrit. L'été, quand elle part faire les vendanges, elle doit garder sa carte d'identité sur elle, y compris dans les vignes. "Ma mère avait trop peur que la police me prenne pour une réfugiée et vienne m'arrêter", explique-t-elle. Pour cette génération de femmes et d'hommes arrivés en France après la Seconde Guerre mondiale, le respect des forces de l'ordre est un devoir. "Chaque génération a eu son lot de labeur dans un contexte spécifique. Pour nos parents, il fallait courber la tête."

"Toujours moins bien traité que son ami blanc"

Ces mises en garde, Nadia, trentenaire, les a également entendues très tôt dans la bouche de son père. Celui-ci est arrivé en Corse en 1970, à l'âge de 16 ans. Une expérience violente, brutale. "Ce n'était pas la région la plus accueillante pour les Maghrébins. Les contrôles étaient très réguliers. A l'âge où tu dois être insouciant, il était en vigilance extrême, raconte la jeune femme, qui a été élevée à Villejuif (Val-de-Marne). Aujourd'hui, même s'il a la double nationalité, il a encore la peur du flic. C'est ancré en lui." Dans sa famille, elle grandit avec l'idée que "la police est raciste", que le rapport de force est en leur défaveur, que les fonctionnaires, armés, peuvent tuer. "Il ne nous a pas appris la haine, mais à faire très attention. Il voulait nous protéger, comme n'importe quel papa."

J'ai grandi avec l'idée qu'on restera 'toujours des bougnoules à leurs yeux'. Que le moindre pas de côté nous fera avoir de gros ennuis.

Nadia

à franceinfo

Aujourd'hui, Nadia veille de très près sur son frère de 22 ans, quitte à le "saouler". Lorsqu'elle voit dans les médias les photos de jeunes hommes tués lors de contrôles, elle ne peut s'empêcher de l'imaginer à leur place. Surtout depuis qu'il a une voiture. "La peur, ce n'est pas la vitesse ou l'accident de la route, c'est qu'il se fasse contrôler. Même s'il a ses papiers, il sera toujours moins bien traité que son ami blanc pour qui ça ne sera qu'une routine", déplore-t-elle. Les statistiques ethniques étant très encadrées en France, il est difficile d'analyser l'étendue du contrôle au faciès. Une étude menée par le CNRS en 2009 dans cinq gares à Paris montrait que les contrôles étaient essentiellement fondés "sur l'apparence raciale et le style de vêtements".

Pour limiter les risques, Nadia a mis en place plusieurs stratégies, comme se mettre dans la peau d'un policier. "Je crée mon propre biais raciste, c'est terrible. Je me dis 'OK, mon frère est barbu, l'agent va l'associer à un signe de 'radicalisation', donc il faut qu'il se rase la barbe !" illustre-t-elle. Depuis les attentats de 2015, elle a le sentiment que l'islamophobie est devenue "une couche supplémentaire" dans les rapports entre la population et les forces de l'ordre. "En plus d'être arabes, nous sommes musulmans, une religion que j'ai toujours vue diabolisée." Elle déplore notamment le discours de certains responsables politiques, qui appellent à "lister" des "signes" qu'ils estiment suspects et relatifs à l'islam.

Se préparer à une "mauvaise nouvelle"

Dans d'autres communes et quartiers, le contact avec les forces de l'ordre n'est pas qu'une crainte, c'est une réalité. Le quotidien des plus jeunes, notamment des garçons, est rythmé par le passage des voitures banalisées, les contrôles répétés et une tension permanente. Le 12 mai, le Défenseur des droits a dénoncé une situation de "discrimination systémique" après avoir été saisi d'une affaire de contrôles d'identité abusifs, répétés et violents menés par des policiers envers de jeunes Noirs et Arabes dans le 12e arrondissement de Paris. "Je suis systématiquement inquiet pour mes petits frères et sœurs. Je sais qu'un contrôle peut devenir fatal à tout moment", décrit Solal*, 31 ans, originaire de Seine-Saint-Denis.

Le pire, c'est d'en arriver à se dire que l'humiliation n'est pas le plus grave, que le principal est d'éviter la garde à vue. Que c'est juste la chance qui nous sépare du jour où on aura une mauvaise nouvelle.

Solal

à franceinfo

Pour Solal, cette situation s'explique en partie par la mission confiée aux fonctionnaires dans ces quartiers. "On les voit en permanence tourner et ils n'ont rien à faire. Ils contrôlent, provoquent et humilient pour s'occuper", affirme-t-il. Il se souvient d'une anecdote en particulier : "Une fois, mon frère a été arrêté alors qu'il se rendait au collège le matin, à cinq minutes de la maison. L'agent affirmait qu'il l'avait 'mal regardé'. Le fait qu'il se permette de l'arrêter et de le ramener à la maison, c'est une forme d'intimidation, de harcèlement quotidien !"

Cet aîné d'une fratrie de six enfants a lui aussi été contrôlé pour la première fois quand il était enfant. "J'allais faire les courses, ils m'ont dit qu'ils allaient m'emmener au commissariat et m'ont lâché au milieu de nulle part", dit-il. Mais, depuis qu'il est adulte et travaille à Paris, les contrôles ont disparu, les fonctionnaires ne le tutoient plus. "Pendant le confinement, je n'ai eu aucun contrôle. Mes petits frères, dans le Val-de-Marne, tous les jours. L'un d'entre eux a été contrôlé trois fois en une heure", illustre-t-il.

"Une perception sociale, raciale et géographique"

Pour ce consultant, ces contrôles sont liés à la perception que les forces de l'ordre ont des habitants. "C'est une perception sociale, raciale** et géographique." Que l'on soit perçu comme bourgeois ou appartenant aux classes populaires, à Paris ou en Seine-Saint-Denis, blanc ou noir, le traitement ne sera pas le même.

Si une personne est en costard à 19h30 à la Défense, elle ne sera pas arrêtée, mais si elle est en survêtement une heure plus tard dans le Val-de-Marne, la police se donnera le droit de la contrôler.

Solal

à franceinfo

Solal lie ces perceptions à l'histoire et à l'héritage colonial de la France. "Depuis soixante-dix ans, c'est la même problématique : le contrôle des corps noirs et arabes, perçus comme dangereux pour la société." Il évoque certains stéréotypes courants selon lesquels le corps noir serait "résistant, solide", et relate avoir entendu par son entourage des policiers nommer les endroits où "les traces de coups ne se voient pas".

Pour prévenir toute "spirale de la violence", il enseigne des règles claires à ses petits frères : éviter de rester dehors, et partir s'ils voient des agents tourner. Ne pas répondre s'ils sont provoqués ou insultés, filmer la scène avec leur téléphone et prévenir les parents. "La vidéo, c'est quitte ou double, parfois ça calme les agents, parfois ça les rend plus agressifs. Mais ça a un véritable impact."

"On veut leur apprendre à rester digne"

Depuis que son mari Amadou Koumé est mort en 2015 dans un commissariat parisien, Jessica Koumé raconte devoir faire face, en plus de sa peine indescriptible, à la colère permanente qu'elle décèle dans les yeux de leur fils de 10 ans. A la peur qu'il développe "une haine de la police", qu'il y ait un jour "un retour de flamme", décrit-elle, la gorge nouée. Née dans une famille blanche, Jessica Koumé raconte n'avoir jamais entendu dans son enfance de "discours sur la police". Aujourd'hui, elle aborde petit à petit la question avec son fils.

Je lui fais comprendre qu'il ne faut pas répondre à la violence par la violence, mais par le droit et la justice. Je l'encourage à suivre des études de droit. Pour nous, le savoir est une arme.

Jessica Koumé

à franceinfo

Pour d'autres mères, le rapport aux forces de l'ordre est un vrai "dilemme", confie Fatima Ouassak, cofondatrice du réseau Front de mères, qui regroupe des parents des quartiers populaires. "D'un côté, on veut protéger nos enfants, on a peur qu'ils soient blessés ou tués, mais de l'autre, on veut leur apprendre à rester dignes, à ne jamais baisser la tête. Un enfant qui accepte d'être humilié ne s'en sortira pas dans la vie, ça le détruit psychiquement", déclare-t-elle.

Je suis convaincue qu'il faut éduquer nos enfants pour qu'ils n'aient pas honte de leur classe sociale ou de leurs origines, que nous devons collectivement, en tant que parents, les protéger, les nôtres, mais aussi ceux de la voisine…

Fatima Ouassak

à franceinfo

Cette situation changera-t-elle un jour ? Nadia se réjouit que la médiatisation des affaires de violences policières et les répercussions mondiales de la mort de George Floyd puissent faire évoluer les choses, mais elle reste prudente. "Il n'y a aucune bonne réaction face à un policier. Que tu restes coopératif comme George Floyd ou que tu aies l'instinct de fuir comme Adama Traoré, si le policier n'aime pas ta tête, tu ne t'en sortiras pas, considère-t-elle. C'est tragique, mais un 'tutoriel survie', ça n'existe pas. Au final, tu ne sauras jamais si un contrôle ne va pas te mener à la mort."

* Le prénom a été modifié.

** La "race" est une construction sociale et non une supposée donnée biologique, sans fondement scientifique.

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