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Témoignages "Je ne veux pas de cet argent" : quand des victimes de violences sexuelles au sein de l'Eglise désertent les instances de réparation

Article rédigé par Eloïse Bartoli, Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Plus d'un an après leur création, les deux commissions de réparation pour les violences sexuelles commises au sein de l'Eglise catholique font le même constat, début 2023 : beaucoup de victimes passent sous leurs radars. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO)
Plus d'un an après la création de deux organisations destinées à indemniser les victimes, seule une faible proportion d'entre elles ont entamé des démarches pour obtenir réparation.

"On ne peut pas pardonner." A 11 ans, Robert, scolarisé dans un institut catholique privé de la banlieue rennaise, "à 200 km du foyer familial", a subi des agressions sexuelles. "J'étais encore petit, mes parents me manquaient. J'avais souvent mal au ventre. Un curé m'emmenait à l'infirmerie, me mettait sur la table, soulevait mes habits et me caressait", parvient-il à raconter aujourd'hui, à 68 ans. "Tu ne dis rien, tes parents ne sont pas là, ils t'ont confié à Dieu", lui ordonne le prêtre à l'époque. "Je ne pouvais pas parler : le curé qui m'a tripoté était un ami de la famille, il venait manger la soupe à la maison", relate ce Vendéen, qui a grandi dans un environnement très pieux.

Le traumatisme est enfoui, mais resurgit en 2003, quand Robert, devenu animateur dans le monde du spectacle, écrit une biographie. Depuis, il s'est rapproché du collectif de victimes de l'Eglise de Vendée et a témoigné dans plusieurs conférences. Mais le sexagénaire ne veut plus avoir affaire à l'institution catholique. "Je ressens du mépris", lâche Robert. Et il refuse toute réparation financière : "Je ne veux pas de cet argent, pas un centime."

Deux commissions de réparation créées en un an

Robert pourrait pourtant entamer des démarches auprès de l'Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr), créée par l'Eglise après la publication, fin 2021, du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Eglise (Ciase), présidée par le haut-fonctionnaire Jean-Marc Sauvé. Son cas remplit trois critères indispensables : les faits sont judiciairement prescrits, il était mineur lorsqu'il a subi des violences sexuelles et celles-ci ont été commises par un membre du clergé.

A la suite de la présentation de ce rapport choc, qui a révélé l'ampleur de la pédocriminalité dans l'Eglise catholique, une deuxième instance a vu le jour : la Commission reconnaissance et réparation (CRR), pour les violences sexuelles commises au sein des congrégations catholiques.

Plus d'un an après leur création, les deux commissions font le même constat : beaucoup de victimes passent sous leurs radars. Alors que le rapport de la Ciase estime à 330 000 le nombre de victimes de violences sexuelles au sein de l'Eglise entre 1950 et 2020, seules 1 102 d'entre elles ont formulé une demande de reconnaissance et de réparation auprès de l'Inirr, au 30 novembre 2022. Et elles sont 450 à avoir été prises en charge par la CRR. Au total, moins de 0,5% du nombre estimé de victimes sur les soixante-dix dernières années se trouvent dans un parcours d'indemnisation.

"Des victimes attendent depuis tellement longtemps"

Pourquoi l'écrasante majorité des victimes ne se fait-elle pas connaître ? Le rejet de l'Eglise, que ressent Robert, n'est pas la seule raison qu'elles invoquent. "Pour certaines, l'aspect pécuniaire n'est pas important : la repentance de l'Eglise suffit. D'autres confient leur histoire et ne veulent pas aller plus loin", résume Jean-Pierre Sautreau, fondateur du collectif de victimes de l'Eglise de Vendée et lui-même victime.

Beaucoup de victimes ne parleront jamais, car elles ont peur de le dire à leur famille ou que leurs collègues l'apprennent.

Jean-Pierre Sautreau, fondateur du collectif de victimes de l'Eglise de Vendée

à franceinfo

"Je ne veux pas engorger encore davantage le système, quand il y a des victimes qui attendent depuis tellement longtemps et qui en ont bien plus besoin que moi", explique, pour sa part, Yolande du Fayet de la Tour, agressée sexuellement à l'âge de 6 ans par un prêtre aujourd'hui décédé. "La priorité, ce sont les gens qui vivent des minima sociaux parce qu'ils ont eu des vies brisées à cause des abus, qui sont passés de dépression en dépression, avec des relations familiales et personnelles chaotiques", insiste cette psychothérapeute de 61 ans qui a participé à un groupe d'étude de la Ciase composé de représentants d'associations de victimes volontaires.

"Un parcours terrible"

Agressé et violé par des religieux à plusieurs reprises quand il avait de 11 à 16 ans, Dominique Isaac, 67 ans, fait partie de ces victimes à la vie accidentée. Il y a deux ans, ce retraité de l'hôtellerie a décidé de raconter son histoire dans des cellules d'écoute de plusieurs diocèses. Il était persuadé, à tort, que son dossier serait transmis automatiquement à l'une des deux commissions de réparation. Il s'est ensuite tourné vers la Ciase pour témoigner. Là encore sans succès : "Je suis arrivé trop tard, la ligne téléphonique était coupée car ils avaient déjà rendu leur rapport."

Dominique Isaac est ensuite dirigé vers les membres de l'Inirr. Pourtant, ce n'est toujours pas la bonne instance : c'est la CRR qui est compétente, les abus dont il a été victime ayant été commis par des frères qui dépendent non pas des diocèses, mais de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref). "Ciase, Inirr, CRR… Je ne savais même pas comment les écrire ou les distinguer. C'est à ne rien y comprendre", tempête-t-il. Comme lui, de nombreuses victimes jugent ces démarches trop complexes. "Heureusement, les petits-enfants nous aident avec les téléphones modernes... ça ne veut pas dire que nous sommes des idiots, mais ce n'est pas de notre âge", regrette-t-il.

Durant cette errance administrative, la santé mentale de Dominique Isaac s'est dégradée. "J'ai dit à mes proches : 'J'en peux plus'", confie-t-il. Une situation prise au sérieux par l'Eglise, qui est finalement intervenue pour l'accompagner. 

J'ai menacé de m'immoler à la cathédrale de Rouen. Je me disais que c'était la seule solution pour se faire entendre au nom des milliers de victimes.

Dominique Isaac, victime

à franceinfo

En décembre 2022, Dominique Isaac a finalement réussi à déposer son dossier. "C'est un parcours terrible, ça a pris près de quatre mois pour avoir les bonnes personnes au téléphone", résume-t-il, laconique.

"Une démarche qui engage beaucoup de soi"

"La charge mentale de faire le dossier, ce n'est pas rien. C'est une démarche qui engage beaucoup de soi", atteste Sophie. Dans la famille catholique pratiquante de cette quinquagénaire, elle-même très croyante, ils sont au moins cinq à avoir subi les violences sexuelles d'un prêtre, membre de la famille éloignée. Lever le voile sur ces abus commis par un homme de Dieu a tout fait voler en éclats. "Ma mère m'a dit : 'J'aurais préféré que tu attendes que je sois morte pour en parler'." Mais Sophie se décide tout de même à agir. Le 1er décembre, devant un parterre de victimes lors du bilan annuel de la CRR à Paris, elle annonce, souriante, mais fébrile : "Ça y est, je vais le faire, ce dossier."

Ces obstacles sont bien connus des instances. "Alors que beaucoup de victimes rencontrent des problèmes sexuels depuis des années, ne supportent plus le contact peau à peau ou se désocialisent, remplir notre questionnaire c'est souvent faire le lien entre ces difficultés personnelles et les abus", souligne le président de la CRR, Antoine Garapon. "En vieillissant, faire face à ses traumatismes, à cette matière douloureuse, ce n'est pas chose aisée", abonde Sophie.

Pour inciter les victimes à franchir le pas, certains acteurs associatifs, à l'instar d'Olivier Savignac, du collectif Parler et revivre, souhaiteraient que soient mises en place de larges campagnes d'affichage dans les églises. Une solution que ne reprend pas à son compte la présidente de l'Inirr. "Les victimes ont souvent besoin de temps pour entrer dans une démarche de réparation. Revenir sur les faits peut raviver un psycho-trauma, ce qui explique que certaines personnes hésitent avant de nous contacter", explique Marie Derain de Vaucresson.

Une organisation qui ne fait pas consensus

Pourtant, le temps est compté pour les victimes : commencée début 2022, la mission de l'Inirr est prévue pour durer trois ans, période renouvelable une fois. Et elle accuse déjà d'importants retards dans la prise en charge des dossiers de victimes, reconnaît Marie Derain de Vaucresson, qui précise être attentive "à ne pas augmenter l'attente". Parmi les 1 102 demandes reçues en un an, seules 260 victimes ont pu aller au bout du processus de réparation. Du côté de la CRR, 37 dossiers sont à présent clôturés après mise en œuvre des réparations, a annoncé la commission le 1er décembre. Les autres demeurent en attente. 

Face au faible nombre de dossiers reçus, ou aux délais jugés trop longs, c'est le fonctionnement même des instances qui est remis en cause par certains acteurs associatifs. Arnaud Gallais, cofondateur du mouvement contre la pédocriminalité BeBrave France, lui-même victime d'un prêtre, regrette le désengagement de l'Etat dans le processus de réparation. Il juge le travail des commissions largement insuffisant "face à un tel crime de masse". "On parle de 13 enfants violés chaque jour pendant soixante-dix ans. On fait quoi de ça ? On leur file du fric ? Et après ?"

Si l'Inirr et la CRR ont traité si peu de dossiers, c'est parce que ces deux instances sont "balbutiantes" et "manquent cruellement de ressources humaines", selon Catherine Boulanger, membre du collectif Agir pour notre Eglise, qui rassemble une vingtaine de "catholiques lambda" à travers la France. "On va leur proposer notre aide, annonce-t-elle. Il y a encore énormément de chantiers douloureux qu'il va falloir aborder." Pour autant, Catherine Boulanger veut croire que, désormais, le chemin est tracé pour accompagner ces victimes : "L'Eglise veut proposer une réparation pour dire qu'elle en est consciente."

France 2 diffuse, jeudi 19 janvier à 23 heures, un numéro de "Complément d'enquête" consacré au sujet et intitulé "Victimes de l'Eglise : l'impossible réparation".

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