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"Tout le monde a applaudi, c’était un moment suspendu" : la Ciivise, un espace de parole salvateur pour les victimes d’inceste

Article rédigé par Catherine Fournier, Clara Lainé
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Un homme témoigne devant la commission des violences sexuelles qu'il a subies lors d'une réunion publique de la Ciivise au Palais de la Femme, le 21 septembre 2022, à Paris. (JULIEN DE ROSA / AFP)
Alors que la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants a publié son rapport final vendredi, la secrétaire d'Etat chargée de l'Enfance a assuré qu'elle perdurerait "avec une feuille de route remaniée".

"Je m'appelle Sabine, j'ai 60 ans. J'ai été violée par mon père, enfant." Lors d'une réunion publique de la Ciivise à Paris, en septembre, Sabine prend la parole. Aux quatre coins de la salle comble, des écrans affichent ce message : "Vous n'êtes plus seul.e.s, on vous croit". Deux ans plus tôt, jour pour jour, la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants lançait son appel à témoignages, puis son tour de France pour recueillir la parole de victimes et de leurs proches. "Je ne sais pas comment vivre, c'est comme si mon père avait déchiré le mode d'emploi", poursuit Sabine ce soir-là, remerciant l'assistance sous les applaudissements.

Des réunions comme celle-ci, il y en a eu 27 depuis que la Ciivise est née, au moment où la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Eglise s'apprêtait à publier le rapport Sauvé et où le #MeTooInceste inondait les réseaux sociaux. En 2021, lors de l'annonce de sa création, Emmanuel Macron avait promis aux victimes d'inceste qu'elles ne seraient "plus jamais seules". Il avait chargé le magistrat Edouard Durand et l'ex-directrice de l'association Docteurs Bru, Nathalie Mathieu, de conduire les travaux de cette nouvelle commission, jusqu'à décembre 2023.

Alors que la Ciivise a publié son rapport final vendredi 17 novembre, la secrétaire d'Etat chargée de l'Enfance a assuré que cette commission perdurerait "avec une feuille de route remaniée", dimanche sur franceinfo. Selon Charlotte Caubel, "il faut maintenir l'élan de la Ciivise et continuer à avoir cette vigilance" sur "des enjeux complémentaires pour notre pays", "au-delà" de l'inceste.  

Est-ce que cette affirmation satisfera les 60 signataires d'une tribune publiée dans Le Monde à la mi-octobre ? Ils y affirmaient que la fin de la commission "serait un non-sens politique", arguant qu'"en seulement deux ans", près de 30 000 victimes ou covictimes "y ont fait entendre leurs voix".  

"Un espoir" incarné par le juge Durand

Parmi les personnes entendues par la commission, certaines ont dévoilé les faits pour la première fois. Mais la majorité d'entre elles (neuf sur dix, selon la Ciivise) avaient déjà parlé, en vain. Cette prise de parole devant une institution dédiée, instituée au sommet de l'Etat, a ainsi représenté une étape importante. 

"Quand j'ai appelé la Ciivise, c'étaient des gens qui comprenaient, qui ne jugeaient pas, c'était la première fois", raconte à franceinfo Vanessa Frasson, victime d'inceste par son oncle. Elle s'est vu retirer la garde de son enfant après avoir dénoncé l'inceste paternel que la petite fille lui avait confié avoir subi. Cette "mère désenfantée" contacte la Ciivise en 2021, via un questionnaire en ligne. A cette époque, seules trois personnes de son entourage sont au courant, car "parler de ce qui m'était arrivé, ça mettait tout le monde mal à l'aise". Elle se rend ensuite à l'une des réunions publiques organisées par la commission, le 23 mars, à Bobigny, près de Paris. "Je me rappelle que j'ai tremblé, déversé un peu de mon désespoir, j'ai ressenti du lien, du soutien dans la salle, déroule-t-elle. La magie de la Ciivise, c'est de nous décharger un peu de toute cette culpabilité, de cette honte." Un moment salvateur qu'elle attribue notamment au coprésident de la commission, le magistrat Edouard Durand : "C'est sa présence qui m'a permis de témoigner."

"Le juge Durand arrive à créer un moment intense de connexion et de bienveillance, ce qui est assez inédit dans notre situation parce qu’on est souvent très seul, pas soutenu par l’entourage."

Vanessa Frasson, entendue par la Ciivise

à franceinfo

Pascale, elle, a traversé la frontière belge, en janvier 2022, pour se rendre à une réunion de la Ciivise à Lille. Ayant souffert d'une "amnésie traumatique" pendant des années, cette femme de 56 ans trouve la force de saisir le micro après avoir entendu les témoignages "pendant deux heures". "C'est la première fois que j'arrive à en parler réellement et dire que j'ai subi l'inceste par mon père de 3 à 13 ans, confie-t-elle. Monsieur Durand voyait que c'était difficile de dire les mots, je me souviendrai toute ma vie de son regard bienveillant, il me faisait des petits pouces et me souriait (...) Tout le monde a applaudi, c'était un moment suspendu." Pascale, qui se sent "reconnue en tant que victime", participera ensuite au documentaire Un silence si bruyant, dans lequel l'actrice Emmanuelle Béart révèle avoir été victime d'inceste. 

Un organisme identifié par les victimes

Au fil des réunions qu'il a coprésidées et de ses interventions médiatiques, l'ancien juge des enfants du tribunal de Bobigny est devenu le visage et la voix de la Ciivise. "La nuit, quand je n'arrive pas à dormir, je regarde des vidéos de vous. Vous parlez tellement bien que vous m'apaisez", lui lance lors de la réunion parisienne du 21 septembre Julie, 38 ans, "violée par son oncle". Tel l'animateur d'un groupe de parole géant, le magistrat à la silhouette longiligne, dont le phrasé rappelle celui d'un homme d'Eglise, ponctue chaque intervention d'un mot d'encouragement : "Votre âme est lumineuse", "vous êtes une guerrière". Edouard Durand saisit aussi l'occasion de ces ultimes rassemblements pour prêcher en faveur du maintien de la Ciivise, ce "village" qui fait corps autour des victimes. A la veille de la présentation du rapport, il s'en est expliqué auprès de franceinfo. 

"La Ciivise n’est pas seulement chargée de faire un état des lieux, de recueillir des témoignages pour les utiliser. Elle est chargée d'être un espace de protection, de soutien social. Qui peut dire que ça, ça n’est plus nécessaire ?"

Edouard Durand, coprésident de la Ciivise

à franceinfo

"C'est une richesse, en France, d'avoir porté la parole de l'indicible", appuie la députée socialiste Isabelle Santiago. L'élue a initié la proposition de loi sur la déchéance de l'autorité parentale en cas de condamnation pour violences sexuelles incestueuses, une des rares mesures préconisées par la Ciivise qui est en passe d'aboutir. Ce texte a été adopté en seconde lecture à l'Assemblée nationale, lundi 13 novembre. "Il me semblerait judicieux de ne pas stopper la Ciivise car c'est une entité clairement identifiée par le public", observe l'élue, selon laquelle beaucoup continuent à appeler la commission plutôt que le 119, numéro mis en avant dans le spot de campagne contre l'inceste lancé par le gouvernement mi-septembre. 

"Libérer la parole sans libérer l'écoute"

Si les travaux de la Ciivise sont quasi unanimement salués, les attentes ont été grandes et parfois déçues. "Ce qu'on nous donne actuellement, c'est une parole qui fait du bruit, pas une parole qui fait action", a ainsi lancé une participante lors d'une réunion parisienne. "Les personnes victimes ont besoin d'aide, pas seulement de 'on vous croit'", appuie Steffy Alexandrian, qui a fondé l'association Carl, du nom de son petit frère. Ce dernier a mis fin à ses jours à l'âge de 12 ans, après avoir dénoncé des agressions sexuelles de la part de son père, déjà condamné pour des faits de même nature commis sur sa grande sœur. Auditionnée à sa demande par la commission, "non sans mal", elle observe que cet entretien "est resté sans suite ni traces". Et regrette que la Ciivise n'ait pas eu pour mission de prodiguer "des conseils" aux personnes "démunies" face au fonctionnement du système judiciaire en matière de violences sexuelles. La jeune femme s'interroge sur la composition de la Ciivise et sur le choix de mettre un magistrat à sa tête, ce qui a pu laisser croire aux victimes qu'elles allaient être prises en compte par la justice.

"Un magistrat reste un magistrat, sa mission n'est pas de compatir mais d'établir la vérité et de rendre la justice."

Steffy Alexandrian, créatrice de l'association Carl

à franceinfo

Les victimes "savent qu'en allant à la Ciivise, elles ne sont pas dans une procédure judiciaire", rétorque le juge Edouard Durand. Naturellement, si une personne exprime un besoin d'accompagnement, nous le lui proposons. Ces réunions publiques, nous avons montré que nous étions en capacité d'en faire des espaces de confiance, de sécurité, de dignité."

Violé à l'âge de 8 ans par un prêtre missionnaire et deux de ses cousins, Arnaud Gallais salue le fait qu'un homme de robe se glisse dans celle de coprésident de la Ciivise : "J'avais du mal à croire en notre justice. Edouard Durand m'a réconcilié avec la mécanique judiciaire." Ce membre de la Ciivise, également cofondateur du collectif Prévenir et Protéger, se montre en revanche plus amer sur les décisions politiques qui ont découlé des travaux de la commission jusqu'à présent. Sur les 20 recommandations formulées en 2022, seul "le spot télévisé a été suivi" par le gouvernement. "Se contenter de ça, cela revient à dire aux gens de libérer la parole sans libérer l'écoute", dénonce-t-il. Prônant lui aussi le maintien de la Ciivise, Arnaud Gallais aspire à ce que le combat s'intensifie : "Emmanuel Macron ne peut plus juste dire ‘je te crois'. Il faut aussi qu'il dise ‘je te protège'."


Si vous êtes un enfant en danger, si vous êtes une personne témoin ou soupçonnant des violences sexuelles faites à un enfant ou si vous souhaitez demander conseil, il existe un numéro national d'accueil téléphonique pour l'enfance en danger : le 119, ouvert 24h/24 et 7j/7. L'appel est gratuit et le numéro n'est pas visible sur les factures de téléphone.
Il est aussi possible d'envoyer un message écrit au 119 via le formulaire à remplir en ligne ou d'entrer en relation via un tchat en ligne : allo119.gouv.fr.
Pour les personnes sourdes et malentendantes, un dispositif spécifique est disponible sur le site allo119.gouv.fr.

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