Affaire Damien Abad : pourquoi demander aux victimes de violences sexuelles de porter plainte n'est pas si simple
Interrogée sur la nouvelle accusation de tentative de viol visant Damien Abad, Elisabeth Borne a invité les femmes "à déposer plainte". Une position qui ne tient pas, d'après l'avocate Elodie Tuaillon-Hibon.
"Il ne faut pas hésiter à aller porter plainte". C'est le message martelé, mercredi 15 juin, par Elisabeth Borne en campagne sur le marché de Villers-Bocage (Calvados). Un appel à pousser la porte du commissariat de la cheffe du gouvernement alors que Mediapart (article payant) a publié un nouveau témoignage accablant contre Damien Abad, son ministre des Solidarités.
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Laëtitia, une "élue centriste", accuse en effet l'ancien chef de file des députés LR, déjà visé par deux accusations de viols, d'une tentative de viol lors d'une fête organisée chez lui en 2010. Des faits contestés par le nouveau ministre.
"Vous comprenez bien que je ne peux pas me prononcer sur la base de témoignages anonymes", a insisté Elisabeth Borne, interpellée par une habitante de la 6e circonscription du Calvados, où se présente la Première ministre. "Je dis vraiment aux femmes, en tant que Première ministre et en tant que femme, que je les invite à déposer plainte, parce que c'est important que la justice puisse dire les faits."
C'est cette injonction à porter plainte qui a particulièrement fait réagir associations et militantes féministes. Franceinfo a interrogé Elodie Tuaillon-Hibon, avocate au barreau de Paris, qui a défendu ces dernières années des plaignantes dans des affaires de violences sexuelles impliquant des politiques, notamment Gérald Darmanin et Georges Tron. Elle explique pourquoi ce n'est pas si simple pour les victimes.
Franceinfo : Qu'avez-vous pensé des propos d'Elisabeth Borne ?
Elodie Tuaillon-Hibon : Cela envoie un très mauvais signal de plus aux victimes de violences sexuelles et ce n'est pas tout à fait conforme à l'état de notre droit. En France, il existe le parquet et le procureur de la République qui, chaque jour, se saisissent d'affaires eux-mêmes.
"Dans de nombreuses autres situations, comme lorsqu'il y a un accident de la route par exemple, nous n'exigeons pas que les victimes portent plainte pour enquêter."
Elodie Tuaillon-Hibon, avocateà franceinfo
Le parquet s'était d'ailleurs saisi au moment de l'affaire Adèle Haenel, mais ne le fait presque plus depuis quelques années. L'argument de l'anonymat du témoignage évoqué par ce dernier ne tient pas. Il est bon d'ailleurs de se demander ce que cela dit du niveau de mépris du travail journalistique : les récentes affaires dévoilées dans les médias ne viennent pas de ragots entendus au café du coin. Ce sont des enquêtes qui suivent des règles déontologiques.
De plus, dans une démocratie moderne, n'est-ce pas problématique que d'exiger qu'il faudrait que la femme qui témoigne dans un média nous donne son adresse et tout son pedigree pour que, peut-être, il se passe quelque chose ? Pour rappel, dans l'article de Mediapart, cette dernière n'est pas anonyme pour les journalistes, elle est anonymisée pour le public.
Quels sont, selon-vous, les principaux freins au dépôt de plainte pour une victime de violences sexuelles ?
Ces freins, on les connaît tellement bien que ça rend les propos de Madame Borne encore plus contestables. Pour porter plainte, il faut d'abord être en mesure de pousser la porte d'un commissariat : toutes les victimes ne sont pas égales dans cette situation de départ. Certaines femmes ont des fausses conceptions sur ce qu'est un viol. Elles croient qu'il faut qu'il y ait une arme, qu'il faut avoir été frappé...
Ces femmes ont besoin d'être conseillées, il y a de très bonnes associations féministes et des avocates qui font ce travail, mais elles ne sont pas assez nombreuses. Toutes les femmes n'ont également pas les mêmes ressources financières et matérielles : si vous êtes à la campagne, que vous êtes isolée, comment faites-vous ?
Pour celles qui ont les ressources, l'accueil de leur parole rentre ensuite en compte. Vont-elles être bien accueillies dans les commissariats ? Les professionnels sont-ils suffisamment formés ? Ont-ils assez d'empathie ? Ne tomberont-ils pas dans les préjugés ?
Est-ce que cela peut être un élément dissuasif de plus qu'un ministre en fonction soit concerné, comme c'est le cas dans l'affaire Abad ?
Oui, c'est déjà très difficile de porter plainte contre son voisin de palier ou contre un collègue. Alors contre un ministre, qui est en outre soutenu par le gouvernement... Emmanuel Macron a d'ailleurs démontré qu'il apportait une forme de soutien aux hommes de son gouvernement dans certaines affaires de violences sexuelles et ce soutien [interpellé, le 9 juin, lors d'un déplacement dans le Tarn, il a répondu : "Pour fonctionner en société, vous devez avoir de la présomption d'innocence"]. C'est le dernier clou dans le cercueil des victimes. Sur ces affaires, le président a une véritable doctrine qu'il doit assumer.
Les contraintes psychologiques doivent-elles aussi être prises en compte pour comprendre cette frilosité ?
Oui, il existe des freins non-juridiques, comme l'amnésie traumatique des victimes ou encore le sentiment de honte et de culpabilité qui les habitent. C'est extrêmement fréquent. Il y a aussi la peur des conséquences sur leur vie.
"A partir du moment où vous dénoncez des politiques, même au niveau local, vous savez que tous ses partisans vont vous tomber dessus."
Elodie Tuaillon-Hibon, avocateà franceinfo
Dans l'affaire Tron, par exemple, les victimes ont énormément souffert. L'ampleur médiatique est aussi un frein, surtout lorsqu'il s'agit d'exposer des éléments qui relèvent de sa vie privée aux yeux de tous. La Cour européenne des droits de l'homme a rappelé que la vie privée des victimes doit être respectée par la défense. Pourtant, il est très courant de voir des informations personnelles des plaignantes dévoilées dans les tribunaux, spécifiquement lors d'affaires de violences sexuelles.
Les condamnations sont rares dans les affaires de violences sexuelles. Est-ce encore un autre motif de découragement pour les potentielles victimes ?
Effectivement. Mais en France, le plus difficile, c'est avant tout de venir devant les juridictions. Il faut passer outre le classement sans suite et ne pas être concerné par une ordonnance de non-lieu, c'est là que c'est le plus compliqué. Il y a beaucoup d'incertitudes : la plaignante va-t-elle tomber sur un procureur de la République qui a une politique pénale volontariste sur les affaires sexuelles ou est ce qu'elle va avoir affaire à un parquet que ces affaires ennuient, parce qu'elles sont longues et complexes ? Pour rappel, la France n'est toujours pas en conformité avec la Convention d'Istanbul. Cette dernière, signée en 2011 et ratifiée en 2014, demande à ce que la procédure ne soit pas un obstacle pour les victimes.
"Il est tout à fait normal que certaines femmes hésitent ou préfèrent ne pas porter plainte."
Elodie Tuaillon-Hibon, avocateà franceinfo
C'est en cela que c'est assez hypocrite de tenir ce genre de discours : en France ni le droit, ni la procédure, ni la juridiction ne sont en mesure de garantir le bon parcours de la plaignante. Enfin, il est important de rappeler que ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de sanction pénale qu'il n'y peut pas avoir de sanction disciplinaire. Il est possible d'agir sans plainte pénale ; c'est tout le sens de l'obligation de sécurité qui pèse par exemple sur les employeurs privés et publics.
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