Grand entretien Marche contre l'antisémitisme : "Notre pays souffre d'un manque de bienveillance à l'égard du monde juif", estime Michel Wieviorka

Article rédigé par Clément Parrot, Thibaud Le Meneec - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
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Depuis le 7 octobre, le ministère de l'Intérieur a recensé plus de 1 000 actes antisémites en France. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)
Les attaques du Hamas en Israël le 7 octobre et la riposte de l'armée israélienne dans la bande de Gaza ont fracturé la société française. Depuis, les actes antisémites sont en hausse, selon le ministère de l'Intérieur. Pour franceinfo, le sociologue Michel Wieviorka analyse les manifestations de l'antisémitisme en France.

Cinq semaines après les attaques terroristes du Hamas en Israël et la riposte dévastatrice de l'armée israélienne dans la bande de Gaza, le conflit a des répercussions en France, avec une forte hausse du nombre d'actes antisémites depuis début octobre. Face à ce fléau, une partie de la classe politique a appelé à une marche contre l'antisémitisme, dimanche 12 novembre.

A cette occasion, le sociologue Michel Wieviorka analyse pour franceinfo les diverses formes d'antisémitisme à l'œuvre dans l'Hexagone. Le directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), auteur notamment de La Dernière Histoire juive (éd. Denoël), estime qu'une partie de la communauté juive française ne se sent plus "comprise" par le reste de la société. 

Franceinfo : Quelle est, selon vous, la signification de cette marche contre l'antisémitisme, organisée dimanche à Paris ? 

Michel Wieviorka : Cette marche a deux raisons d'être. Premièrement, il faut afficher le refus de l'antisémitisme dans un pays comme la France, dire que c'est inacceptable en démocratie. "Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l'oreille, on parle de vous", écrivait Frantz Fanon [figure martiniquaise de la pensée anticolonialiste], citant son vieux professeur qui s'adressait aux élèves noirs. Autrement dit, cela concerne tout le monde.

Deuxièmement, je pense que dans l'ensemble, les Français ne sont pas aussi antisémites qu'on voudrait le croire. Mais notre pays souffre d'un manque de bienveillance à l'égard du monde juif. Ce phénomène d'indifférence s'est mis en place progressivement. Rappelez-vous les attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher en 2015. De nombreuses personnes se sont présentées avec le slogan "Je suis Charlie", mais peu disaient "Je suis Hyper Cacher".

Depuis le 7 octobre, l'attaque du Hamas et la riposte d'Israël, le ministère de l'Intérieur a recensé plus d'un millier d'actes antisémites en France. Quelles réalités recouvrent ces chiffres ? 

L'antisémitisme transite par toutes sortes de formes. Il y a la discrimination, mais les juifs n'en souffrent pas en France aujourd'hui. Il y a la ségrégation. Ils ne la subissent pas, même s'ils sont amenés parfois à s'auto-ségréger, quand par exemple des parents déménagent dans un autre quartier, parce que leurs enfants sont maltraités à l'école. Ensuite, il y a les rumeurs. Le complotisme en fournit autant qu'on veut. Ce sont aussi les stéréotypes, du type "les juifs sont radins" ou "du côté du pouvoir"... Enfin, l'antisémitisme, c'est aussi ce qu'on pourrait appeler une grande idéologie, une vision générale de l'histoire conspirationniste. Selon les protocoles des Sages de Sion [un faux historique antisémite fabriqué par la police secrète russe en 1903 et qui continue à circuler], les juifs ont comploté pour contrôler l'humanité tout entière. 

Les études sur les préjugés antisémites ne montrent pas, en général, une augmentation spectaculaire avant le 7 octobre en France. Par contre, il y a des pics, qui coïncident souvent avec ce qu'il se passe au Proche-Orient. Il y a une projection sur la société française de phénomènes qui se jouent ailleurs. Et il y a plus de violences, en particulier d'actes terroristes. Dans les années 1980, ce n'était pas lié à de l'antisémitisme français, car les auteurs venaient du Proche-Orient. 

"Désormais, il y a eu Mohamed Merah, l'Hyper Cacher, sans parler du Musée juif à Bruxelles, qui reste proche de la France. Et imaginez qu'il y a aussi les projets d'attentats qui sont mis en échec…"

Michel Wieviorka, sociologue

à franceinfo

Le gouvernement nous parle de plus de 1 000 actes antisémites, mais, et il faut s'en réjouir, jusqu'ici, il n'y a pas eu d'acte terroriste impressionnant. Donc il faut au moins distinguer les grandes violences du genre terroriste et les violences plus limitées, mais non moins réelles. 

Qui sont les auteurs de ces violences ?

C'est là que la question devient très délicate. On vient de voir, avec certaines affaires, que les premières hypothèses de départ ne sont pas toujours les bonnes. Par exemple, concernant les récentes étoiles de David peintes en bleu au pochoir sur des murs en région parisienne, il semblerait que ce soit tout à fait autre chose que la piste antisémite envisagée au début. Ce sera intéressant de se pencher sur les profils des 486 personnes interpellées pour actes antisémites depuis le 7 octobre.

Dans quels pans de la société française cet antisémitisme s'exprime-t-il ?

Je pense qu'il existe de l'antisémitisme actif dans plusieurs secteurs de la société. D'abord, disons-le par facilité de langage, dans des populations issues de l'immigration en provenance du monde arabo-musulman. Attention, tous les Arabes ou tous les musulmans ne sont pas antisémites, mais il est vrai que dans ces populations, il y a un terreau où s'expriment la haine d'Israël en même temps que la haine des juifs. Dans ces milieux-là, antisionisme et antisémitisme se confondent. Ces populations expriment une identification à la cause nationale palestinienne et parfois aussi à l'islam, voire à l'islamisme. 

Certains dénoncent aussi une résurgence de l'antisémitisme à l'extrême gauche...

Il y a effectivement un secteur à la gauche de la gauche qui renoue avec une vieille tradition, avec des moments ou des affects antisémites. Actuellement, je trouve que Jean-Luc Mélenchon [qui se défend de tout propos antisémite] est sur la pente du dérapage. Il est dans l'ambiguïté, dans l'ambivalence, et il surfe sur des sous-entendus, des thématiques qui ne sont pas loin de sentir l'antisémitisme. Ce faisant, il crée les conditions pour que le regroupement de la Nupes ne fonctionne plus. Je pense qu'il compte renforcer sa base électorale par cette stratégie que je trouve dangereuse. Pour autant, l'idée de "l'islamo-gauchisme" me semble être une formule très malsaine, car je ne connais pas une seule voix de gauche dont l'objectif est le triomphe de l'islam. 

Dans le même temps, quelle analyse faites-vous de l'évolution du discours à l'extrême droite ?

Il y a au Rassemblement national la volonté d'incarner un nouveau leadership de soutien à Israël et de lutte contre l'antisémitisme. Mais il faut savoir que le RN, et avant lui le Front national, n'a pas toujours été hostile à Israël, bien au contraire. On peut trouver plusieurs déclarations de Jean-Marie Le Pen qui sont plutôt favorables à Israël. Et Marine Le Pen a souvent montré qu'elle s'intéressait de manière positive à Israël. Il y a un moment qu'elle essaie de montrer qu'elle a "tué le père"

"Ce qui est neuf au RN, c'est l'affichage cru du refus absolu de l'antisémitisme."

Michel Wieviorka, sociologue

à franceinfo

Ce positionnement produit un effet politique : il n'y a plus d'obstacle pour que certains rapprochements, impossibles jusque-là, s'opèrent et pour que des électeurs à droite, voire très à droite, s'intéressent désormais sans crainte au RN.

Quant à Eric Zemmour, il suscite de l'intérêt dans la communauté juive. Le fait que lui aussi soit sur un positionnement de soutien énergique à Israël et de refus de l'antisémitisme – ce qui ne l'empêche pas d'affirmer que Philippe Pétain a "sauvé" des juifs français pendant la Seconde Guerre mondiale – peut lui permettre de capter de l'électorat.

Existe-t-il toujours un antisémitisme d'extrême droite ?

Oui. Au RN, ce n'est pas parce que la patronne a dit "c'est fini" qu'on fait bouger d'un seul coup tout un électorat, un appareil et des militants. Par ailleurs, il existe des formes d'antisémitisme plus culturelles, plus intellectuelles, religieuses aussi. Là, vous pouvez rencontrer un antisémitisme qui peut être assez virulent. Tous les catholiques par exemple ne sont pas d'accord avec la réforme Vatican II qui a modifié le regard de l'Eglise catholique sur les juifs [en affirmant en 1965 que le peuple juif n'est pas responsable de la mort de Jésus]. Cet univers-là, où on peut trouver d'autres groupes extrémistes comme les skinheads, n'est pas antisioniste, Israël n'est pas leur problème.

Enfin, il faut ajouter un dernier élément dans ce paysage complexe, que l'on peut symboliser par le nom de Dieudonné. Il s'agit d'une chose plus diffuse, qui traverse toutes sortes de secteurs de la société, avec l'idée qu'en gros, on devrait pouvoir se moquer des juifs, on devrait pouvoir plaisanter sur les chambres à gaz, tout ça au nom de la liberté d'opinion et d'expression.

Avez-vous le sentiment qu'il y a un problème en France avec le devoir de mémoire lié à l'Holocauste ?

Pour les nouvelles générations, quand on parle de la Shoah, on parle de quelque chose qu'elles n'ont pas connu. Elles n'ont même pas non plus baigné dans une atmosphère où la Shoah existait concrètement, parce qu'on avait connu un grand-père qui avait survécu. Ce n'est pas du tout qu'elles vont minimiser ou oublier, mais elles n'ont pas les mêmes repères. Pour les jeunes générations, la Shoah s'est un peu institutionnalisée. On a des musées, des lieux de mémoire, des visites à Auschwitz, on l'enseigne dans les programmes... C'est rentré dans l'histoire et c'est peut-être un peu sorti de la mémoire.

Certains estiment qu'il est parfois difficile de se montrer critique contre le gouvernement d'Israël sans prêter le flanc à des accusations d'antisémitisme… 

Pour moi, ce n'est pas si difficile, du moins intellectuellement. J'estime que la critique de l'action de la politique israélienne est tout à fait légitime. Par contre, quand cette critique appelle à détruire cet Etat, on passe à autre chose. Si vous allez en Israël, le débat est très vif sur le gouvernement israélien, avec certaines critiques qui pourraient être taxées d'antisémitisme en France. 

"Ecoutons le débat politique israélien et nous verrons bien qu'il est tout à fait légitime de critiquer le gouvernement israélien."

Michel Wieviorka, sociologue

à franceinfo

Donc quand Gérald Darmanin dit que "l'antisionisme est incontestablement une forme d'antisémitisme", c'est un abus de langage ?

Disons que cela devient vite un raccourci trop commode... Dans ce qu'on appelle l'antisionisme, la question est de savoir où commence l'antisémitisme. Pour moi, la réponse est assez simple. L'antisémitisme apparaît lorsque l'antisionisme signifie la destruction de l'Etat d'Israël, car cela veut dire que les juifs n'ont pas le droit à cet Etat, alors même qu'il a été voté par les Nations unies, qu'il a été reconnu. Mais vous trouverez aussi des antisémites qui sont sionistes. Vous trouverez des gens qui ne sont pas antisémites, mais qui sont antisionistes, y compris parmi les juifs. Vous avez des juifs très religieux qui sont antisionistes. J'ajouterais qu'on peut aussi être "a-sioniste", selon le mot inventé par Daniel Cohn-Bendit, et considérer que l'Etat d'Israël, pour les gens qui vivent en diaspora, n'est pas un enjeu. 

Beaucoup de juifs confient en ce moment leurs craintes ou leur solitude. Peut-on dire que la communauté juive est menacée aujourd'hui dans son existence en France ?

Il y a d'abord un sentiment de menace physique réelle. Certains ne se promènent plus avec leur kippa parce qu'ils craignent de se faire sauter dessus. Ils retirent la mezouzah devant leur porte, etc. Le deuxième sentiment, qui est très fort aujourd'hui, c'est l'incompréhension.

"Les juifs ne se sentent plus compris et c'est ça le problème." 

Michel Wieviorka, sociologue

à franceinfo

Dans mon livre, je montre que les juifs se sentaient compris dans les années 1970-1980, avec cette sidération liée à la découverte de la Shoah par toute la société. C'est quelque chose qui a beaucoup joué et qui se perd. Il y a certainement plusieurs phénomènes qui l'expliquent. Par exemple, plus les juifs se communautarisent, plus ils suscitent des réactions contre la communauté. 

Il y a aussi un dernier élément. Beaucoup de juifs en France avaient, jusqu'ici, le sentiment que s'il se passait un jour quelque chose de grave, ils pourraient toujours aller vivre en Israël, faire leur aliyah. L'Etat hébreu représentait une solution, comme un lieu hyper protecteur et hyper protégé. Mais, brusquement, avec les attentats du 7 octobre, ce lieu a perdu de sa capacité à vraiment protéger tous les juifs.

Pour conclure, est-ce qu'il reste à vos yeux des motifs d'espoir pour la communauté juive ? 

Aujourd'hui, les problèmes sont globaux. On ne peut pas dissocier ce qui va se passer au Proche-Orient et ce qui va se passer dans notre pays. Si, en Israël, on commence à s'acheminer vers des discussions et à retrouver le chemin de la paix, et si, en France, en même temps, il y a des efforts pour dire que l'antisémitisme est l'affaire de tout le monde, sans oublier la cause palestinienne, là, les choses iront mieux. Par contre, si les choses se radicalisent là-bas comme ici, on ne peut être que très inquiet.

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