"Dry January" : pourquoi le gouvernement est accusé de se désengager de la lutte contre l'alcoolisme
De la sobriété après les fêtes. Après le traditionnel marathon digestif des fêtes de fin d'année, des milliers de Français vont s'essayer au "Dry January". Ils étaient 16 000 inscrits pour l'édition 2023 du "défi de janvier", qui consiste à se passer d'alcool pendant un mois pour faire un point sur sa consommation, selon l'association Addictions France. Sans compter tous ceux qui lèvent le pied sur les boissons alcoolisées sans le signaler.
Pour l'édition 2024, le ministre de la Santé, Aurélien Rousseau – qui a démissionné depuis – avait assuré le 14 décembre sur BFMTV qu'il serait lui-même "sobre" pendant cette période. Sur franceinfo, le lendemain, il invitait "les Français à consommer l'alcool avec modération, même avant janvier". Le ministère de la Santé ne soutient pourtant pas officiellement l'opération "Dry January". De quoi inquiéter une cinquantaine d'addictologues, qui ont adressé un courrier à Aurélien Rousseau début décembre pour lui demander son appui. Car, même si Santé publique France (SPF) assure à Ouest-France qu'elle "relaie cette initiative via son dispositif national d'information", l'agence de santé publique ne finance pas "Le défi de janvier".
Aucun appui de l'Etat pour cette opération
Pourquoi ces médecins insistent-ils ? Parce que "les campagnes impulsées par l'Etat sont toujours plus suivies et plus efficaces", argue le psychiatre Olivier Cottencin, président du Collège universitaire national des enseignants d'addictologie (Cunea), à l'origine de la missive. SPF, qui a étudié la campagne 2020 du "Dry January" menée par les associations, constatait les "résultats encourageants" de ce dispositif de "marketing social", notant que le "manque de couverture médiatique" de l'opération, lancée en France cette année-là, avait "pu rendre" l'expérience "plus difficile".
Affiches, spots publicitaires, réseau de distribution... L'agence de santé publique "a beaucoup plus de moyens financiers, logistiques et humains que les associations", insiste le président de l'Association addictions France, Bernard Basset. "Sur une campagne de prévention, son budget se chiffre en millions d'euros". Alors que du côté associatif, "même en réunissant les investissements de quatre structures", le montant dédié au "défi de janvier" "ne dépasse pas les 20 000 euros".
Des actions ciblées, mais pas généralisées
Au-delà de cette opération annuelle, les médecins ont alerté dans leur courrier sur l'effritement de leur "confiance envers le gouvernement pour mener une politique cohérente et résolue" contre l'alcoolisme. Et d'insister : "La restauration de cette confiance ne peut passer que par des gestes forts, aussi bien en termes de contenu que de portée symbolique". Citant notamment "une très forte action" contre le tabagisme, Olivier Cottencin considère qu'il "faudrait qu'il en soit de même pour l'alcool". Chaque année en France, 41 000 décès sont imputables à l'alcool, dont la consommation, "même à faible dose", multiplie les risques de cancers, d'accidents vasculaires cérébraux hémorragiques (AVC) et de troubles du rythme cardiaque, rappelle SPF.
En réponse, le ministre de la Santé a préféré mettre en avant ses "priorités" : les jeunes, "qui peuvent basculer dans l'alcool et avoir des comportements dangereux" et la consommation d'alcool des femmes enceintes, "qui peut avoir des conséquences irréversibles sur la santé du bébé". Cette hiérarchisation n'étonne pas le président de l'Association addictions France. "Le lobby de l'alcool veut des actions qui ne touchent pas la population générale, mais des catégories ciblées, comme les jeunes ou les femmes enceintes", analyse Bernard Basset. Or, "Le défi de janvier" s'adresse à tous, quel que soit l'âge ou les habitudes de consommation.
Le ministre de l'Agriculture, Marc Fesneau, a tenu la même ligne que son ex-collègue, le 16 décembre sur France Inter, disant préférer "la mesure et la modération plutôt que l'interdiction, l'injonction permanente". Là encore, la proximité avec les "lobbies de l'alcool est flagrante", estime l'addictologue Amine Benyamina. "Le 'Dry January' n'est pas du tout moralisateur", conteste d'ailleurs Claude Rambaud, vice-présidente de France assos santé. "On ne dit pas aux gens comment se comporter. Au contraire, on leur propose de faire le point sur leur comportement."
Des campagne annulées sous la pression
Outre le positionnement récent des principaux ministres concernés par ce sujet, c'est l'annulation d'une campagne baptisée "Mois sans alcool", gérée par SPF avec le soutien du ministère de la Santé, qui a mis le feu aux poudres chez les acteurs de la prévention de l'alcoolisme. Prévue pour janvier 2020, cette campagne inquiétait la filière viticole. L'Association nationale des élus de la vigne et du vin (Anev) a ainsi réclamé son annulation pure et simple.
Dans la foulée, une enquête de France Télévisions a révélé que la campagne gouvernementale était bien dans les cartons, mais qu'elle avait été annulée par le chef de l'Etat lui-même. Tout se serait joué lors d'un déplacement d'Emmanuel Macron en Champagne. "Je pense que [le président] a été sensible à nos arguments", rapportait alors le président du syndicat général des vignerons de la Champagne, Maxime Toubart. "Il a dit qu'il n'y aurait pas de mois sec, de mois sans alcool". C'est finalement l'opération "Dry January", à l'initiative des associations, qui a pris le relais (sur le modèle de ce qui se fait au Royaume-Uni depuis 2013).
Et rebelote en 2023. Dès le mois de janvier, une nouvelle campagne de Santé publique France, intitulée "la bonne santé n'a rien à voir avec l'alcool", a été lancée juste après les fêtes. Quelques jours plus tard, Vin et Société, qui regroupe 500 000 acteurs de la filière, a envoyé un courrier incendiaire à Emmanuel Macron, selon une enquête de la cellule investigation de Radio France. Le lobby viticole, qui préfère communiquer sur le fait que c’est l’abus d’alcool qui est dangereux pour la santé, pas la consommation d’alcool elle-même, y dénonce "un slogan inepte" et une campagne qui "ne montre aucune scène de consommation excessive d'alcool" mais "simplement des familles et des amis qui se retrouvent".
Deux autres campagnes aux slogans percutants ont ensuite été retoquées au printemps par le ministère de la Santé, selon l'enquête de Radio France. L'une d'elles devait être diffusée pendant la Coupe du monde de rugby, avec un coach incitant les supporters à la modération : "Ne laissez pas l'alcool vous mettre K.O.". L'autre rappelait, photos à l'appui : "Quand on boit des coups, notre santé prend des coups".
Les mineurs déjà bien initiés
En septembre, le ministère de la Santé a approuvé une nouvelle campagne de prévention ciblée, à destination des jeunes de 17 à 25 ans cette fois. Intitulée "C'est la base", elle enjoint à "faire attention à ses amis s'ils boivent trop" ou à "boire aussi de l'eau en soirée". Elle "n'incite pas à réduire la consommation d'alcool", ce qui est "problématique", a tancé Bernard Jomier, sénateur socialiste de Paris et médecin, sur franceinfo. Elle "associe l'alcool à la fête" et "ne porte aucun message sur les risques" liés à la consommation d'alcool, souligne-t-il, comme la dépendance, les troubles du sommeil et cardiovasculaires.
Face aux critiques, Aurélien Rousseau a défendu une "campagne de réduction des risques". Un argument qui ne convainc pas Claude Rambaud, de France assos santé, qui aimerait que l'accent soit mis sur la prévention de la consommation d'alcool, et pas seulement sur l'abus d'alcool. "Notamment pour les jeunes, dont les cerveaux sont très sensibles aux substances psychoactives", insiste-t-elle.
En 2022, 81% des jeunes de 17 ans avaient déjà bu de l'alcool, selon Santé publique France. Ils sont certainement nombreux à renouveler l'expérience pendant les fêtes de fin d'année. Un sondage réalisé par OpinionWay pour la Ligue contre le cancer a révélé le 18 décembre que "70% des Français majeurs" ne voient "aucun problème à laisser des mineurs consommer de l'alcool" pendant cette période.
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