: Enquête Quand le ministère de la Santé retoque deux campagnes de prévention sur l’alcool
La Coupe du monde de rugby vient de débuter en France, et comme de coutume, des cortèges de supporters se regroupent dans des bars ou à domicile pour regarder les matchs. C’était une occasion rêvée pour les acteurs de la prévention de rappeler que l’abus d’alcool est dangereux pour la santé.
En prévision de la compétition, en novembre 2022, la direction générale de la Santé (DGS, l’une des directions du ministère de la Santé) avait donc demandé à Santé Publique France (agence nationale de santé publique) de travailler sur une campagne de prévention sur le thème "alcool et rugby". Elle aurait dû être diffusée début septembre. Or, selon les informations de la cellule investigation de Radio France, elle a été tout simplement été annulée. Tout était pourtant prêt. Le scénario : un "coach de supporters", physique de costaud, devait rappeler aux spectateurs d’éviter "les abus d’alcool". "Ne laissez pas l’alcool vous mettre KO", disait le slogan resté dans les cartons.
Deux campagnes retoquées
Une autre campagne a connu le même sort, comme le révélait Le Canard Enchaîné dans son numéro du 12 juillet 2023. Intitulée "Quand on boit des coups, notre santé prend des coups", elle montrait des personnes en train de boire un verre, avec sur l’autre partie de l’image les messages de prévention suivants : "Boire de l’alcool multiplie les risques de troubles du rythme cardiaque" ou encore "Boire de l’alcool multiplie les risques d’AVC hémorragiques."
Cette campagne, qui a nécessité plus d’un an de travail, ne sera finalement pas diffusée sur les écrans de télévision, ni publiée sur les panneaux d’affichage, comme cela était pourtant prévu.
Selon nos informations, les visuels des deux campagnes ont été présentés par Santé Publique France, en présence et avec l’appui de la DGS, fin mai 2023, au cabinet du ministre de la Santé d’alors, François Braun. Quelques semaines plus tard, le couperet tombe. Ces deux campagnes sont annulées.
Le ministère donne en revanche son aval pour une campagne de prévention à destination des jeunes. Intitulée "C’est la base", elle reprend les principes d’une précédente campagne diffusée en 2019, à savoir : "Faire attention à ses amis s’ils boivent trop", "Boire aussi de l’eau en soirée" et "Ne pas oublier de manger". Elle sera diffusée prochainement, notamment sur les réseaux sociaux. Ce que nous confirme le ministère de la Santé : "Dans le contexte d’un nombre important de campagnes portées par l’Etat et ses opérateurs dont SPF sur le deuxième semestre 2023, il a été décidé de revoir les priorités sur la thématique Alcool et de prioriser la cible 'jeunes'," nous écrit un membre du cabinet.
Les pressions du lobby du vin
Ces arbitrages ne surprennent pas Myriam Savy, directrice du plaidoyer au sein de l’association Addictions France. "Les campagnes de prévention à destination des jeunes ou des femmes enceintes ne dérangent pas les alcooliers, car elles sont ciblées", explique-t-elle. En revanche, les deux campagnes censurées "visent la population générale qui consomme de manière régulière de l’alcool. On leur dit ‘l’alcool comporte un risque pour la santé. C’est un facteur de risque de cancer’. Et ça, la filière alcool n’aime pas".
Myriam Savy dénonce par ailleurs "les pressions effectuées par les alcooliers sur les pouvoirs publics, et en particulier l’Élysée". Mais de quelles pressions parle-t-on ? D’après nos informations, Vin et Société (le lobby français du vin, qui regroupe 500 000 producteurs et acteurs de la filière) a envoyé un courrier incendiaire le 13 janvier dernier à Emmanuel Macron. La missive a été écrite en réaction à la campagne de prévention de Santé Publique France diffusée pendant les fêtes. Elle pointait du doigt le paradoxe de "trinquer à la santé" de quelqu’un, alors que justement "l’alcool ce n’est pas la santé".
Cette formulation a fait bondir Vin et Société. Le lobby a dénoncé auprès d’Emmanuel Macron "un slogan inepte". "Cette campagne ne montre aucune scène de consommation excessive d’alcool, simplement des familles et des amis qui se retrouvent, des moments de partage qui unissent plusieurs générations", s’insurge Vin et Société, qui a toujours préféré communiquer sur le fait que c’est l’abus d’alcool qui est dangereux pour la santé, pas la consommation d’alcool en soi.
Un biais dénoncé par les associations comme France Addictions, qui rappelle que la simple consommation "accroît le risque de cancers et de maladies cardiovasculaires". Le courrier de Vin et Société est-il à l’origine de l’annulation des deux campagnes programmées ? Selon nos informations, le cabinet d’Emmanuel Macron a répercuté les récriminations de la filière alcool auprès du cabinet de François Braun. Par la suite, nous explique une source bien renseignée, il y a eu "une forme d’autocensure" au ministère. Ils ont "flingué" les deux autres campagnes, nous dit-on.
Nouveau ministre, mais même approche
Le nouveau ministre de la Santé, Aurélien Rousseau sera-t-il sur la même ligne ? Apparemment, on en prend le chemin. Après l’annulation des deux campagnes, il a été proposé d’en rediffuser une ancienne datant de 2019 articulée autour des slogans suivants : "Au-delà de deux verres par jour, vous augmentez vos risques d'hémorragie cérébrale, de cancers et d'hypertension." "Pour votre santé, l'alcool, c'est maximum deux verres par jour. Et pas tous les jours."
Mais cette proposition a été refusée cet été par le cabinet d’Aurélien Rousseau. "C’est extrêmement inquiétant", réagit Myriam Savy de l’association Addictions France. Elle rappelle que "le coût social de l’alcool est de 102 milliards d’euros. On a l’impression que les intérêts économiques [de la filière alcool, NDLR] passent avant la santé de la population".
Ces questionnements ne sont pas nouveaux. En 2019, les acteurs de la prévention s’étaient déjà émus du volte-face gouvernemental sur le Dry January (mois sans alcool). Au dernier moment, le gouvernement avait retiré son soutien à cette opération, laissant aux associations le soin de l’assumer seules, en-dehors de toute politique publique.
Interrogé sur de possibles pressions du lobby de l’alcool, le cabinet d’Aurélien Rousseau ne nous a pas répondu sur ce point, tout comme le conseiller presse d’Emmanuel Macron. Le ministère de la Santé se contente de nous faire savoir que le site en ligne "Alcool Info Service" va être "renforcé".
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