"Qu'il(s) retourne(nt) en Afrique" : comment des propos racistes ont fini par être prononcés à l'Assemblée nationale
Avant la sortie de Grégoire de Fournas, élu du Rassemblement national en Gironde, d'autres députés avaient été accusés de discrimination en raison de l'origine, mais pas au sein de l'Hémicycle.
Ce sont quelques mots qui feront date dans la 16e législature, par leur signification autant que par les très vives réactions qu'ils ont provoquées. Jeudi 3 novembre, Grégoire de Fournas, député RN de Gironde, a crié la phrase "qu'il(s) retourne(nt) en Afrique" alors que son collègue Carlos Martens Bilongo, élu de La France insoumise dans le Val-d'Oise, s'exprimait dans l'Hémicycle. Ce dernier posait une question au gouvernement à propos du sort de centaines de migrants bloqués en mer après avoir été secourus en Méditerranée, sur le bateau Ocean Viking.
Suspension de séance : Alors que le député @BilongoCarlos pose une question sur l'immigration en Méditerranée, une phrase perturbe la séance. "Qui a prononcé cette phrase ?" demande @YaelBRAUNPIVET qui suspend la séance.#DirectAN #QAG pic.twitter.com/SgKcgFeiYg
— LCP (@LCP) November 3, 2022
Les propos de Grégoire de Fournas ont en tout cas scandalisé une très large partie de la classe politique et provoqué son exclusion pendant 15 jours par le bureau de l'Assemblée nationale, après un vote, vendredi après-midi. Si l'opposition de gauche et la majorité, ainsi que plusieurs associations, dénoncent le racisme de ces propos, le Rassemblement national et son député girondin s'en défendent.
Une longue histoire de propos racistes
Or l'Assemblée nationale n'a pas attendu l'arrivée massive de 89 députés du parti d'extrême droite pour être secouée par des accusations de racisme visant ses membres. Durant l'histoire de la Ve République, elles ont majoritairement concerné des députés de droite, comme Alain Marleix, qui avait vu en Jean-Vincent Placé un "Coréen national" en septembre 2011 lors d'une interview sur Public Sénat. Quelques mois plus tôt, l'élue Chantal Brunel affirmait qu'il fallait remettre les migrants "dans les bateaux !" dans la salle des Quatre Colonnes.
Ces accusations de racisme ont parfois été portées envers des responsables de gauche, à l'image de l'élu LFI François Ruffin. "Je pense que je peux être absent pendant les trois années supplémentaires et Delphine O [ex-députée LREM] n'arrivera même pas à arriver à la moitié de mes interventions ou de mes questions écrites. Je suis 158 fois moins cher. Tu vois, je ne suis même plus le Chinois de l'Hémicycle à ce tarif-là", avait-il lâché en mars 2019, dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux. Avant d'être immédiatement pointé du doigt par les députés de la majorité.
Pourtant, les propos de Grégoire de Fournas représentent "quelque chose qu'on n'a jamais connu sous la Ve République", observe l'historien Jean Garrigues.
"Jean-Marie Le Pen était coutumier des provocations antisémites, mais cela ne se passait pas dans l'enceinte de l'Assemblée nationale."
Jean Garrigues, historienà franceinfo
Pour retrouver trace d'incidents racistes, il faut remonter à la IIIe République, pendant les années 1930, lorsque des députés d'extrême droite tenaient des propos antisémites au sein de la chambre basse du Parlement.
Le RN au cœur des débats depuis juin
Comment expliquer que les bancs du Palais Bourbon aient été si longtemps préservés de tels propos, parfois tenus par des militants ? Comme le rappelle Jean Garrigues, "chaque député n'est pas le représentant de ses électeurs mais de la France toute entière et cela prend donc une valeur très forte".
"L'Assemblée nationale est une enceinte qui a une forme de sacralité."
L'historien Jean Garriguesà franceinfo
Depuis les dernières élections législatives de juin, la sacralité du lieu contraste cependant avec l'aprêté des débats qui s'y tiennent. En toile de fond, la question des propos racistes des membres du Rassemblement national s'est immiscée dans les discussions et les invectives. Et ce, dès le lendemain des législatives, en juin, lorsque le jeune député LFI Louis Boyard avait dénoncé "une pandémie de racisme" en refusant de serrer la main des élus RN. Lors de la séance introductive, le doyen des députés, l'élu RN José Gonzalez, avait quant à lui été vivement critiqué pour avoir fait référence à l'Algérie française en ouverture de la législature.
La rentrée des députés, début octobre, n'a pas poussé cette question au second plan du débat parlementaire. Au contraire. La députée Renaissance Astrid Panosyan-Bouvet s'est ainsi vu infliger le 11 octobre un rappel à l'ordre de la présidente de l'Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, pour avoir dénoncé en séance "l'ADN xénophobe vieux de 50 ans" du RN. Trois semaines plus tard, la députée RN du Var, Alexandra Masson, a expliqué à la tribune que le "but premier" de la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM) "est de sauver des vies en mer et non d'aller y chercher toujours plus de migrants", provoquant l'indignation de nombreux élus de la Nupes.
La dédiabolisation remise en cause ?
Pour se justifier, le parti d'extrême droite ne cesse depuis les législatives de dénoncer la "censure" qui sévit, selon ses membres, à l'Assemblée nationale. "Des critiques, dans l'enceinte de la démocratie française, ont le droit d'être prononcées. Que [Yaël] Braun-Pivet sanctionne des députés de la majorité comme des députés d'opposition, c'est une remise en cause de la liberté d'expression", avait fustigé le président par intérim du Rassemblement, Jordan Bardella, sur BFMTV, au lendemain du rappel à l'ordre infligé à Astrid Panosyan-Bouvet.
Pour le candidat à la succession de Marine Le Pen, les propos de Grégoire de Fournas interviennent d'ailleurs dans "un calendrier qui tombe très mal, à la veille du congrès du parti pour désigner son président", explique le politologue Jean-Yves Camus, spécialiste de l'extrême droite, dans La Croix (article payant). Favori face à Louis Aliot, le jeune eurodéputé verrait ainsi son mandat débuter par une polémique sur les propos racistes de l'un de ses membres.
Or, depuis l'arrivée à sa tête de Marine Le Pen, en 2011, la formation d'extrême droite s'est employée à balayer les accusations de racisme dans une stratégie assimilable à une "dédiabolisation".
"C'est une faute politique énorme de Grégoire de Fournas. Cela bloque le processus de normalisation entamé il y a longtemps par Marine Le Pen."
Jean Garrigues, historienà franceinfo
La sortie de Grégoire de Fournas, qui a par la suite reproché à Carlos Martens Bilongo d'avoir vu "un coup à jouer dans la victimisation communautaire", pourrait donc fragiliser cette stratégie du Rassemblement national.
"Qu'il(s) retourne(nt) en Afrique" : franceinfo a choisi de conserver les parenthèses pour rapporter les propos tenus par le député RN Grégoire de Fournas, jeudi 3 novembre, à l'Assemblée nationale, que ce soit dans nos titres, dans nos articles ou dans notre live. En effet, cette phrase, exprimée à l'oral, pourrait aussi bien avoir été prononcée au singulier ("Qu'il retourne en Afrique") ou au pluriel ("Qu'ils retournent en Afrique").
Le compte rendu officiel de la séance la retranscrit au singulier. Accusé d'avoir visé Carlos Martens Bilongo, député LFI noir qui s'exprimait alors à la tribune sur le sort de centaines de migrants bloqués en mer, Grégoire de Fournas a assuré que sa "réponse concernait le bateau et les migrants", et non son collègue. Dans une précédente version, il avait expliqué avoir dit "Qu'il retourne en Afrique", en référence au "bateau de SOS Méditerranée".
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