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Achat de sous-marins annulé par l'Australie : comment le torpillage du "contrat du siècle" sape les relations entre la France et les Etats-Unis

La rupture du contrat franco-australien à 56 milliards d'euros met à rude épreuve le lien entre Paris et Washington. Elle montre aussi que la politique étrangère de Joe Biden s'inscrit dans la continuité de celle de Donald Trump.

Article rédigé par Solène Leroux, franceinfo avec AFP
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Le président français, Emmanuel Macron, s'entretient avec le président américain, Joe Biden, avant une réunion de l'Otan au siège de l'organisation, à Bruxelles (Belgique), le 14 juin 2021. (BRENDAN SMIALOWSKI / AFP)

"La France est un partenaire vital" dans la région indo-pacifique, a assuré jeudi 16 septembre le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken. Pas de quoi calmer la colère de la France, qui accuse les Etats-Unis d'avoir torpillé le "contrat du siècle" passé avec l'Australie en 2016 pour l'achat de 12 sous-marins, la privant au passage de 56 milliards d'euros.

Le président américain, Joe Biden, a annoncé, mercredi, une nouvelle alliance indo-pacifique, un partenariat stratégique baptisé Aukus, imaginé pour contrer les ambitions grandissantes de la Chine dans la région. Il s'agit d'une alliance militaire de défense entre les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l'Australie. Elle vise à approfondir la coopération des trois pays en matière de cyberdéfense, d'intelligence artificielle et de technologies quantiques. Elle inclut la fourniture de sous-marins américains à propulsion nucléaire à l'Australie, excluant de fait les sous-marins français. 

Une décision vécue comme un camouflet par la France. Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, n'a pas eu de mots assez durs pour évoquer sa "colère" et son "amertume" après cette "décision unilatérale, brutale, imprévisible". "Cela ne se fait pas entre alliés", a martelé le responsable français, qui avait négocié ce contrat lorsqu'il était ministre de la Défense en 2016. Cet épisode géopolitique peut-il affecter durablement les relations entre la France et les Etats-Unis ?

Des tensions depuis quelques mois

Cette rupture de contrat intervient après une série de désaccords. Après le mandat chaotique de Donald Trump, "la France s'est enthousiasmée de l'arrivée de Joe Biden au pouvoir", explique à franceinfo Marie-Christine Bonzom, politologue et journaliste spécialiste des États-Unis. 

"C'était avant de se rendre compte de la politique du 'American interest first' : les intérêts américains priment avant tout."

Marie-Christine Bonzom

à franceinfo

"Les déceptions se multiplient" depuis l'arrivée au pouvoir du nouveau président américain, affirme la spécialiste. Les partenaires européens ont compris les priorités des Etats-Unis lors de la venue de Joe Biden en Europe en juin, pour les sommets de l'Otan et du G7. "La rivalité sino-américaine avant tout. On l'a vu avec le communiqué final de l'Otan, où les Etats-Unis ont obtenu pour la première fois la mention de la Chine [à propos de la menace stratégique et potentiellement militaire de Pékin], contre l'avis de la France. Dès ce moment-là, il y a eu des divergences", poursuit-elle.

Au-delà des enjeux commerciaux de l'annulation du "contrat du siècle", Paris dénonce une absence de concertation, d'autant que cette affaire intervient après le retrait américain d'Afghanistan. "A ce moment-là, la France, comme d'autres pays européens, a déploré un manque, voire une absence, de coordination avec les pays de l'Otan dans ce retrait, confirme Marie-Christine Bonzom. Ça a été une source de tensions."

"La même politique extérieure que Trump"

Après l'annonce du partenariat Aukus, les deux côtés de l'Atlantique se sont renvoyé la balle pendant toute la journée du 16 septembre. "Nous avons été en contact avec nos homologues français au cours des dernières 24 à 48 heures pour discuter d'Aukus, y compris avant l'annonce", a assuré Antony Blinken. Ce que la France dément fermement. "Nous n'avons pas été informés de ce projet avant la publication des premières informations dans la presse américaine et australienne" mercredi, a répondu auprès de l'AFP le porte-parole de l'ambassade de France à Washington, Pascal Confavreux.

Selon une source diplomatique française contactée vendredi 17 septembre par le service politique de France Télévisions, cette décision est "très soudaine, contrairement à ce que laissent entendre les Australiens et les Américains."

"Les protagonistes sont nombreux dans ce dossier et à très haut niveau, ça fait beaucoup de gens qui auraient été naïfs."

Une source diplomatique française

au service politique de France Télévisions

Selon cette source diplomatique, "réagir à chaud n'est pas la bonne attitude. La réaction d'Emmanuel Macron viendra en temps voulu."

"Les Français pensaient que Joe Biden arrondirait davantage les angles à son arrivée au pouvoir : de fait, il y a une différence de style, mais c'est la même politique extérieure que Trump", explique Marie-Christine Bonzom. Une politique engagée depuis le mandat de Barack Obama, à savoir la cristallisation des rivalités avec la Chine, sur fond de guerre commerciale. "C'est la double lame. A la surprise de la rupture du contrat s’est ajoutée la surprise d'une remise en cause de ce que veut dire 'être alliés', grince une source diplomatique française. On a découvert l'alliance Aukus lors de la conférence de presse. Tout le monde est abasourdi, que ce soit Angela Merkel hier ou d'autres en Europe. Il y a une sorte de continuum Trump-Biden."

Au-delà du conflit sino-américain, Joe Biden a à cœur de détourner l'attention de l'opinion publique américaine sur un autre sujet que le retrait désastreux des troupes américaines en Afghanistan. "Il dégringole dans les sondages outre-Atlantique, donc il y a une réelle volonté de changer de sujet", analyse Marie-Christine Bonzom.

La France "n'a pas assez de poids"

"Il est certain que nous avons une petite crise diplomatique sur la table", résume Annick Cizel, spécialiste de politique étrangère américaine à l'université parisienne de la Sorbonne, citée par l'AFP. Pour autant, selon Marie-Christine Bonzom, la France ne peut pas se permettre une crise majeure, "elle n'a pas assez de poids", malgré sa présence incontestable dans la zone indo-pacifique.

A son sens, si la France a réellement découvert le contrat Aukus par la presse, la question de la communication entre les diplomaties françaises et américaines, "tout comme les qualités d'analyse du renseignement français", se pose. Une inquiétude d'un affaiblissement de la France sur la scène internationale que ne partage pas Pierre Servent, interrogé par franceinfo : "Les Australiens se sont jetés sur un cadeau mirobolant", mais "ça n'affaiblit pas la France" car le partenariat stratégique entre les deux pays est "véritablement intense" notamment sur la collaboration de leurs marines. Le spécialiste des questions de défense et de géopolitique y voit au contraire un affaiblissement des Etats-Unis, et pense que ce revers est "plutôt perçu comme le fait que les Américains multiplient les coups pour sortir la tête de l'eau".

La France a répliqué en annulant une soirée de gala prévue vendredi à l'ambassade à Washington, "mais c'est symbolique. On voit que la France est limitée dans le contexte général géopolitique actuel, elle n'est pas en position de faire pression sur les Etats-Unis", résume Marie-Christine Bonzom, tout en affirmant que "ça n'est pas une rupture, la coopération dans la zone indo-pacifique continuera". 

Un pas majeur a été franchi vendredi soir : la France a rappelé pour consultations ses ambassadeurs aux Etats-Unis et en Australie. "A la demande du président de la République, j'ai décidé du rappel immédiat à Paris pour consultations de nos deux ambassadeurs aux Etats-Unis et en Australie. Cette décision exceptionnelle est justifiée par la gravité exceptionnelle des annonces effectuées le 15 septembre par l'Australie et les Etats-Unis", a déclaré le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian dans un communiqué.

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