Pourquoi l'aide humanitaire ne suffit pas à endiguer le risque de famine dans la bande de Gaza

La famine pourrait sévir d'ici mai dans le territoire, selon des agences internationales. En cause, notamment : l'entrée trop lente de l'aide alimentaire.
Article rédigé par Marie-Violette Bernard
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Des enfants se pressent pour obtenir de la nourriture lors d'une distribution à Rafah, dans la bande de Gaza, le 12 mars 2024. (JEHAD ALSHRAFI / ANADOLU / AFP)

"Israël provoque une famine." Le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, a, lundi 18 mars, accusé Tel-Aviv d'utiliser les pénuries alimentaires "comme arme de guerre" dans la bande de Gaza. Plus de 1,1 million d'habitants y sont confrontés à "une situation de faim catastrophique", selon un rapport du Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC). Et la totalité de la population du territoire palestinien est désormais concernée par "une insécurité alimentaire aiguë", révèle le document publié lundi.

"Presque toutes les familles sautent des repas quotidiennement et les adultes réduisent leurs portions pour que les enfants puissent manger", illustre Jonathan Crickx, porte-parole de l'Unicef Palestine. Il faut parfois des heures aux Gazaouis pour trouver de quoi se nourrir, et les maigres repas sont souvent complétés par des "plantes et des herbes", voire des céréales auparavant utilisées pour les animaux. La pénurie est particulièrement critique dans le nord de l'enclave, où "un enfant sur trois souffre de malnutrition aiguë", précise Jonathan Crickx. Dans "deux tiers des foyers" de cette région, "des habitants ont passé la journée sans manger au moins dix fois" au cours du dernier mois.

Des enfants mangent des feuilles de cactus, à défaut d'avoir trouvé d'autre nourriture, le 28 février 2024 à Beit Lahia (bande de Gaza). (MAHMUD ISA / ANADOLU / AFP)

Sans action "urgente", la famine sévira dans la bande de Gaza d'ici mai, évalue l'ONU. L'IPC définit cette situation comme "un état de privation alimentaire extrême", entraînant une hausse de la mortalité, un manque extrême de nourriture pour au moins 20% des foyers et une malnutrition aiguë chez au moins 30% des enfants. "Cela prend normalement des années... Ici, nous parlons d'une famine en moins de quatre mois, c'est une crise créée artificiellement", a jugé lundi le chef l'Agence de l'ONU pour les réfugiés palestiniens (UNRWA).

Plus de 1 000 camions bloqués à la frontière

Cette catastrophe humanitaire est causée par "une accumulation de pénuries depuis octobre", confirme Lucile Marbeau, porte-parole du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en France. Avant le début de la guerre, la bande de Gaza était déjà soumise à un blocus israélien. Pour assurer la survie des habitants de l'enclave, "500 camions en moyenne y entraient chaque jour, dont 300 transportant de la nourriture", souligne Jonathan Fowler, porte-parole de l'UNRWA. Les autres acheminaient du carburant, du matériel médical ou des produits commerciaux.

Mais après les attaques du Hamas, Tel-Aviv a imposé en octobre un "siège total" au territoire. Même lorsque les poids lourds ont à nouveau été autorisés à passer la frontière, au bout de deux semaines, les livraisons de vivres ont été sévèrement réduites. Début mars, seuls 160 camions d'aide humanitaire en moyenne entraient dans la bande de Gaza chaque jour, selon Jonathan Fowler. "C'est absolument insuffisant", dénonce le porte-parole de l'UNRWA, qui rappelle que "plus aucun produit commercial" n'est importé. "C'est mathématique : si on n'atteint pas le nombre de 500 camions nécessaires pour répondre aux besoins de la population, les réserves de nourriture sont vouées à s'épuiser."

"Plus de temps passe sans que l'on assure le seuil minimum de livraisons de vivres et d'eau potable, plus la famine devient inévitable. La seule question est de savoir quand elle débutera."

Jonathan Fowler, porte-parole de l'UNRWA

à franceinfo

Les humanitaires disent disposer d'assez de nourriture pour répondre aux besoins de la population. Mais les précieuses cargaisons sont bloquées aux portes de la bande de Gaza. "L'aide humanitaire n'entre que par deux points de passage [terrestres] : Rafah et Kerem Shalom", au Sud, note Jonathan Crickx, de l'Unicef Palestine. Avant d'être autorisés à passer la frontière, les véhicules doivent être inspectés par l'armée israélienne à Kerem Shalom ou au point de contrôle de Nitzana, 40 kilomètres plus loin, rapporte le New York Times. "Il y a beaucoup de démarches administratives, des heures d'opérations limitées dans la journée et de longues vérifications", remarque Jonathan Fowler.

Les camions d'aide humanitaire doivent être contrôlés par l'armée humanitaire à Kerem Shalom ou Nitzana avant d'entrer dans la bande de Gaza. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

Un seul objet peut mener au refus d'une cargaison entière. Mi-mars, un camion a ainsi dû faire demi-tour parce qu'il contenait des ciseaux "utilisés dans les kits de matériel pédiatrique", a regretté le commissaire général de l'UNRWA sur le réseau social X. Depuis le 7 octobre, Israël a en effet allongé sa liste de produits "à double usage", interdits d'entrée dans la bande de Gaza parce qu'ils pourraient être utilisés par des groupes terroristes.

L'armée dit ne refuser l'accès qu'à 1,5% des poids lourds, relaie le New York Times. Mais les contrôles sont si fastidieux que "des centaines de camions attendent à la frontière", constate Jonathan Crickx. Quelque 1 200 patientaient ainsi en Egypte mardi, selon le New York Times, parmi lesquels 800 chargés d'aide alimentaire.

Le défi de la distribution des vivres

Les difficultés ne s'arrêtent pas une fois la frontière franchie. "En raison de restrictions pesant sur les camions opérant dans la bande de Gaza, les vivres doivent être déchargés" à leur arrivée dans l'enclave et "rechargés à bord d'autres véhicules", détaille Jonathan Crickx. Leur transport est également compliqué par les dégâts causés par les bombardements sur les routes. "Les compagnies et chauffeurs qui acceptent d'opérer dans Gaza sont aussi peu nombreux, en raison de l'insécurité et du risque de dommages sur les véhicules", poursuit le porte-parole de l'Unicef Palestine.

Face à la menace de "se retrouver au milieu des combats", les humanitaires ont de grandes difficultés à circuler au sein de la bande de Gaza, témoigne Lucile Marbeau. Fin février, un convoi de l'UNRWA a été touché par un tir de la marine israélienne dans le nord de l'enclave, a relaté un responsable de l'agence sur le réseau social X. Le droit international impose pourtant "à toutes les parties prenantes au conflit, notamment Israël, de garantir la circulation en toute sécurité des opérateurs humanitaires", rappelle Lucile Marbeau.

L'UNRWA organise une livraison de sacs de farine à Deir al-Balah, dans la bande de Gaza, le 3 mars 2024. (ASHRAF AMRA / ANADOLU / AFP)

Le nord de la bande de Gaza, en particulier, est presque inaccessible. Face "au chaos et à la violence" qui règnent, le Programme alimentaire mondial (PAM) a été contraint d'y suspendre ses livraisons de nourriture, fin février. "Les civils ont faim, et on a vu plusieurs signes de leur désespoir, avec des incidents et des morts lors de passages de convois dans cette région, déplore Lucile Marbeau. Personne ne devrait mourir en essayant de nourrir sa famille, ni avoir à se battre pour récupérer des vivres."

"La seule façon d'empêcher une famine, c'est d'arrêter les combats"

Face à ces multiples blocages, plusieurs pays ont décidé d'organiser des parachutages d'aide dans la bande de Gaza. Les humanitaires ont pourtant rarement recours à ce procédé. "Il faut que la zone d'atterrissage soit dégagée, avec des équipes pour réceptionner les cargaisons et organiser la distribution", liste Lucile Marbeau. A Gaza, ces conditions sont impossibles à réunir. "Les premiers arrivés sont les premiers servis, ce ne sont donc pas forcément ceux qui ont le plus besoin de cette aide qui la reçoivent", estime la porte-parole du CICR.

Un avion largue de l'aide humanitaire au-dessus de la ville de Gaza, le 15 mars 2024. (ALI JADALLAH / ANADOLU / AFP)

Les largages de colis ne sont "pas sans risques", ajoute Lucile Marbeau. Début mars, au moins cinq personnes ont été tuées et plusieurs autres, blessées, par une palette dont le parachute ne s'était pas déployé. La situation est toutefois devenue si critique que les humanitaires saluent cette aide supplémentaire. "A ce stade, on prend tout ce qui vient", admet Jonathan Crickx.

L'ouverture récente d'un couloir maritime depuis Chypre, qui a déjà permis l'acheminement de 200 tonnes d'aide humanitaire par cargo, est également une solution imparfaite. "Une fois sur place, on est confrontés aux mêmes problématiques pour la distribution de l'aide à l'intérieur de la bande de Gaza, observe Jonathan Fowler. Toute augmentation des livraisons est bienvenue, mais le plus efficace reste la route."

"Si nous pouvions inonder Gaza de nourriture, ce serait la meilleure option. (...) Nous avons besoin de davantage de points de passage, pour délivrer l'aide à grande échelle."

Jonathan Crickx, porte-parole de l'Unicef Palestine

à franceinfo

Les humanitaires continuent aussi d'appeler, inlassablement, à un cessez-le-feu immédiat dans la bande de Gaza. "La seule façon d'empêcher une famine, c'est d'arrêter les combats", martèle Jonathan Crickx. "Il faut une arrivée massive d'aide, mais aussi rétablir un semblant d'économie, avec des importations de produits commerciaux et la reprise de l'agriculture : c'est tout le secteur alimentaire gazaoui qu'il faut reconstruire", abonde Jonathan Fowler, de l'UNRWA.

Alors que la totalité de la population dépend désormais de l'aide humanitaire, le porte-parole du Haut-Commissariat de l'ONU aux droits de l'Homme a prévenu mardi que "l'ampleur des restrictions imposées par Israël à l'entrée de l'aide à Gaza, ainsi que la manière dont il continue de mener les hostilités, p[ouvai]ent équivaloir à l'utilisation de la famine comme méthode de guerre". Un procédé qui constituerait "un crime de guerre".

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