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Birmanie : la victoire d'Aung San Suu Kyi marque-t-elle une révolution ?

Plus de vingt ans après son prix Nobel de la paix, l'opposante birmane a été plébiscitée, dimanche, lors d'élections législatives historiques.

Article rédigé par Yann Thompson
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Une sympathisante de la Ligue nationale pour la démocratie suit l'annonce des premiers résultats des élections législatives, le 9 novembre 2015, à Rangoun (Birmanie). (YE AUNG THU / AFP)

"Tout ira bien si notre mère gagne. L'éducation, la santé, l'économie, tout !" Cette électrice birmane, rencontrée par France 3 dimanche 8 novembre, peut désormais exulter et rêver de lendemains meilleurs. Le parti d'Aung San Suu Kyi, surnommée "mère Suu", a largement remporté les élections législatives organisées en Birmanie. Après plusieurs décennies de domination de la junte militaire au pouvoir, les habitants voient dans ces résultats un tournant historique, capable de changer la face du pays. A juste titre ?

Oui, ce succès électoral est inédit

Avec cette victoire d'un parti d'opposition, la Birmanie entre dans la famille des démocraties. Avant d'en arriver là, le pays a emprunté un chemin politique sinueux. Déclarée indépendante en 1948, la Birmanie a d'abord vu différentes factions se déchirer, jusqu'à un coup d'Etat militaire en 1962. Un régime à parti unique a alors été mis en place, dominé par l'armée, nouveau maître de la scène politique birmane pendant un demi-siècle.

La victoire de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), au terme d'un scrutin libre disputé par plus de 6 000 candidats de 91 partis, marque la fin de cette ère. Et, semble-t-il, pour de bon cette fois, contrairement à 1990. A l'époque, des élections avaient été organisées et remportées par la LND, avant d'être aussitôt ignorées par les généraux au pouvoir.

Le tournant de 2015 est d'autant plus fort que la LND semble en passe de s'imposer en remportant plus de 67% des circonscriptions. Un seuil important qui permettrait au parti d'Aung San Suu Kyi d'être majoritaire dans les deux chambres du Parlement, malgré le quota de 25% des sièges automatiquement attribués aux militaires par la Constitution.

Oui, Aung San Suu Kyi incarne le changement

Leader de la LND depuis son lancement en 1988, Aung San Suu Kyi était la principale opposante au régime militaire. Ses années de dissidente, marquées par quinze ans en résidence surveillée et un prix Nobel de la paix en 1991, ont fait d'elle une icône. La popularité d'Aung San Suu Kyi a été renforcée par le sacrifice de sa vie personnelle (elle n'a pas vu grandir ses enfants, restés au Royaume-Uni) et par le fait qu'elle est la fille du père de l'indépendance, le général Aung San. Sa victoire au goût de revanche annonce désormais, comme ses affiches de campagne, "le temps du changement".

Des militants de la LND installent la scène d'un meeting, le 5 novembre 2015, à Rangoun. (NICOLAS ASFOURI / AFP)

A 70 ans, Aung San Suu Kyi promet de mettre l'accent sur l'éducation et la santé, des chantiers délaissés par la junte. La Birmanie est l'un des pays qui dépensent le moins dans ces secteurs, d'après les chiffres de la Banque mondiale. C'est aussi l'un des plus touchés par le travail des enfants. "The Lady" s'est également engagée à lutter contre la corruption et l'opacité de l'économie. Le marché du jade, par exemple, représentant l'équivalent de la moitié du PIB du pays, reste la chasse gardée des vieilles élites et de groupes rebelles. Il ne profite donc pas à la population.

Non, le tournant a déjà été entamé par les militaires

Et si la victoire de la LND, plutôt qu'une révolution, n'était qu'une simple évolution ? Depuis 2011, la Birmanie possède un régime semi-civil dominé par l'ancien général Thein Sein. Cette année-là, sentant le vent tourner, la junte s'est auto-dissoute et a permis une série de réformes importantes, allant de la libéralisation économique à la libération de prisonniers politiques. En 2012, des élections partielles ont permis à la LND de faire son entrée au Parlement, avec 43 sièges sur 45 remis en jeu, dont un pour Aung San Suu Kyi.

Rangoun, poumon économique de la Birmanie, est passée, en quelques années, d'un statut de ville figée dans le temps à celui de ville en mouvement, où les chantiers pullulent. Ici, le 24 septembre 2015. (YE AUNG THU / AFP)

Ces dernières années, la situation de la Birmanie s'est améliorée. Les Etats-Unis et l'Europe ont levé de nombreuses sanctions, et les investisseurs étrangers, dont Coca-Cola, ont afflué vers le pays. La Banque mondiale prédit pour 2014-2015 une croissance de plus de 8%, fondée notamment sur un boom du secteur du bâtiment et de la production de biens manufacturés. Ce chiffre fait du pays le quatrième plus dynamique au monde. "Cela fait cinq ans que notre pays est calme et va dans la bonne direction", expliquait ainsi la présidence, pendant la campagne, face à la LND.

Non, certains héritages du passé demeurent

Aung San Suu Kyi va devoir composer avec le poids de l'armée et une Constitution écrite sous l'ère militaire, qui garantit la présence au Parlement d'au moins un quart de députés non élus issus de l'armée. Un autre article du texte empêche l'ancienne dissidente de briguer le poste de chef de l'Etat, car il stipule que toute personne ayant un conjoint ou des enfants étrangers ne peut assumer les plus hautes responsabilités.

Sur le plan économique, la leader de la LND, aux méthodes parfois autoritaires, devra jongler avec les puissants magnats birmans, qui ont bâti des empires grâce à leurs liens avec l'ancienne junte. Ces propriétaires d'hôtels, de ports ou de mines "sont des éléments clés et ils le resteront", selon Htwe Htwe Thein, chercheur à l'université australienne Curtin. "Vu leur considérable pouvoir économique, leur influence se fait sentir dans de nombreux secteurs et pourrait continuer, peu importe qui est au pouvoir."

Enfin, Aung San Suu Kyi devra préciser sa position concernant le traitement réservé à la minorité musulmane des Rohingyas (1,3 million de personnes), victime de violences intercommunautaires meurtrières et privée d'accès à la citoyenneté, à la santé, à l'éducation ou au travail. Pendant la campagne, la LND ne s'est pas clairement démarquée du pouvoir en place. Le parti n'a pas pris le risque d'avoir des candidats musulmans sur ses listes, de peur de froisser l'électorat bouddhiste, très largement majoritaire. Et Aung San Suu Kyi a appelé à "ne pas exagérer" le drame, alors qu'un rapport de l'université américaine Yale parle de "génocide".

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