Ethiopie : la difficile mise en œuvre de l'accord de paix avec l'Erythrée
Un reportage de l'AFP raconte comment cet accord entre les deux pays peine à se concrétiser.
Absence de tracé frontalier, réfugiés érythréens toujours plus nombreux et Ethiopiens arrêtés et passés à tabac... un reportage de l'AFP raconte les difficultés de la mise en oeuvre de l'accord de paix entre l'Ethiopie et l'Erythrée.
Quand elle a appris que le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed avait obtenu le prix Nobel de la paix 2019, Zaid Aregawi a d'abord pensé à son frère Alem, qui croupit dans une prison érythréenne, de l'autre côté de la frontière. Alem s'était rendu en Erythrée il y a plus de cinq mois, après avoir été chargé de ramener du bois par un homme d'affaires érythréen. Exactement le genre de commerce que les gens s'attendaient à voir prospérer après la signature l'été dernier d'un accord de paix entre les deux pays. Mais Alem a été arrêté sans explication par des soldats érythréens. Selon les autorités éthiopiennes, de nombreux Ethiopiens ont récemment subi le même sort.
Pour Zaid et ses compatriotes éthiopiens, ces détentions sont le signe le plus évident que l'accord de paix, la principale raison pour laquelle le Nobel a été attribué à M. Abiy, est loin de s'être encore concrétisé. "S'il n'y a pas de liberté de mouvement des deux côtés, à quoi sert l'accord de paix ?, s'interroge Zaid. Ils disent que c'est la paix, pourtant nous avons de gros problèmes le long de la frontière."
"La paix est dans les limbes"
L'attention de M. Abiy est actuellement concentrée sur les violences ethniques et religieuses qui ont éclaté la semaine passée à Addis Abeba, avant de s'étendre à la région proche de l'Oromia, et ont fait au moins 67 morts, selon la police.
Mais des centaines de kilomètres plus au nord, dans la région du Tigré, la plus affectée par la guerre de 1998-2000 avec l'Erythrée et les années de conflit larvé qui avaient suivi, la frustration gagne. Les habitants se plaignent qu'aucun progrès n'ait été accompli dans la démarcation des quelque 1 000 km de frontière qui séparent l'Ethiopie de son ancienne province, indépendante depuis 1993.
Les réfugiés érythréens – qui continuent à arriver par centaines chaque jour en Ethiopie, selon l'ONU – observent que la paix n'a en rien modifié le comportement du président érythréen, Issaias Afeworki, à la tête d'un régime considéré comme l'un des plus répressifs au monde par les organisations de défense des droits de l'Homme.
Et presque tout le monde regrette que les relations bilatérales se limitent aux discussions entre MM. Issaias et Abiy, sans que les gens vivant à la frontière soient aucunement impliqués. "On peut dire que la paix est dans les limbes", estime Ahmed Yahya Abdi, un réfugié érythréen qui a vécu en Ethiopie depuis la guerre. "Quand Abiy est allé en Erythrée, il a pris un avion pour Asmara, mais il n'a pas mis en œuvre la paix ici, à la frontière entre les deux pays."
Des Ethiopiens régulièrement arrêtés et passés à tabac
La démilitarisation de la frontière, essentiellement du côté éthiopien, est la principale avancée de l'accord de paix, selon les résidents. Cela a permis à des Ethiopiens d'aller assister à des mariages ou des enterrements en Erythrée sans être trop inquiétés par les forces de sécurité.
Mais Yosef Misgina, un responsable administratif de la ville éthiopienne de Dawhan, dit recevoir régulièrement des informations sur des Ethiopiens arrêtés, emprisonnés et passés à tabac en Erythrée. Quelques jours avant l'attribution du Nobel à M. Abiy, le 11 octobre, 13 commerçants éthiopiens ont ainsi été arrêtés en Erythrée, dont deux restent encore aujourd'hui emprisonnés.
Tsegay Suba Tesfay est un autre exemple. Il a passé deux semaines dans une cellule bondée, après avoir été arrêté par des soldats érythréens alors qu'il transportait de l'eau et du riz. Il raconte avoir été battu plusieurs fois, privé de nourriture et autorisé à sortir de sa cellule seulement quelques minutes par jour. "Ils ne vous donnent aucune raison quand ils vous arrêtent, constate-t-il. En Erythrée, il n'y a pas de liberté."
Pour M. Yosef, l'ambiguïté persistante sur le statut de la frontière explique ces arrestations. Les postes-frontières avaient ouvert après la signature de l'accord de paix. Mais ils ont été fermés quelques mois plus tard et nul ne sait quand ils rouvriront. "Maintenant nous demandons que la paix soit institutionnalisée, dit-il. Si elle est institutionnalisée, elle ne pourra plus être perturbée par des individus."
La démarcation de la frontière reste la principale source d'inquiétude dans la région.
L'Erythrée soupçonnée de ralentir le processus de démarcation
Lors de la signature de l'accord, M. Abiy avait surpris tout le monde en se disant prêt à accepter un jugement rendu en 2002 par une commission indépendante internationale soutenue par l'ONU, qui était favorable à l'Erythrée. Si ce jugement, toujours rejeté jusqu'ici par l'Ethiopie, est appliqué, des villes éthiopiennes passeront du côté érythréen et la communauté Irob sera séparée en deux.
Malgré les concessions de M. Abiy, de nombreux analystes soupçonnent l'Erythrée de ralentir le processus de démarcation. "Je dirais que le gouvernement érythréen veut probablement aller un peu plus lentement, car le rapprochement a des implications pour la situation intérieure en Erythrée. Ça a été un pays fermé pendant 20 ans", souligne Michael Woldemariam, expert à la Boston University. "Les contradictions entre cette nouvelle ère de paix à l'extérieur et la situation intérieure à l'Erythrée vont constituer un défi important à l'avenir", prédit-il.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.