Menace terroriste : après l'attaque à Moscou, faut-il craindre la résurgence en France d’un risque d'attentat préparé depuis l'étranger ?

Article rédigé par Catherine Fournier, Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Dans la gare de Marseille Saint-Charles, des militaires patrouillent dans le cadre de l’opération Sentinelle, le 25 mars 2024. (MAGALI COHEN / HANS LUCAS / AFP)
L'attentat meurtrier en Russie, revendiqué par une branche du groupe Etat islamique en Asie centrale, a réactualisé cette menace. Une réunion des services de sécurité français est prévue jeudi.

"L'Etat islamique est capable, désormais, de pouvoir enclencher des attentats à distance." Pour Gérald Darmanin, la menace terroriste en France est à nouveau "exogène" : elle vient aussi "de l'extérieur, comme le Bataclan". Par ces mots, prononcés lundi 25 mars sur le plateau du 20 heures de France 2, le ministre de l'Intérieur a fait ressurgir le spectre des attentats meurtriers du 13 novembre 2015, quand un commando armé du groupe Etat islamique, dont certains membres étaient français, était venu de Syrie pour frapper Paris et Saint-Denis.

De fait, dimanche soir, deux jours après l'attaque perpétrée dans une salle de concert en banlieue de Moscou, revendiquée par une branche de l'EI, l'Etat islamique du Khorasan (EI-K), l'exécutif a décidé de relever le plan Vigipirate à son niveau maximal. "La menace terroriste islamiste est réelle, elle est forte" et "elle n'a jamais faibli", a déclaré le Premier ministre, Gabriel Attal, lors d'un déplacement à la gare Saint-Lazare, à Paris, lundi après-midi, avant d'enfoncer le clou devant les députés.

"Nous devons nous préparer à tous les scénarios, n'en écarter aucun. Nous devons être partout et tout le temps."

Gabriel Attal, Premier ministre

à l'Assemblée nationale

Pour dresser un bilan précis sur l'état de la menace terroriste en France, le ministre de l'Intérieur a prévu une réunion, jeudi, avec la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et les services concernés. Selon Gérald Darmanin, cette "menace" est "très élevée" et "touche toute l'Europe et tout l'Occident", bien au-delà de la Russie.

Un attentat déjoué en France lié à l'EI-K

Faut-il redouter, en France, un attentat préparé depuis les zones contrôlées par l'EI-K ? Dans son dernier rapport sur la menace que représente l'Etat islamique, l'ONU confirme que cette branche "cherche à mener des attaques violentes dans les pays occidentaux". De son côté, Emmanuel Macron a révélé, lundi, que cette branche avait "conduit ces derniers mois plusieurs tentatives" d'attentats "sur notre propre sol". Selon Jenny Raflik, professeure d'histoire contemporaine à l'université de Nantes et autrice de Terrorismes en France, une histoire, XIXe-XXIe siècle, l'EI-K est la branche de l'EI "la plus active aujourd'hui" et celle qui a des "ambitions à l'international".

A ce stade, selon nos informations, il existe une seule procédure judiciaire en cours en France concernant un attentat déjoué susceptible d'être lié à l'EI-K. Il a été fomenté par deux hommes, l'un Russe, l'autre Tadjik, interpellés à Strasbourg en novembre 2022. Les premières investigations ont confirmé leurs liens avec les branches d'Asie centrale et du Caucase de l'EI, selon le Parquet national antiterroriste, qui ne cesse, depuis dix-huit mois, "de rappeler la gravité de la menace terroriste émanant de réseaux composés d'individus originaires" de ces zones.

En revanche, aucune action aboutie n'a été téléguidée par l'EI-K en France. Si Armand Rajabpour-Miyandoab, l'auteur de l'attaque du pont de Bir-Hakeim, à Paris, le 2 décembre 2023, a mentionné "ses frères du Khorasan" dans sa vidéo de revendication, "on ne peut pas dire, en l'état des investigations, que cet attentat a été commandité par l'EI-K, ni commis au nom de l'EI-K", observe auprès de franceinfo une source proche du dossier, liant cette mention aux origines iraniennes de l'assaillant – le Khorasan est le nom médiéval de l'Afghanistan, qui englobait le nord de l'Iran.

Une menace avant tout intérieure

Pour Alexandre Rodde, consultant en sécurité et chercheur spécialiste du terrorisme, l'attentat du pont de Bir-Hakeim illustre plutôt une menace endogène : celle des terroristes qui sortent de prison, ce qui était le cas d'Armand Rajabpour-Miyandoab, condamné à cinq ans de prison pour un projet d'attaque en 2016 à la Défense. "Par rapport à un terrorisme endogène, le risque d'attentat projeté [depuis l'étranger] reste limité et minime en France depuis 2018. Seuls quelques groupes sont en capacité de mener des attentats depuis l'étranger", analyse celui qui a écrit Le Jihad en France, 2012-2022.

Le ministère de l'Intérieur confirme à franceinfo cette tendance, au regard du profil des auteurs des derniers attentats commis en France, notamment ceux visant la communauté éducative. L'assassinat de l'enseignant Dominique Bernard à Arras (Pas-de-Calais) par un jeune d'origine tchétchène, Mohammed Mogouchkov, semble plutôt, à ce stade, relever d'un attentat commis en réponse à des instructions générales de l'Etat islamique, pointe une source judiciaire. Il en va de même pour celui du professeur Samuel Paty, en octobre 2020. Les investigations n'ont pas permis de démontrer que le terroriste Abdoullakh Anzorov, également d'origine tchétchène, avait agi en lien avec un quelconque commanditaire. Huit adultes seront jugés à la fin de l'année dans ce dossier, dont deux pour complicité.

Reste que la menace est protéiforme et évolutive. Alors que la capitulation de l'EI à Baghouz (Syrie), le 23 mars 2019, avait été perçue comme signant la fin du groupe terroriste, l'organisation a conservé des poches d'activité en zone irako-syrienne. Elle a aussi étendu son influence dans d'autres régions du monde, à la faveur de l'actualité géopolitique. Le retour au pouvoir des talibans en Afghanistan, à l'été 2021, a favorisé le développement de l'EI-K. Au Sahel, l'instabilité politique a fait le lit de groupes terroristes. Comme le procureur antiterroriste Jean-François Ricard le soulignait en janvier, lors de l'audience solennelle de rentrée, chaque "creux de la vague dans l'action terroriste a toujours constitué une période de repli permettant aux jihadistes de reconstituer leurs forces et d'investir en profondeur la société".

La résurgence de la menace dite téléguidée

Ainsi, on assiste, avec l'attentat de Moscou, au retour de la menace intermédiaire, dite "téléguidée", avec des instructions précises données depuis une zone tenue par les combattants jihadistes, analyse Vincent Nouzille, journaliste d'investigation spécialiste du terrorisme, sur franceinfo. Parmi les suspects interpellés en Russie, certains étaient de nationalité tadjike, mais vivaient sur le territoire russe.

"L'Etat islamique a mis en place des cours d'enseignement militaire à distance, online. Ça permet à des gens (...) de s'aguerrir avant de passer à l'acte".

Vincent Nouzille, journaliste spécialiste du terrorisme

sur franceinfo

Un scénario confirmé au sommet de l'Etat. "D'après nos services de renseignements, des gens à l'extérieur, dans d'autres pays, ont pu donner des ordres à des gens à l'intérieur d'un pays pour passer à l'acte de manière coordonnée avec le massacre qu'on a vu. Ça, c'est très nouveau et il faut qu'on fasse particulièrement attention", a déclaré Gérald Darmanin sur le plateau de France 2. L'attentat déjoué en France en novembre 2022 pourrait relever de ce type de menace, tout comme d'autres projets d'attaque en Europe. En juillet 2023, dans la région de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, en Allemagne, la police a arrêté sept membres d'un groupe terroriste en contact avec des membres de l'EI-K.

Pour l'historienne Jenny Raflik, l'alternance entre des attentats de grande ampleur et des "attentats low cost", initiée par Al-Qaïda dans les années 2000, est toujours d'actualité : "Attentat projeté, inspiré, téléguidé… Ce n'est pas nouveau, c'est la stratégie des 1 000 entailles, expression de la stratégie prônée par Al-Qaïda, puis l'EI.""En fonction de l'opportunité et de la situation, les organisations terroristes vont accentuer l'un ou l'autre, elles essaient de développer les deux pistes", explique-t-elle.

Un risque protéiforme renforcé par les Jeux de Paris

Cette menace diffuse, qui s'appuie tantôt sur les réseaux de propagande de l'Etat islamique, tantôt sur une organisation logistique plus structurée, s'est renforcée à la faveur de l'actualité internationale. "Le jihadisme d'Europe de l'Ouest connaît un regain d'activité depuis le début du mois de mars, sans raison claire ni évidente, mais les signaux sont inquiétants", observe Alexandre Rodde. Le chercheur souligne qu'au mois de mars, davantage d'interpellations ont eu lieu en Europe, notamment en France, en Belgique et en Italie.

"L'attentat de Moscou peut motiver des jihadistes qui n'ont pas de lien direct avec les assaillants, mais qui envisageaient de passer à l'acte."

Alexandre Rodde, chercheur spécialiste du terrorisme

à franceinfo

C'est dans ce contexte inflammable que doivent se tenir les Jeux olympiques et paralympiques en juillet et août en France. La directrice de la DGSI, Céline Berthon, a elle-même alerté sur le risque que représente la tenue de cet évènement planétaire en matière terroriste. "À n'en pas douter, les organisations terroristes qui prennent pour cible l'Occident essayeront de saisir l'occasion des Jeux olympiques pour agir", a-t-elle affirmé devant la commission des lois du Sénat, début mars.

Le ministre de l'Intérieur a assuré lundi que les forces de l'ordre et les services de renseignement seront "prêts". Mais comme le relève la spécialiste Jenny Raflik, la présence visible d'hommes en uniforme – 45 000 policiers et gendarmes seront déployés – peut elle-même susciter des passages à l'acte. La menace cyberterroriste et technologique, via l'utilisation de drones, est aussi particulièrement redoutée. "Nous sommes, pointe-t-elle, dans une séquence où la menace est continue, et malheureusement pour nous, on court toujours après l'évolution du terrorisme."

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