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Attentat près des anciens locaux de "Charlie Hebdo" : que sait-on des groupes pakistanais qui ont influencé le suspect ?

Selon les premiers éléments de l'enquête, l'homme de 25 ans accordait une oreille attentive à un parti politique extrémiste antiblasphème et à un groupe religieux influent.

Article rédigé par Yann Thompson
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Le chef du parti pakistanais TLP, Khadim Hussain Rizvi, dirige un sit-in à Lahore (Pakistan), le 1er novembre 2018. (ARIF ALI / AFP)

Dans la vidéo qu'il a enregistrée quelques heures avant l'attentat près des anciens locaux de Charlie Hebdo, vendredi 25 septembre, Zaheer Hassan Mahmoud a cité un nom : Ilyas Qadri. Sans faire allégeance à une quelconque organisation, l'homme de 25 ans a affirmé avoir pour "guide spirituel" ce mollah, chef de file d'un groupe religieux pakistanais de premier plan.

Le principal suspect, mis en examen, mardi, pour "tentatives d'assassinats terroristes", a également répété le slogan d'une formation extrémiste dirigée par un certain Khadim Hussain Rizvi. En garde à vue, certains de ses proches ont rapporté qu'il avait visionné les dernières vidéos de ce leader politique, qui s'était fait remarquer, début septembre, en organisant des manifestations au Pakistan contre la republication par Charlie Hebdo de caricatures du prophète Mahomet.

Ilyas Qadri, Khadim Hussain Rizvi : qui sont ces deux dirigeants influents de la scène politico-religieuse pakistanaise ? Leur discours porte-t-il en creux les germes de l'attaque de Paris et faut-il y détecter l'apparition d'une nouvelle menace terroriste ? Franceinfo vous aide à y voir plus clair, avec l'éclairage de trois spécialistes de l'islam au Pakistan.

Le Pakistan, une "forteresse" contre le blasphème

Rappelons les fondamentaux. Ancienne colonie britannique devenue indépendante en 1947 avec le projet de rassembler les musulmans du sous-continent, la République islamique du Pakistan a été instaurée par la Constitution de 1956. Elle a durci sa ligne théologique dans les années 1980 en prévoyant la peine capitale en cas d'insulte à l'encontre du prophète Mahomet. "Le Pakistan se veut une forteresse de l'islam, dont l'armée a vocation à défendre les frontières terrestres mais aussi idéologiques", illustre l'historien Gilles Boquérat, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique.

Depuis, même si aucune des personnes condamnées à mort n'a jamais été exécutée, le pays mène une politique active de lutte contre le blasphème. "Le Pakistan se sent investi de la mission de protéger cet interdit, il y a un consensus national sur la question", assure l'anthropologue Paul Rollier, enseignant à l'université de Saint-Gall (Suisse).

C'est sur ce terreau qu'est apparu, en 2015, le Tehreek-e-Labbaik Pakistan (TLP), le parti de Khadim Hussain Rizvi. Cet imam de Lahore, partisan de la peine de mort systématique en cas de blasphème (voire en cas de simple critique de la loi antiblasphème), s'est alors positionné à la droite des partis religieux historiques et s'est fait une spécialité de faire descendre les foules dans la rue.

Un parti politique radicalisé puis réprimé

Débutant par des sit-in et des blocages de rues, le TLP s'est lancé dans des bras de fer répétés contre le gouvernement, avec quelques victoires à la clé. Il a obtenu la démission d'un ministre en 2017 et le départ, l'année suivante, d'un conseiller gouvernemental membre d'une minorité religieuse aux croyances jugées blasphématoires. 

En réaction à l'acquittement en 2018 de la chrétienne Asia Bibi, qui avait été condamnée à mort pour atteinte au sentiment religieux, le jeune parti est entré dans une logique émeutière et a appelé à l'assassinat des juges de la Cour suprême et à une mutinerie dans l'armée. Le gouvernement a répondu durement par une vague d'arrestations au sein du TLP, dont celle de son leader, finalement libéré en mai 2019.

Khadim Hussain Rizvi, en fauteuil roulant, est descendu d'une scène lors d'un rassemblement contre la republication de caricatures de Mahomet par "Charlie Hebdo", le 4 septembre 2020, à Lahore (Pakistan). (ARIF ALI / AFP)

En fauteuil roulant depuis un vieil accident de voiture qui l'a laissé paralysé, Khadim Hussain Rizvi n'a jamais dévié de sa feuille de route antiblasphème, y compris à l'échelle internationale. En 2018, il a menacé de "faire disparaître les Pays-Bas de la surface de la Terre" par l'arme atomique après que le député anti-islam Geert Wilders a annoncé un concours de caricatures de Mahomet.

Sur le plan électoral, toutefois, ce parti islamiste reste un acteur de second plan, qui ne compte aucun élu national et seulement deux députés provinciaux – "faute des réseaux de clientélisme nécessaires", selon Paul Rollier. L'an dernier, "il s'est engagé à ne plus lancer d'appels à la violence sur le sol pakistanais", rapporte la politiste Amélie Blom, enseignante-chercheuse à Sciences Po Lyon.

"Protéger et défendre l'honneur du prophète"

Dans le paysage politico-religieux pakistanais, le TLP appartient au courant sunnite, ultramajoritaire dans le pays et dans le monde. Au sein de cette famille, il se reconnaît dans l'école de pensée dominante au Pakistan, dite "barelvie". "Les barelvis sont axés sur le culte des saints, décrit Paul Rollier. Les Occidentaux ont tendance à les considérer comme étant plus ouverts que les représentants de l'autre sensibilité principale, les déobandis, qui s'opposent au culte des saints et comptent parmi eux les talibans."

Les présentations théologiques étant faites, on en arrive à l'autre organisation dont s'est réclamé le suspect de l'attaque de Paris : la Dawat-e-Islami, fondée et dirigée par Ilyas Qadri. Ce mouvement de prédication est l'un des principaux relais de diffusion du barelvisme au Pakistan, mais aussi en Europe, principalement au Royaume-Uni. Il s'appuie notamment sur un large réseau d'établissements d'enseignement coranique.

Des enfants pakistanais participent à un rassemblement religieux organisé par Dawat-e-Islami à l'occasion de l'anniversaire de la naissance du prophète Mahomet, le 25 mars 2007, à Karachi (Pakistan). (ATHAR HUSSAIN / REUTERS)

"La Dawat-e-Islami est apolitique, elle n'appelle jamais à la violence, affirme Amélie Blom. Elle prône la réislamisation de ses disciples dans une imitation hyper stricte de la tradition du prophète : les fidèles se couchent comme le prophète, se brossent les dents comme le prophète, dans une forme de proximité presque charnelle. C'est une discipline du corps et de l'esprit dans une fusion d'amour avec le prophète."

L'un des piliers du barelvisme est l'intense dévotion pour la personne de Mahomet, qui est considéré comme "une lumière vivante et toujours présente", selon Amélie BlomDès lors, la Dawat-e-Islami et l'ensemble des barelvis se disent investis de la responsabilité de "protéger et défendre l'honneur du prophète".

Pour les barelvis, le fait de tuer un blasphémateur peut être un acte d'amour envers cet être sans défense qu'est le prophète.

Paul Rollier, anthropologue

à franceinfo

Si elle peut s'associer à des manifestations, la Dawat-e-Islami n'approuve pas les actes extrêmes. "L'un de ses porte-parole s'est désolidarisé de l'attaque de Paris, en affirmant n'avoir rien à voir avec ces faits", souligne Amélie Blom.

Un attentat "très différent du terrorisme jihadiste"

Quel lien peut-on faire entre l'attaque qui vient de viser les anciens locaux de Charlie Hebdo et l'attentat de janvier 2015 contre le journal satirique revendiqué par Al-Qaïda au Yémen ? Pour Amélie Blom, l'attaque récente relève d'"une forme de violence très différente du terrorisme jihadiste, que ce soit d'Al-Qaïda ou de l'Etat islamique". La politiste n'y voit pas une "volonté de terroriser la population pour atteindre le gouvernement français".

Il s'agit plutôt, selon elle, "d'une volonté personnelle de faire justice soi-même et de punir au nom de convictions morales ou idéologiques", sans injonction, a priori, d'une organisation quelconque. La démarche relèverait "d'une sorte de vigilantisme que l'on pourrait comparer aux assassinats de médecins pratiquant l'IVG par des militants ultraconservateurs aux Etats-Unis, par exemple".   

"Cela n'a rien à voir avec Al-Qaïda ou les talibans, acquiesce Paul Rollier. Il ne faut pas voir derrière la Dawat-e-Islami une organisation cohérente qui aurait un agenda islamiste." Selon cet anthropologue, l'agression de vendredi était sans doute "un acte adressé avant tout à une audience pakistanaise, et plus particulièrement à la province du Pendjab, dont la culture populaire considère le fait de venger l'honneur du prophète comme un acte héroïque".

Le chercheur avance l'hypothèse qu'un tel geste pourrait représenter une tentative pour l'assaillant de "retrouver une certaine dignité auprès de sa famille, peut-être après une émigration en France jugée décevante". Contacté par l'AFP, un homme présenté comme le père du suspect s'est dit "très fier" de l'acte de son fils. Dans un entretien à un média local (vidéo en ourdou), il a appelé, en larmes, le gouvernement pakistanais à rapatrier son fils, qui a, selon lui, "rendu service à la cause de l'islam".

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