Législatives 2024 : la France a-t-elle déjà connu un tel niveau de tension politique depuis le début de la Ve République ?

Article rédigé par franceinfo - Simon Cardona
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Affiches représentant Philippe Pétain et Marine Le Pen portant l'inscription "Travail, Famille, Patrie, Stop au F-Haine" et "Liberté, Égalité, Fraternité, nous sommes tous des étrangers !", lors d'une manifestation contre l'extrême droite, le 15 juin 2024 à Paris. (FRANCOIS GOUDIER / GAMMA-RAPHO)
À quelques jours du premier tour des législatives anticipées, le climat est très tendu en France, à tel point qu'il est rare de retrouver une atmosphère aussi anxiogène lors d'une élection depuis le début de la Ve République.

Silences gênés à la machine à café au travail, engueulades aux déjeuners de famille le dimanche, personnalités agressées et faits divers sordides… Rarement une élection avait suscité autant de tensions en France. Le président de la République a même prédit une "guerre civile" si jamais l'un des principaux partis d'opposition remportait ces législatives anticipées.

Si l'on se penche sur la frise chronologique de la Ve République, le nombre d'élections qui ont suscité autant de doutes, de peurs et donc de tensions, se comptent en effet sur les doigts de la main.

1958 : véritable guerre civile et balbutiements de la Vᵉ République

L'année 1958 est la première date qui vient en tête quand on parle de bouleversement politique et d'élections compliquées. Elle débute sous la IVe République, voit naître une guerre civile en mai avec les insurrections d'Alger, puis se termine avec le vote de la Constitution de la Ve République en octobre et l'élection présidentielle de décembre.

La situation est bien évidemment très tendue dans le pays, mais elle se calme avec la nomination du général de Gaulle comme président du Conseil en juin 1958, dont le défi sera d'écrire une nouvelle Constitution."Ça s'est calmé au fil des mois, surtout avec le référendum de la Ve République, qui a eu un véritable succès", souligne l'historien Michel Winock, spécialiste de l'histoire de la République française.

"Les troubles ne sont pas liés aux élections elles-mêmes", confirme Jean-Yves Camus, codirecteur de l'Observatoire des radicalités politiques à la Fondation Jean-Jaurès. En effet, l'élection présidentielle en décembre 1958 se déroule normalement. Surtout, c'est la seule élection présidentielle qui se déroulera au suffrage universel indirect, en collège restreint, avec 80 000 grands électeurs.

1968 : l'après Mai-68

"Il y a une autre période qui est assez paroxystique, c'est celle de 1968, après ce qu'on a appelé les Événements de mai", poursuit Jean-Yves Camus. Après avoir observé des milliers d'ouvriers et étudiants descendre dans la rue, le président de la République Charles de Gaulle annonce la dissolution de l'Assemblée nationale.

"Il prend acte de la crise de Mai-68 et il souhaite obtenir une majorité encore élargie face à ce qu'il considère comme étant la menace de la subversion."

Jean-Yves Camus

à franceinfo

Il est tentant de faire un parallèle avec la dissolution de l'Assemblée nationale prononcée par Emmanuel Macron le 9 juin 2024, au soir des élections européennes. Mais il y a plusieurs "différences notables" selon Jean-Yves Camus. Déjà "Mai-68 avait mis dans la rue des dizaines de milliers de personnes", ensuite "on est dans une période où on a un Parti communiste (PC) qui oscille entre 23 et 25% des voix, (...) un PC qui est une courroie de transmission du Parti communiste soviétique, et une situation insurrectionnelle qui a mobilisé le pays quand même pendant tout le mois de mai 1968."

Enfin, autre différence majeure, il n'y a pas eu d'incertitudes sur le jour d'après ces élections. Le parti présidentiel va largement remporter ces législatives de juin 1968 avec 49,80% des suffrages. Un score difficilement imaginable pour le parti de la majorité aujourd'hui, en troisième position des intentions de vote.

1981 : des chars soviétiques à Paris

En 1981, l'élection présidentielle est aussi dans toutes les têtes, "parce que l'enjeu est énorme", note Jean-Yves Camus. Pour la première fois depuis le Front populaire en 1936, la gauche est aux portes du pouvoir, François Mitterrand est le favori des sondages.

Panique à droite où "une dramatisation des enjeux" est mise en place, se souvient Jean-Yves Camus qui était à l'époque "un militant de base". "La droite nous promettait l'arrivée des chars soviétiques en France, la mise en coupe réglée par le bloc communiste de la faillite du pays, les arrestations massives et toutes sortes de fariboles. Très rapidement, les gens se sont aperçus que ça n'avait pas la moindre crédibilité."

Les élections législatives décidées par un François Mitterrand qui vient de poser ses valises à l'Élysée "ont également été musclées", rappelle Jean-Yves Camus. Ce n'est tout de même pas comparable avec la situation actuelle, selon le codirecteur de l'Observatoire des radicalités politiques à la Fondation Jean-Jaurès :"Il n'y avait pas cette manière que le président de la République et le Premier ministre sont en train d'utiliser actuellement, de poser le combat entre l'extrémisme et la démocratie. François Mitterrand ne faisait pas ça. Il proposait un choix de société."

2002 : Jean-Marie Le Pen au second tour

Autre moment de tension dans l'histoire de la Ve République, le 21 avril 2002. Jean-Marie Le Pen, cofondateur du Front national, parti d'extrême droite, est qualifié pour le second tour de la présidentielle.

Très vite de nombreuses manifestations contre l'extrême droite sont organisées. "Les gens étaient assez fébriles, émus et extrêmement mobilisés, en tension dans l'entre-deux-tours de 2002, mais avec quand même une sorte d'assurance que Jean-Marie Le Pen de Paris ne passerait pas", rapporte Cécile Alduy, professeure à Stanford Université et chercheuse associée au Cevipof de Sciences-Po à Paris.

En effet, le Front national n'a aucune réserve de voix, "c'était déjà énorme de le voir arriver au second tour", confirme Jean-Yves Camus. Le 5 mai, Jean-Marie Le Pen remporte 17,79% des voix, contre 16,86% des suffrages sept jours plus tôt, rassemblant les voix de Bruno Mégret ou encore de Christine Boutin qui ont échoué au premier tour.

2024 : le Rassemblement national aux portes du pouvoir

"Aujourd'hui, il y a une configuration tout à fait différente, c'est 35% pour le RN, poursuit Jean-Yves Camus. Donc l'hypothèse de l'arrivée au gouvernement est beaucoup plus forte aujourd'hui qu'elle ne l'était" en 2002. Pour la première fois dans l'histoire de la Ve République, un parti d'extrême droite est favori, en tête des intentions de vote, pour être élu démocratiquement par les Français.

Autre sujet de tension, au vu des enjeux et des conséquences pour ces élections législatives anticipées, la participation risque d'être plus forte que d'habitude, et renforce l'incertitude sur ce scrutin.

"L'incertitude ajoute à la tension, souligne Cécile Alduy, et aussi chaque camp démuni diabolise les autres. Donc ça a crée une sorte d'antagonisme absolu entre les camps" qui empêche d'imaginer ces derniers former une coalition politique ensuite.

Autre différence qui fait des législatives de 2024 un scrutin à part dans l'histoire de la Ve République : quand le général de Gaulle en 1958 a dissous l'Assemblée nationale, c'était parce que le recours aux élections était synonyme de pacification, soutient l'historien Michel Winock. "Là, on se trouve dans un cas inverse, puisque les élections risquent de créer un chaos au lieu d'une paix sociale."

D'autres pays européens ont pourtant vu l'extrême droite arriver au pouvoir ou ont connu des élections législatives très compliquées à gérer, et ne sont pas tombés dans "le chaos". Mais "en France, il n'y a aucune culture de la coalition", pointe Michel Winock, qui doute à propos de fructueuses alliances politiques après ces élections législatives.

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