“On entre dans un nouveau monde”

De Château-Chinon à la Bastille, ceux qui ont vécu l'élection de François Mitterrand racontent le 10 mai 1981

Dimanche 10 mai 1981. Second tour de l'élection présidentielle. Le face-à-face s'annonce prometteur. D'un côté, le président sortant, Valéry Giscard d'Estaing, qui a recueilli 28,32% au premier tour. De l'autre, le leader socialiste, François Mitterrand, déjà candidat en 1965 et 1974 et qui a obtenu 25,85% des suffrages quinze jours plus tôt. Les voix de Georges Marchais, le patron du Parti communiste français, lui semblent acquises, mais que feront les électeurs de Jacques Chirac, arrivé troisième avec 18% des voix ? L'attitude dans l'entre-deux-tours du chef de file du RPR, qui a ouvertement refusé d'appeler ses troupes à voter Giscard, porte à croire qu'en ce jour de mai, la France peut basculer à gauche.

Quarante ans plus tard, franceinfo a recueilli les témoignages de ceux qui ont vécu au plus près cette élection. Dans ce récit choral, les leaders du PS, de l'UDF, du RPR, les proches de François Mitterrand, les journalistes stars du petit écran mais aussi des Français de tous bords racontent cette journée entrée dans l'Histoire.

Propos recueillis par Margaux Duguet

"C'est l'attente qui domine pour tout le monde"

A 8 heures, les bureaux de vote ouvrent. Les candidats et leurs équipes patientent comme ils peuvent.

Des électeurs parisiens dans le bureau de vote de la mairie du 15e arrondissement, lors du second tour de l’élection présidentielle de 1981. © MAXPPP

Lionel Jospin Premier secrétaire du Parti socialiste En ce matin du 10 mai, mon sentiment est mêlé. Les résultats du premier tour laissent penser que la victoire est possible mais en même temps subsiste chez nous, non pas une superstition, mais, je dirais, une crainte. Nous avions été battus en 1973, 1974 et 1978 [Elections législatives en 1973 et 1978, présidentielle en 1974]. En ce jour de vote, nous nous demandons si nous allons franchir le pas.

Brigitte Martin-Simonin Militante socialiste Je suis assesseure titulaire dans un bureau de vote de Vincennes (Val-de-Marne) avec mon mari et, dès 7h30, nous sommes en poste. La municipalité est très proche de Giscard et il règne un climat de grande tension.

"On entend des réflexions du style : 'Ils vont tout nationaliser'."

Jean Glavany Délégué général auprès du premier secrétaire du PS Nous partons vers 10h30 de la rue de Bièvre, à Paris, le domicile de François Mitterrand, pour Château-Chinon (Nièvre). Il y a là notamment sa famille, comme Danielle Mitterrand et Roger Hanin [beau-frère de François Mitterrand]. Je me souviens que son attachée de presse s'arrachait les cheveux parce qu'elle avait dit aux journalistes que François Mitterrand voterait à 11 heures dans son fief.

Dominique Bussereau Directeur adjoint du cabinet de campagne de Valéry Giscard d'Estaing Je vote très tôt en Charente-Maritime et je me dis qu'on a fait tout ce qu'il fallait. Je suis plus serein qu'en 1974. A l'époque, Mitterrand était en tête au premier tour et on pensait que les Français voulaient un changement à la tête du pays. De fait, la nuit précédant l'élection en 1974, j'ai très mal dormi alors qu'en 1981, j'ai très bien dormi.

Jean Glavany Délégué général auprès du premier secrétaire du PS Arrivés sur place, nous allons voter à la mairie. Puis, François Mitterrand invite le groupe de journalistes qui l'a suivi pendant la campagne à faire un tour de Château-Chinon.

Jacques Séguéla Publicitaire de François Mitterrand J'arrive avec ma femme Sophie dans les parages de Château-Chinon vers 11 heures. Je lui montre la petite église du village de Sermages, où a été prise la photo de l'affiche "La force tranquille". Puis, je vois Mitterrand vers midi, à l'apéritif, au Vieux Morvan [un hôtel-restaurant où le leader socialiste a ses habitudes]. Il y a une quinzaine de personnes. Il me dit : "Séguéla, venez avec moi". Je pense qu'il a besoin de moi pour un dernier job de communication. Pas du tout. Il m'amène en cuisine et lance : "Séguéla, je sais que vous aimez les champignons. Ici, le chef fait les meilleurs champignons que vous ayez jamais mangés. Je vous en ai fait faire spécialement pour vous." Donc j'ai mon petit plat de cèpes magnifiques. Les gens ne comprennent pas. Ils pensent que je suis malade et que je ne peux manger que des champignons.

"Le repas commence vers 13 heures. Tout le monde est très coincé. Mitterrand, lui, est totalement détendu. On parle de tout sauf de politique. Le premier qui a parlé politique s'est fait rembarrer."

François Mitterrand patiente à une table de l'auberge du Vieux Morvan, à Château-Chinon (Nièvre), en compagnie d'amis et de journalistes. © MAXPPP

Michel Hubault Militant de l'UDF et jeune giscardien J'ai 17 ans, je ne peux pas encore voter mais j'ai fait la campagne de Giscard. Je déjeune chez un cousin qui est plutôt de gauche. J'ai sur mon imperméable des autocollants de l'UNI [le syndicat étudiant de droite] et de Giscard. Je suis un peu bécasson, comme on peut l'être quand on a 17 ans. En voyant mon manteau, ce cousin n'est pas ravi.

Lionel Jospin Premier secrétaire du Parti socialiste Je fais le tour des bureaux de vote du 18e arrondissement après avoir voté. Je déjeune là-bas et je continue ma tournée. C'est à la fois une façon de prendre le pouls des électeurs et de tuer le temps.

Jacques Séguéla Publicitaire de François Mitterrand A 14 heures, François Mitterrand se lève et lance : "Je vais faire la sieste." Je me dis :

"On est où ? Comment cet homme, qui attend ce jour-là depuis vingt ans de sa vie, peut-il faire la sieste ?"

Il ajoute : "Séguéla, s'il y a quelque chose, je compte sur vous pour venir me le dire." Et il monte au premier étage.

Jean-Marie Cavada Directeur de l'information de TF1 Je vais à la rédaction vers 15h30. J'aime y renifler l'atmosphère. A cette heure, les gens sont assez nonchalants. On a le taux de participation, on spécule un peu mais voilà, ça s'arrête là.

"J'ai le cœur qui bat à 100 à l'heure"

En fin de journée, les premières estimations tombent dans les QG.

En attendant les résultats de l'élection présidentielle, François Mitterrand discute avec le patron de l'auberge du Vieux Morvan, à Château-Chinon (Nièvre). © MAXPPP

Jacques Attali* Conseiller de François Mitterrand J'arrive à Solférino [le siège du Parti socialiste] vers 17 heures. Il y a là les leaders socialistes comme Lionel Jospin, Laurent Fabius… On attend les premiers sondages en blaguant.

Lionel Jospin Premier secrétaire du Parti socialiste De retour au PS, je me partage entre mon bureau de premier secrétaire et le bureau des élections, où commencent à se rassembler ceux qui vont être en contact avec les instituts de sondage. On sent le temps qui s'accélère. C'est un peu comme si nous avions suivi le cours d'une rivière lente et que tout à coup, nous arrivions dans des rapides. On mesure que dans une heure, une heure et demie, on saura.

Jacques Séguéla Publicitaire de François Mitterrand Passé 17 heures, je reçois les premiers sondages "sortie des urnes", qui disent 52% pour Mitterrand et 48% pour Giscard. Je monte le réveiller. Je frappe à la porte. Il est réveillé. Il est assis sur une petite chaise en fer, dans cette chambre de petite auberge de province avec un lit métallique et une table de lit militaire. Je lui donne les résultats.

"Il dit : 'Séguéla, taisez-vous. Je serai élu quand la télévision le dira'."

C'est tout à fait lui. On tourne le dos aux sondages, on ne triche pas avec la réalité, on attend que cela soit absolument confirmé.

Dominique Bussereau Directeur adjoint du cabinet de campagne de Valéry Giscard d'Estaing Je vais au QG de campagne rue de Marignan, en fin d'après-midi. Il y a une certaine tension. On se dit : "On serre les fesses." Vers 18 heures, Philippe Sauzay, le directeur du cabinet de campagne du président, reçoit un coup de téléphone d'un grand institut de sondage. Il vient me voir ensuite et me dit : "Les sondages sont mauvais".

"Je me dis : 'C'est cuit pour Giscard'."

Je commence à passer quelques coups de fil en Charente-Maritime à mon équipe de campagne afin de préparer les esprits, pour que ce ne soit pas dramatique pour les militants.

Des affiches de la campagne électorale pour l’élection présidentielle de 1981, à Paris. © GINIES/SIPA

François Hollande Membre de l'équipe de Jacques Attali Vers 18 heures-18h30, des rumeurs laissent penser que François Mitterrand serait élu président de la République mais comment en être sûr ? Je me rends à Solférino et comme je suis membre de l'équipe de Jacques Attali, on me laisse entrer.

Jean-Pierre Elkabbach Directeur de l'information d'Antenne 2 Nous nous installons dans une petite salle de la rédaction avec Jean-Luc Lagardère et Etienne Mougeotte pour Europe n°1 et Maurice Ulrich pour Antenne 2. Il est 18h25 et au bout du fil, les sondeurs nous disent : "48/52". On demande : "Au profit de qui ?" Et les sondeurs nous répondent : "On croit que c'est Mitterrand". On répond : "Vérifiez." Ils nous le confirment peu après. C'est d'abord un petit choc. On se dit que c'est la première fois en vingt-trois ans que l'on va avoir la gauche au pouvoir.

Jean Glavany Délégué général auprès du premier secrétaire du PS A 18h30, je reçois un coup de téléphone de Solférino m'informant que tous les instituts de sondage donnent Mitterrand gagnant. C'est une certitude. J'ai le cœur qui bat à 100 à l'heure. Je fonce dans la salle de l'auberge et je le trouve en train de parler aux journalistes de la forêt du Morvan. C'est une longue tirade où il explique que cette forêt lumineuse de hêtres et de chênes est devenue une forêt sombre où la loi du profit a installé des résineux. Je n'ose pas l'interrompre. Finalement, au bout d'une ou deux minutes qui me paraissent interminables, je me penche à son oreille pour lui dire le message de Solférino.

"Je ne vois pas une ride bouger sur son visage, pas une émotion, pas un rictus. Il dit : 'Bon, bon, nous verrons ça'."

Et il reprend son raisonnement sur la forêt.

"La soirée va être exceptionnelle"

Dès l'annonce des premiers sondages, les équipes des candidats s'activent en coulisses tandis que les journalistes s'apprêtent à prendre l'antenne.

Vue générale prise dans la nuit du 10 au 11 mai 1981, sur le plateau de télévision de TF1 à Paris, lors du débat qui a suivi l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République. Le plateau est décoré de portraits réalisés par le peintre Raymond Moretti des deux candidats au second tour, François Mitterrand et Valéry Giscard d’Estaing. © AFP

Jacques Toubon Secrétaire général adjoint du RPR chargé des élections On connaît les résultats vers 18-19 heures. On fait un passage à l'Hôtel de Ville pour préparer les interventions de Jacques Chirac. Je n'ai pas le souvenir d'un Chirac spécialement fébrile ou excité. On est dans l'idée que si on doit passer dans l'opposition, il faut la préparer. Je commence dès cet instant à me projeter sur les législatives.

Bernard Pons Secrétaire général du RPR On n'est pas contents du résultat mais on sait que c'est le passage obligé, que la France a besoin d'une alternance. Giscard avait mis le feu entre l'UDF et le RPR qu'il avait voulu tuer. On avait le pressentiment que Giscard allait être battu. Il y avait eu un courrier adressé aux militants du RPR appelant à voter Mitterrand. On a fait la politique du pire en espérant avoir la politique du mieux, plus tard.

Jean-Pierre Elkabbach Directeur de l'information d'Antenne 2 Quand nous traversons les couloirs avec Etienne Mougeotte pour s'installer sur le plateau, nous découvrons un nombre incroyable de conversions et de métamorphoses qui ont rarement eu lieu dans l'histoire politique en si peu de temps.

"Tous ceux qui ont abondamment servi Giscard deviennent des mitterrandiens. Les indifférents, les peureux, les pleutres, les neutres, tous se déclarent soudain pour François Mitterrand."

On entend : "Enfin, la liberté !", "C'est le grand soir de la liberté !" On se regarde avec Etienne Mougeotte et on comprend ce qui va nous arriver pendant la soirée. [Jugé proche du pouvoir giscardien, le journaliste sera licencié en juillet].

Lionel Jospin Premier secrétaire du Parti socialiste J'appelle François Mitterrand et je lui confirme sa victoire. Ce qui me frappe, c'est son calme extrême, sa satisfaction, mais une satisfaction qu'il veut contrôler. C'est une retenue joyeuse.

Les résultats de l'élection présidentielle, dans une salle du ministère de l'Intérieur, à Paris. © PATRICK ROBERT / SIPA

Jacques Attali Conseiller de François Mitterrand François Mitterrand nous dit : "Quelle histoire, quelle histoire ! On va faire des choses passionnantes." J'ai ensuite beaucoup de gens au téléphone, dont Dalida qui est au Koweit. Elle appelle, après mon coup de fil, le Tout-Paris pour communiquer les résultats.

Lionel Jospin Premier secrétaire du Parti socialiste Je parle à François Mitterrand du rassemblement à la Bastille, qui ne fonctionnait que s'il était élu. On avait cherché, quelques jours auparavant, un lieu qui soit à la fois symbolique et en même temps suffisamment populaire, mais aussi vaste pour qu'il n'y ait pas de problèmes de sécurité.

"A 19h30, je me mets aux fenêtres de la rue de Solférino et avec d'autres responsables, nous crions : 'Nous avons gagné !'"

On sentait l'impatience des gens et puis il y avait une espèce de gêne à garder pour nous ce qui était presque devenu certain.

François Hollande Membre de l'équipe de Jacques Attali Je veux croire à cette annonce mais je n'en suis pas sûr tant que cela n'a pas été prononcé, proclamé au journal de 20 heures. Est-ce qu'au dernier moment, il n'y aura pas une inversion, que sais-je encore ?

Jean-Marie Cavada Directeur de l'information de TF1 A 19h40, on sait comment le balancier est tombé. Ça se confirme dix minutes plus tard. On sait que la soirée va être, non pas historique, mais exceptionnelle.

Jean-Pierre Elkabbach Directeur de l'information d'Antenne 2 Avec Etienne Mougeotte, nous nous répartissons les rôles et nous disons : "Faisons preuve de sang-froid." A l'antenne, rien ne doit transparaître. Si nous sommes trop sérieux, on dira que nous sommes tristes, malheureux de la victoire et inquiets. Si nous sommes trop souriants, nous serons pris pour des opportunistes ou des militants de la 25e heure. Donc, neutralité autant que possible.

Jacques Séguéla Publicitaire de François Mitterrand A Château-Chinon, François Mitterrand me dit : "Venez, on va regarder la télévision chez nos amis." C'étaient les propriétaires de l'auberge. On fait 100 mètres à pied avec une foule qui déjà le suit. Là-bas, il n'y a que la famille, Danielle, ses fils, Roger Hanin et son épouse Christine Gouze-Rénal, ma femme et moi. Tout le monde discute, c'est assez gai. A un moment, Roger Hanin dit : "Maintenant, ça suffit, on boit le champagne." Et Mitterrand : "Non, on prendra le champagne après la télévision." On allume le poste cinq minutes avant 20 heures.

"Je vois François Mitterrand fixer la télévision"

A 20 heures, le visage du nouveau président de la République apparaît sur les écrans. La France bascule à gauche.

Des membres du Parti socialiste français au siège du parti, rue de Solférino, après avoir appris que leur candidat à la présidentielle, François Mitterrand, a remporté l’élection. © AFP

Louis Giscard d'Estaing En service militaire et fils du président sortant On se parle avec mon père. Il savait que le résultat serait négatif. Il en est touché parce qu'il pense, à juste titre, qu'il a un excellent bilan. Et puis finalement, cela s'est joué sur des campagnes montées de toutes pièces comme celle des "diamants de Bokassa" et les campagnes de Chirac et accessoirement Debré.

Jacques Séguéla Publicitaire de François Mitterrand Il est 20 heures. Je vois François Mitterrand fixer la télévision, je ne regarde que ses yeux. C'est le regard le plus profond que j'aie jamais vu chez lui quand l'image, "tchik tchik", se reconstitue. Là-dessus, c'est lui qui dit : "Champagne !"

Patrick Bertin Sympathisant de Lutte ouvrière et en service militaire Je dois regagner l'Allemagne dans la nuit après une permission pour aller voter. Je suis à Paris chez ma copine devant la télévision. On voit le visage de Mitterrand apparaître. Je suis un peu ému, les gens crient aux fenêtres : "On a gagné !" Et puis, il y a aussi les visages de certains journalistes qui font la gueule.

Jean-Pierre Elkabbach Directeur de l'information d'Antenne 2 Chacun a projeté sur nous ses propres réactions. C'est une question de physique. Etienne [Mougeotte] est passé plutôt pour mitterrandiste alors qu'il ne l'était pas et moi je passe pour le type malheureux de la victoire de François Mitterrand.

Brigitte Martin-Simonin Militante du PS Il y a une petite télévision dans la loge du gardien du bureau de vote. On nous dit que c'est la tête de Mitterrand qui est apparue à l'écran. Je suis très émue.

"On est très heureux avec mon mari, on a les larmes aux yeux."

Le photographe français Henri Cartier-Bresson (à gauche) se fait asperger de champagne par un militant socialiste, rue de Solférino à Paris, après l’annonce de la victoire de François Mitterrand au second tour de l’élection présidentielle. © DOMINIQUE FAGET / AFP

Philippe Daum Salarié à la Banque française du commerce extérieur Je rentre d'un week-end à Londres et je suis dans l'avion pour Paris. A 20 heures, le pilote nous annonce au-dessus de la Manche que François Mitterrand est élu. Personne ne réagit. Après ce silence, les gens se regardent pour vérifier qu'ils ont bien compris. Je lis de la stupeur, puis de l'inquiétude dans leurs yeux. L'ambiance est lourde.

"Je fais partie de cette tranche de la population pour qui l'alliance entre le PC et le PS est annonciatrice de chaos."

Je n'aurais pas été excessivement surpris que quelqu'un demande au pilote de faire demi-tour.

Dominique Bussereau Directeur adjoint du cabinet de campagne de Valéry Giscard d'Estaing La mauvaise nouvelle se confirme à 20 heures. L'ambiance au QG est mortelle. Les gens sont désespérés, certains pleurent.

Jean-Pierre Elkabbach Directeur de l'information d'Antenne 2 Les socialistes et leurs alliés prennent possession du studio télé. On a l'impression qu'il y a un nouvel emménagement, qu'il faut changer la peinture, la place des bureaux…

Michel Hubault Militant de l'UDF et jeune giscardien C'est la désolation après l'annonce des résultats. A la télévision, Michel Rocard dit : "Le rêve va pouvoir commencer." A ce moment-là, mon père éteint la télévision et dit : "Bon, allez, tout le monde va se coucher." C'est tristounet.

Jean-Marie Cavada Directeur de l'information de TF1 Je reconduis Pierre Mauroy [futur Premier ministre de François Mitterrand] après son intervention sur le plateau. Il me dit : "Monsieur le président vous demande de rester à la tête de l'information de TF1 [chaîne publique à l'époque]." Je lui dis : "Dites au président que j'envisage pour l'instant de quitter ma fonction, mais que le reste dépendra des moyens mis à disposition." Par là, je signifiais que je ne voulais pas avoir les militants dans les pattes. Et Pierre Mauroy me répond : "Tant que je serai là, j'en serai garant." Ça se passe en une minute trente et je reviens à l'antenne.

Jean-Pierre Elkabbach Directeur de l'information d'Antenne 2 Il est difficile d'animer la soirée électorale jusqu'à deux heures du matin. Nous subissons, Mougeotte et moi, l'ironie, les invectives, les assauts des convertis qui réclament déjà les places ou se préparent à avoir des places. Cette soirée va être douloureuse parce que, pour ceux qui sont nos invités, nous sommes forcément les gens qui partiront.

"Nous étions les morts de demain. Nous étions les moribonds sur le chemin du cimetière. C'est une nuit effectivement difficile."

Je m'accroche avec un journaliste qui lorgne sur la direction de l'antenne et je pars écœuré, une demi-heure avant la fin de l'émission.

"Des visages ruisselant de pluie et de bonheur"

Une partie de la France investit les rues, et notamment la place de la Bastille, à Paris, pour fêter la victoire de la gauche. Dans d'autres foyers, l'inquiétude domine.

La fête, place de la Bastille, après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République © DOMINIQUE FAGET / ARCHIVES / AFP

Dominique Bussereau Directeur adjoint du cabinet de campagne de Valéry Giscard d'Estaing On se dit, avec toute l'équipe des jeunes giscardiens, que l'on ne va quand même pas se coucher tristes et seuls. On part dans un bistrot du 15e noyer notre chagrin dans un dîner et quelques verres de vin. On n'a aucune nouvelle de l'Elysée, Giscard ne passe pas au QG.

Michel Hubault Militant de l'UDF et jeune giscardien Mes parents se couchent, moi je descends, vers 21-22 heures, à la permanence des jeunes giscardiens de Versailles. Il y a une ambiance assez spéciale. La crainte, c'est les chars soviétiques dans Paris. On a peur d'une collectivisation de la France.

Brigitte Martin-Simonin Militante du PS On apprend qu'il y a une fête à la Bastille par des copains et France Inter. On y arrive vers 23 heures et on retrouve des amis. On sent une grande clameur, les gens s'embrassent. On est fous de joie. On se demande quelle première mesure va être prise par Mitterrand.

Lionel Jospin Premier secrétaire du Parti socialiste J'arrive assez tard à la Bastille, les prises de parole ont déjà commencé. Je m'exprime à mon tour brièvement. Je subis, comme tous, une ondée qui se transforme en orage.

"Je suis marqué en voyant la jeunesse des gens, je vois leurs visages ruisselant de pluie et de bonheur."

C'est l'image la plus frappante à mes yeux, de toutes les sensations que j'ai éprouvées ce jour-là.

L'orage s'abat sur la place de la Bastille, à Paris, où les partisans de François Mitterrand célèbrent la victoire du socialiste. © ALAIN NOGUES / SYGMA / GETTY IMAGES

François Hollande Membre de l'équipe de Jacques Attali Je suis avec Ségolène Royal, nous avons préparé ensemble dans cette équipe de campagne les argumentaires pour François Mitterrand. Nous nous rendons à la Bastille depuis le siège du PS. Au moment où nous arrivons, après une longue marche, il pleut. Comme quoi, finalement, il y a une répétition de l'histoire…

Dominique Bussereau Directeur adjoint du cabinet de campagne de Valéry Giscard d'Estaing On entend à la radio qu'il y a une grande fête à la Bastille. Je repars du QG avec une copine en voiture et je vois ce grand orage qui s'abat sur Paris. On se dit : "Chouette, ça va rincer la place de la Bastille." On se contente d'un peu de joie médiocre. Puis, j'écoute le journal de minuit de France Inter. Le présentateur, qui était d'un militantisme giscardien farouche, change complètement de ton.

"Je me dis : 'On entre dans un nouveau monde'."

Les socialistes font la fête place de la Bastille, à Paris, après la victoire de François Mitterrand. © MARC BULKA / GAMMA-RAPHO / GETTY

Lionel Jospin Premier secrétaire du Parti socialiste Je reviens à Solférino pour accueillir François Mitterrand, il est plus de minuit. Le siège du PS est totalement envahi. Je veille à ce que, dans le bureau où nous nous retrouvons, il y ait surtout ceux qui méritent d'y être, qui ont été des piliers solides de la construction politique et militante qui a conduit à la victoire. Vous avez toujours, dans ces moments-là, des gens qui tentent de se glisser là où ils n'ont rien à faire.

Jean-Pierre Elkabbach Directeur de l'information d'Antenne 2 Avec ma femme, l'écrivain Nicole Avril, nous prenons la voiture. A une heure du matin, elle tient à aller à la Bastille. Il a plu toute la soirée, les meetings sont terminés et il reste quelques papiers mouillés sur le sol. On fait le tour de la place et on rentre à la maison.

Jacques Attali Conseiller de François Mitterrand Vers une heure du matin, François Mitterrand s'entretient avec plusieurs leaders socialistes en tête à tête. Il ne dit rien de ses intentions pour la suite mais m'invite à venir le voir rue de Bièvre le lendemain. Je lui glisse : "Je vous avais demandé d'être mon témoin de mariage, est-ce que ça tient toujours ?" Il me répond : "Evidemment".

Lionel Jospin Premier secrétaire du Parti socialiste Son contentement d'être avec nous me frappe. C'est un moment de bonheur, il y a quelque chose qui relève presque de l'intimité politique. C'est là qu'apparaît la seconde temporalité, non pas celle de l'instant avec ses émotions, mais la conscience que nous vivons un moment historique qui annonce les responsabilités. Cette seconde temporalité, elle habite Mitterrand, elle m'habite, elle habite les autres socialistes.

*Auteur d'Il y aura d'autres jolis mois de mai (Fayard, 2021)

Publié le 08/05/2021 à 07:00

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Propos recueillis par Margaux Duguet

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