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Violences policières : comment la relation entre la police et les manifestants s'est-elle dégradée ?

Article rédigé par Louis San - propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 16min
Des membres des forces de l'ordre face à des manifestants lors de la mobilisation à la mémoire de Steve Maia Caniço, à Nantes, le 3 août 2019. (JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP)

Franceinfo a interrogé le sociologue Jérémie Gauthier, spécialiste de la police en France et en Allemagne, coauteur de l’ouvrage "Police: question sensible".

Affrontements à Nantes lors de manifestations à la mémoire de Steve Maia Caniço, interpellation controversée d'un homme en Seine-Saint-Denis... Pas une semaine ne passe désormais sans qu'un cas de soupçon de violence policière ne soit signalé ou fasse le tour des réseaux sociaux.

Depuis le début du mouvement des "gilets jaunes", la relation entre les forces de l’ordre et une partie de la population semble s'être dégradée. Pour tenter de comprendre ce phénomène, franceinfo a interrogé le sociologue Jérémie Gauthier, maître de conférences à l’université de Strasbourg. Pour ce spécialiste de l'institution policière, coauteur de l’ouvrage Police : questions sensibles (Puf, 2018), les autorités sont dans le "déni", et ce "silence politique entretient le ressentiment et l’hostilité envers les forces de police". Jérémie Gauthier a signé, en mars, une tribune avec plus de 400 universitaires qui se déclaraient "complices des 'gilets jaunes' face aux dérives autoritaires du pouvoir". 

Franceinfo : Sur le terrain, la relation entre les forces de l’ordre et les manifestants s’est-elle vraiment tendue ?

Jérémie Gauthier : Oui, bien sûr. La séquence de manifestations des "gilets jaunes" depuis novembre 2018 se caractérise par une escalade de la violence. Un élément est particulièrement révélateur : au début du mouvement, les violences policières ne faisaient absolument pas partie des revendications des manifestants mais au cours des semaines, déjà avant Noël, de plus en plus de pancartes, et de plus en plus de gilets, portaient des inscriptions qui renvoyaient à la dénonciation des violences policières et à une réponse policière considérée comme particulièrement répressive.

Sur les derniers mois, le nombre de blessés, plusieurs centaines, et les types de blessures, des dizaines de cas de mutilation, sont sans précédent depuis Mai-68. Il y a également deux morts survenues dans un contexte de maintien l’ordre : une femme de 80 ans est morte à Marseille [le 1er décembre] et, plus récemment, un homme, Steve Maia Caniço, est décédé à Nantes.

A quoi doit-on cette "escalade de la violence" ?

Le matériel utilisé par les manifestants contre les policiers ne présente pas de grande nouveauté. Les armes qui ont pu être saisies par les forces de police depuis novembre sont principalement du mobilier urbain, des billes d’acier, parfois des boules de pétanque, des bâtons, des cocktails molotov... Ces objets font partie de l’équipement de certains manifestants depuis longtemps, qu'il s'agisse des grèves ouvrières de l’après-Seconde Guerre mondiale, de Mai-68, des manifestations autonomes des années 1970, ou encore des manifestations des marins-pêcheurs dans les années 1990. De ce côté-là, il n’y a pas d’évolutions notables.

L’équipement des forces de l’ordre, lui, a beaucoup évolué. Alors qu'en Mai-68, par exemple, les forces de l'ordre disposaient d’une protection très sommaire (un long imperméable et un casque). Les policiers qui interviennent aujourd’hui sont autrement plus équipés, et leur corps est autrement plus protégé. Leur armement est également plus diversifié, comme en témoignent les lanceurs de balles de défense (LBD), et les grenades de désencerclement. L’usage de grenades lacrymogènes est aussi beaucoup plus massif.

Mais il n'est pas possible de tout mettre sur le compte de l'équipement...

Il faut également regarder l’évolution des stratégies manifestantes et des tactiques des forces de l’ordre. Le recours à la rue des "gilets jaunes" est atypique, le fait que les manifestations ne soient pas organisées en amont, qu’elles ne soient pas déclarées en préfecture, qu’il n’y ait pas de négociations préalables avec les forces de l’ordre, qu’elles se déroulent dans des lieux inhabituels et qu’il n’y ait pas d’organisateurs déclarés dans ces mobilisations complexifie fortement le maintien de l'ordre.

Du côté des forces de l'ordre, on constate une fragmentation du maintien de l’ordre qui se traduit par une diversité bien plus importante que par le passé des unités qui interviennent lors des manifestations. Il ne s’agit plus uniquement de CRS et de gendarmes mobiles, mais également de tout un ensemble d’unités mobiles qui interviennent habituellement pour des missions dites "d'anticriminalité", comme les brigades anticriminalité (BAC).

En quoi la mobilisation d’unités comme la BAC pose-t-elle problème ?

Intervenir auprès de foules manifestantes, comme le font les CRS, et sillonner les villes à la recherche de flagrants délits, ce qui constitue la mission première des BAC, sont des tâches policières très différentes. En France, les unités de maintien de l’ordre forment une corporation avec un syndicalisme très fort, une formation, des techniques et un équipement spécifiques.

Les unités de maintien de l’ordre traditionnelles ont une formation qui intègre également la protection du droit de manifester. Elles ont un entraînement et des stratégies qui les incitent à privilégier des positions statiques, à épuiser les manifestants, à encaisser les jets de pierre et d’autres projectiles. Elles interviennent, bien sûr, mais en dernier recours. Et la nature de leurs interventions est très différente de celles des BAC.

Les BAC, elles, sont spécialisées dans l’interpellation. Dans les manifestations, elles sont utilisées comme des unités offensives. On leur demande de repérer les fauteurs de trouble, de les interpeller, donc d’aller au contact, et de les pourchasser. Ce sont des unités qui ont fait "leurs armes" en banlieue. Les autorités ont commencé à les utiliser dans le maintien de l’ordre lors des émeutes urbaines de 2005 et 2007. La culture professionnelle des policiers des BAC repose sur l’anticriminalité, ils sont formés à intervenir contre ce qu’ils perçoivent comme des délinquants.

Vous avez mentionné les événements de 2005 et 2007 : le regard sur les violences policières semble avoir changé en France depuis une quinzaine d’années. Auparavant, lorsque des jeunes gens de quartiers défavorisés parlaient de violences policières, cela n’intéressait pas vraiment. Aujourd’hui, c’est devenu un thème important. Comment l’expliquez-vous ?

La question des violences policières, qui travaille la société française depuis très longtemps, accompagne chaque nouveau "cycle de violences". Il faut garder en tête que le degré de conflictualité dans la société varie en fonction des périodes et des contextes politiques, l’intensité d’un cycle de violence est déterminé par les interactions entre le pouvoir politique, la police et les protestataires. Rappelons par exemple la grande grève des mineurs de 1948. Le ministre de l’Intérieur de l’époque avait autorisé l’armée et les CRS à tirer à balles réelles contre les grévistes qui, eux-mêmes, étaient équipés d’armes à feu. Les manifestations pendant la période de la guerre d’Algérie [1954-1962] ont également été très durement réprimées.

A partir de la fin des années 1970, la dégradation des relations entre la police et les habitants des quartiers populaires de banlieue traduit l'ouverture d'un nouveau cycle de violences. Depuis le début des années 1980, il existe des collectifs mobilisés contre les violences policières, souvent des proches des victimes. Le comité Vérité et justice pour Adama [Traoré], par exemple, s'est construit dans l’héritage d’une tradition de luttes et de revendications. Mais pendant longtemps, la médiatisation de ces violences n’a pas trouvé de relais en dehors des quartiers populaires. Une partie de l’extrême gauche s’y est intéressée, mais pas les pouvoirs politiques et les grands médias.

Aujourd'hui, ce que j'appelle la communauté d’expériences des violences policières, c’est-à-dire les gens qui ont été victimes ou ont fait face à des abus policiers, s’est considérablement élargie.

Jérémie Gauthier, sociologue

à franceinfo

Les groupes sociaux confrontés à la répression policière comprennent désormais non seulement des jeunes hommes des quartiers de banlieues, mais également des ouvriers, des syndicalistes, des militants de tous bords, des supporters de football, des lycéens, des étudiants ainsi que des journalistes. Des événements comme la mort de Rémi Fraisse [en octobre 2014], ou encore les manifestations contre la loi Travail [2016] ont accéléré les choses. Les "gilets jaunes" viennent encore élargir cette communauté d’expériences des violences policières. Pour la plupart d’entre eux, ils n’avaient pas d’expérience militante ou manifestante. Une majorité vient de la France périurbaine et pour beaucoup, c’est la première fois qu’ils étaient confrontés à la répression policière.

Mais pourquoi les violences policières intéressent-elles maintenant les médias ?

Depuis novembre, un certain nombre de journalistes ont été confrontés à la répression policière. De plus, le fait que le journaliste David Dufresne se soit emparé de la question a probablement contribué à sensibiliser l'univers médiatique. Peut-être que la voix d’un journaliste trouve-t-elle plus d’écho auprès de ses collègues que celle des personnes concernées. Les militants sont également plus organisés qu’auparavant. Le comité Vérité et justice pour Adama, par exemple, sait exploiter les potentialités offertes par les réseaux sociaux. Son engagement, très soutenu, contribue à rendre visible cette problématique.

Face à ces évolutions, le déni de la part des responsables politiques sur ces thématiques est d’autant plus flagrant. Lors d’un échange pendant le grand débat national, Emmanuel Macron avait déclaré qu’on ne pouvait pas parler de "violences policières", et avait ajouté : "Ces mots sont inacceptables dans un Etat de droit."

Il y a une difficulté de la part de l’Etat de reconnaître que sa police peut être faillible ou déviante dans certaines situations.

Jérémie Gauthier, sociologue

à franceinfo

Il n’y a quasiment pas eu, du côté des responsables politiques, encore moins du côté des responsables policiers, de reconnaissance de l’existence de ces violences. Or on ne peut que supposer que ce silence politique entretient le ressentiment et l’hostilité envers les forces de police.

Dans son rapport sur l’année 2018, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) rapporte que sur les 957 dossiers dont les suites ont été portées à sa connaissance, 90,5% n'ont mis en lumière aucun manquement des policiers. Ce résultat n’est-il pas également une source de tension ?

Cela participe à la construction du déni. Parallèlement à la parole politique qui nie la réalité des faits de violences policières, il y a également une instance de contrôle, l’IGPN, qui est incapable, ou très peu capable, de travailler sur les cas de violences. L’IGPN est dans une posture compliquée car elle dépend du ministère de l’Intérieur, donc ce n’est pas du tout une instance de contrôle indépendante telle qu'on en trouve dans d’autres pays comme en Angleterre où des instances de contrôle indépendantes mêlent des policiers, des citoyens, des juristes et enquêtent sur des faits de violence. Là, ce sont des policiers qui enquêtent sur des policiers.

Le travail de l’IGPN est très efficace pour sanctionner les infractions administratives des policiers, lorsqu’ils volent du matériel et qu’ils portent atteinte à l’institution. En revanche, il l’est beaucoup moins dès lors que l’IGPN est sollicitée pour des affaires où des policiers sont mis en cause par des citoyens.

Les smartphones et les réseaux sociaux ont aussi changé le paysage puisque des manifestants et des témoins peuvent maintenant facilement filmer les interventions, apportant des images pour contredire ou nuancer les versions officielles. Cela ne crispe-t-il pas les forces de l'ordre ?

Il faudrait leur demander ! La particularité du contexte contemporain, c’est effectivement la présence des smartphones, des réseaux sociaux, d’appareils photo et de caméras au cœur des manifestations, qui permettent de produire des images et de les diffuser très rapidement. Mais le droit autorise les personnes à filmer les interventions policières. Les forces de l'ordre, qui sont elles-mêmes équipées de caméras, sont donc contraintes de se soumettre au regard des smartphones et à voir leur travail diffusé sur les réseaux sociaux.

Malgré tout, dans les sondages, les personnes interrogées ont majoritairement une bonne image de la police. Comment expliquez-vous ce résultat ?

Depuis les années 1980, les sondages montrent que la confiance dans la police en France est élevée, elle se situe généralement entre 70% et 80%. La police fait partie des institutions qui inspirent le plus de confiance avec les pompiers et les gendarmes. La justice, quant à elle, arrive en dernière position dans les enquêtes.

Ce résultat doit cependant être nuancé. En effet, "la confiance" dans la police, traduit surtout une opinion générale sur l’existence et la légitimité de la police. Ensuite, si l’on regarde les résultats plus précisément, on s'aperçoit que la confiance s’érode très fortement chez les sondés les plus jeunes, ceux qui sont issus des minorités et ceux qui ont déjà eu affaire à la police. De plus, des sondages récents montrent également que le travail de la police en France est souvent perçu comme inéquitable.

De quelle manière pouvons-nous sortir du cycle de violences dans lequel nous nous trouvons ?

La situation est très délétère en ce moment parce que le pouvoir politique semble faire reposer sur les épaules de la police la résolution du conflit actuel. Du côté de la police et du maintien de l’ordre, il existe un ensemble de stratégies dites de "désescalade" qui reposent notamment sur la communication avec les manifestants en amont et lors des manifestations. 

Le terme renvoie également à la réforme des armes qui sont utilisées, notamment le lanceur de balles de défense et les grenades de désencerclement, dont la dangerosité ne peut être niée. L’exemple de la police allemande indique qu’il s’agit là de pistes pertinentes. Rappelons que le Défenseur des droits souhaite l'interdiction des LBD et que, la commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe a demandé à la France de "suspendre" son usage.

Enfin, la reconnaissance par les autorités politiques de l’existence de cas de violences policières pourrait aussi permettre d’apaiser la situation.

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