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"Mon gilet jaune, je l'ai brûlé" : engagés de la première heure, ils racontent pourquoi ils ont quitté le mouvement

Déçus, désabusés, voire dégoûtés : ces "gilets jaunes" ont décidé de prendre leurs distances avec la mobilisation citoyenne qui secoue la France depuis mi-novembre. Ils se sont confiés à franceinfo. 

Article rédigé par Kocila Makdeche
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Des manifestants tiennent leur gilet jaune à la main, le 15 novembre 2018, à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme).  (MAXPPP)

"Ils sont partis dans tous les sens, on s'est complètement décrédibilisés ! Ils vont droit dans le mur !" Si Hubert Charlier oscille systématiquement entre le "on" et le "ils" lorsqu'il parle des "gilets jaunes", c'est parce qu'il a récemment pris ses distances avec le mouvement de contestation.

Une vraie rupture pour cet artisan rémois, qui comptait parmi les "gilets jaunes" de la première heure. "Blocages, manifs à Paris... J'ai tout fait. J'ai même été invité sur BFMTV en décembre pour défendre les 'jaunes' face à François de Rugy et Marlène Schiappa", raconte-t-il. Comme lui, de nombreux manifestants qui se sont engagés pour défendre leur pouvoir d'achat ont fini par raccrocher leur gilet parce qu'ils ne se retrouvent "plus dans le mouvement". 

"Je perdais mon temps"

Pour Sandrine, 46 ans, tous les samedis se ressemblaient. "J'ai fait presque tous les actes jusqu'au mois de janvier. Le 31 décembre, j'étais même sur les Champs-Elysées pour manifester, insiste cette habitante du Val-de-Marne. Mais au bout d'un moment, j'ai réalisé que je perdais mon temps, puisque rien ne change." 

"Toujours 'gilets jaunes' dans l'idée", Julien Mure a lui aussi arrêté de battre le pavé au mois de janvier. "Au bout d'un moment, on est obligé de retourner travailler, explique ce conducteur d'engins dans une centrale nucléaire, qui a été une figure du mouvement dans la Drôme. Et puis, à force de se donner à 100% pour le mouvement, on laisse de côté sa famille. Maintenant, je prends du temps pour eux."

Difficile de savoir combien de manifestants ont raccroché le gilet. Selon les chiffres de la préfecture, la mobilisation connaît une diminution progressive, tombant à 39 300 personnes défilant dans les rues, samedi 2 mars, lors du 16e samedi de manifestations. Une tendance contestée par "Le Nombre jaune" – la structure de comptage mise en place par les "gilets jaunes" – qui décrit une mobilisation relativement stable, autour des 120 000 manifestants. 

Mais au-delà de la bataille des chiffres, force est de constater que de plus en plus de Français se lassent du mouvement. Une enquête du Monde, publiée à la fin du mois de janvier, montrait que l'activité sur les nombreux groupes Facebook des "gilets jaunes" décroît depuis le mois de décembre. Plus récemment, un sondage Odoxa Dentsu-Consulting a révélé que 55% des Français réclamaient l'arrêt de la mobilisation, alors que 55% souhaitaient sa poursuite en janvier. 

"C'est assez inédit, dans l'histoire récente, qu'un mouvement social parvienne à s'installer ainsi dans la durée", pointe Stéphane Sirot, spécialiste des mouvements sociaux et professeur d'histoire à l'université de Cergy-Pontoise. 

Du coup, il est logique que cela suscite de la lassitude et une démobilisation. D'autant plus pour les manifestants qui ont l'impression de ne rien avoir obtenu du gouvernement.

Stéphane Sirot, spécialiste des mouvements sociaux

à franceinfo

Un constat que partage Claude Besse. Cet habitant du Pays de Montbéliard (Doubs) a initié la mobilisation dans sa région, avant de "ranger" son gilet jaune. "On a bloqué plusieurs fois des péages, fait des opérations escargot, je suis allé à Hérimoncourt, où PSA veut fermer son site... Et c'est quoi le résultat, aujourd'hui ? Le gouvernement ne nous a rien accordé et le carburant a recommencé à augmenter", souffle l'homme de 35 ans

Claude Besse lors d'une mobilisation des "gilets jaunes" dans le Doubs.  (CLAUDE BESSE)

"Trop radical"

La déception est palpable dans la voix du charpentier, qui rêvait d'un nouveau Mai-68. "Je voulais passer au cran supérieur, faire des barricades pour mettre le pays à l'arrêt". Fils d'ouvrier, Claude Besse prend comme exemple son père soixante-huitard, condamné à deux ans de prison à l'époque pour s'être rebellé face aux CRS. "Là, il y a eu des morts, des blessés très graves à cause des LBD [lanceurs de balles de défense], certains ont perdu des yeux... Et pourtant, les gens ne sont toujours pas prêts à se bouger", estime-t-il. 

Ils veulent continuer au sein d'un mouvement pacifiste, mais parfois, pour faire changer les choses, il faut de la violence. Je suis le premier à le regretter. C'est triste, mais c'est comme ça.

Claude Besse, ancien "gilet jaune"

à franceinfo

Pour Stéphane Sirot, cet "appel à plus de radicalité s'explique par l'attitude du gouvernement vis-à-vis des manifestants". "Depuis quinze ans, les pouvoirs politiques ne cherchent plus de compromis, peu importe l'ampleur du mouvement social, poursuit-il. Cela renvoie un message aux citoyens : la contestation sage n'est pas suffisante pour obtenir satisfaction."

Une radicalisation qui, au contraire, a dégoûté de nombreux anciens "gilets jaunes". "Sur les ronds-points, je les ai vus insulter les gens parce qu'ils n'avaient pas de gilet jaune ou parce qu'ils ne klaxonnaient pas", se rappelle Sylvie, une habitante de Saint-Emilion (Gironde). Bordeaux ou Toulouse, les petits commerçants sont obligés de fermer parce qu'ils cassent tout." L'infirmière à la retraite a arrêté de manifester au début du mois de janvier. Elle se justifie : "Je ne suis pas pro-CRS, hein ! J'ai fait des manifs toute ma vie. Du gaz lacrymo, j'en ai pris. Mais là, ils vont trop loin."

La sexagénaire cite la manifestation parisienne du 1er décembre, lors de laquelle l'Arc de triomphe a été vandalisé. L'image a heurté beaucoup de "gilets jaunes" de la première heure. "J'ai été choqué", s'exclame Jean-Michel Pouchel, Abbevillois retraité après une carrière dans l'humanitaire. 

Je suis un homme de paix, un humaniste. Je ne pouvais plus soutenir ce mouvement, qui a dégénéré en manifestation de haine.

Jean-Michel Pouchel, ancien "gilet jaune"

à franceinfo

Jean-Michel Pouchel sur un rond-point à Abbeville (Somme). (JEAN-MICHEL POUCHEL)

A qui la faute ? Fabrice Schlegel, promoteur immobilier de Dole (Jura), accable "l'extrême gauche, qui a noyauté le mouvement. (...) Quand j'ai vu que des gens cassaient des voitures parce qu'elles étaient plus grosses que les leurs, ça m’a dégoûté", affirme cet ancien candidat divers droite aux élections départementales, qui se targue d'avoir organisé une manifestation contre la hausse du prix du carburant dès le mois d'octobre. "C'était la première de France, avant même le 17 novembre." 

Je ne me suis pas levé pour couper la tête de ceux qui veulent faire de l'argent, mais pour aider ceux qui n'en ont pas assez. Moi, ce que je veux, ce n'est pas la révolution, mais l'évolution.

Fabrice Schlegel, ancien "gilet jaune"

à franceinfo

Ces "dérives", Jean-Michel Pouchel les impute à Maxime Nicolle et Eric Drouet, des figures des "gilets jaunes" qui administrent deux des groupes Facebook les plus influents du mouvement. "Ce sont des gens qui attisent le feu. Moi, au contraire, je suis le pompier qui veut l'éteindre", explique le retraité picard. 

Les deux figures du mouvement concentrent l'animosité des déçus. "Ils ne comprennent même pas ce qu'ils disent, ils ne sont bons qu'à bouffer du foin, attaque, sous couvert d'anonymat, une ancienne figure du mouvement. Ils disent simplement aux gens ce qu'ils veulent entendre, avec un peu de raccourcis par-ci, un peu de complot par-là."

Maxime Nicolle (alias Fly Rider), Eric Drouet et Priscillia Ludosky, trois figures des "gilets jaunes".   (GUILLAUME SOUVANT / Bertrand GUAY / AFP)

Eric Drouet et Maxime Nicolle ont été accusés, à de nombreuses reprises, de relayer de fausses informations sur leur page Facebook, notamment au sujet du pacte de Marrakech. D'après cette intox fantaisiste, largement partagée sur les réseaux "jaunes", l'exécutif aurait ratifié un texte contraignant la France à céder son siège au Conseil de sécurité de l'ONU et à accueillir 60 millions de migrants sur son sol. "Ils disent n'importe quoi et refusent qu'on ne soit pas d'accord avec eux, s'indigne Sylvie. J'ai exprimé mon désaccord sur les groupes Facebook, je leur ai dit qu'il fallait à tout prix se recentrer sur les vraies revendications du début ! Résultat : j'ai été censurée."

"Ce n'est pas le RIC qui va remplir le frigo !"

Baisse des taxes sur le prix du carburant, annulation de la hausse de la CSG, augmentation du smic... Au mois de novembre, le mouvement s'est agrégé autour de revendications concrètes en faveur d'un meilleur pouvoir d'achat. Un âge d'or pour de nombreux "gilets jaunes" repentis, qui regrettent aujourd'hui que la mise en place du RIC (référendum d'initiative populaire) ait pris le pas sur tous les autres desiderata.

"Ce n'est pas le RIC qui va remplir le frigo ! A un moment, il faut être réaliste", peste de son côté Hubert Charlier. Pour lui, le mouvement s'est détourné de l'essentiel : la baisse des impôts et la hausse des salaires. "C'est grâce à ça qu'on va relancer la croissance. Ensuite, on pourra éventuellement réfléchir à de nouvelles choses comme le RIC, mais ce n'est pas la priorité."

Aujourd'hui, les "gilets jaunes" réclament quatre types de consultations : le RIC révocatoire qui permettrait au peuple de mettre fin au mandat de n'importe quel responsable politique, le RIC législatif pour proposer au vote un texte de loi, le RIC abrogatoire pour abolir une loi et le RIC constituant pour amender la Constitution. "Je ne soutiens pas du tout ce genre de délire. Mettre en place le RIC, c'est ouvrir la porte au retour de la peine de mort, à l'interdiction de l'IVG, à des concessions sur la laïcité", craint Fabrice Schlegel. 

Fabrice Schlegel, le 17 novembre 2018 à Dole (Jura). (SEBASTIEN BOZON / AFP)

"S'engager pour les autres"

Si elles ont raccroché le gilet jaune, toutes les personnes interrogées par franceinfo assurent continuer de se mobiliser, à leur façon. "Mon gilet jaune, je l'ai brûlé, mais je reste un citoyen français qui se bat contre les injustices fiscales et la vie chère", explique John, Ardéchois de 32 ans. Pour lui, la "lutte" passe désormais par la "prise d'indépendance vis-à-vis du système". Il explique : "J'ai acheté une maison avec un grand terrain pour faire pousser des légumes, je vais construire un poulailler, élever des chèvres... Le but, c'est d'être autosuffisant pour tout ce qui est nourriture."

Cette démarche, rappelant le mouvement autonome issu de l'après-1968, ne convainc pas Hubert Charlier, décidé, pour sa part, à s'"engager pour les autres". Une rencontre, survenue en marge d'une manifestation des "gilets jaunes" à Paris, a fait de lui "un autre homme".

Je suis tombé sur une dame qui dormait dehors avec son enfant de 4 ans. Je suis allé lui parler et je lui ai donné tout ce que j'avais dans la poche : 15 euros. Elle dormait au pied du BHV. En une image, j'ai vu tous les écarts de richesse de notre société. Ça m'a traumatisé.

Hubert Charlier, ancien "gilet jaune"

à franceinfo

Depuis, l'artisan s'est mis à faire des maraudes dans les rues de Reims. "Depuis plusieurs jours, on se démène pour mettre à l'abri un couple de réfugiés arméniens qui sont à la rue avec un bébé de 18 mois", raconte-t-il à la sortie d'un rendez-vous avec la députée LREM de la Marne Aina Kuric pour tenter de trouver un logement à la famille. En attendant, Hubert Charlier a mis la main au portefeuille pour leur payer une chambre d'hôtel, d'après L'Union (article payant).

De son côté, Claude Besse continue d'attendre le "grand soir". "Même si je ne porte plus mon gilet jaune, je suis toujours solidaire du peuple, affirme-t-il. De toute façon, ça finira par vraiment péter." Et de prévenir : "Le jour où j'ouvrirai les fenêtres et où j'entendrai les sirènes, je sortirai et là, je remettrai mon gilet jaune."

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