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"On fait les trois-huit, j'en ai passé des nuits à ne pas dormir !" : des porte-parole des "gilets jaunes" nous racontent leur quotidien chahuté

Les figures du mouvement ont été propulsées dans l'espace médiatique en quelques semaines. Nous avons interrogé neuf de ces porte-voix, et certains ont du mal à se faire à cette notoriété express, surtout lorsqu'elle s'accompagne de menaces.

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Une équipe de journalistes filme des "gilets jaunes" devant l'Arc de triomphe, à Paris, le 1er décembre 2018. (NICOLAS CORTES  / HANS LUCAS / AFP)

Le bruit assourdissant des klaxons de poids lourds résonnent dans le téléphone. Julien Mure répond à l'appel des journalistes depuis un barrage organisé au niveau du péage de Loriol (Drôme) pour bloquer l'accès des camions à l'autoroute A7, ce lundi 3 décembre. Cet intérimaire de 34 ans est l'un des représentants des "gilets jaunes" dans le département. Depuis trois semaines, il participe nuit et jour à des blocages pour dénoncer la hausse des taxes sur les carburants et, plus globalement, l'augmentation du coût de la vie. "On fait les 3/8 , j'en ai passé des nuits à ne pas dormir !" lâche-t-il.

Julien Mure fait partie des figures du mouvement qui ont été propulsées dans l'espace médiatique en quelques semaines et ont vu leur vie bouleversée. Bien souvent, l'activité professionnelle a été mise entre parenthèses pour participer aux actions, les coordonner sur Facebook, animer des réunions et parler aux médias. "Je travaille dans le nucléaire, mais mon entreprise n'a pas renouvelé mon contrat, regrette le trentenaire, au chômage depuis deux semaines et demie. Ma femme continue à travailler, elle assure l'argent et moi je mène le combat."

"J'ai du mal à m'exprimer en public"

La fatigue commence à se faire sentir. "Hier soir, je me suis offert le luxe de rentrer dormir. Une petite nuit de sommeil et ça repart", glisse Julien Mure. Quand il n'est pas sur une opération de blocage, il s'exprime devant 500 personnes. "Ma main tremble quand je tiens le micro. J'ai du mal à m'exprimer en public, mais je n'ai pas le choix, je fais avec."

Mathieu Blavier a quant à lui "décliné des dizaines de plateaux télé". Cet étudiant et entrepreneur de 22 ans, "gilet jaune" dans les Bouches-du-Rhône, confie avoir "reçu plus de 150 appels par jour" à une période. 

Le 'New York Times', des journalistes de Norvège et même du Qatar m'ont appelé.

Mathieu Blavier, "gilet jaune" dans les Bouches-du-Rhône

à franceinfo

Finalement, "j’ai essentiellement privilégié la presse écrite et j’ai fait une émission sur France 5 , 'C politique'", indique-t-il. Mathieu Blavier est mobilisé "depuis la fin de l'été. Le mouvement n'était pas encore créé qu’on travaillait déjà dessus." Pour lui, les examens partiels de décembre et janvier s'annoncent compliqués. "Pas mal d'étudiants qui défendent la cause ont pris des notes pour moi", se rassure cet étudiant en licence de droit, qui a également monté son entreprise de production de jus de pomme artisanal et de foin de Crau pour financer ses études. "J’ai dû baisser la cadence : ça m’a pénalisé financièrement, mais je récupérerai avec ce qu’on a gagné grâce au mouvement", espère-t-il.

La vie privée, "c'est fini, zéro" 

Le jeune homme pense déjà au jour d'après : "Le jour où ça se calmera, je serai content, j’irai boire un coca en terrasse et je serai fier d’avoir participé à un mouvement comme ça."

David Roig, lui, ne se projette pas encore. "On sait qu'on est partis pour un combat qui va durer plusieurs mois. On avait peur d'un essoufflement général et on voit que les gens sont toujours prêts à nous suivre", estime ce taxi-ambulancier âgé de 29 ans, représentant en Corse. Mais du côté de la vie privée, "c'est fini, zéro".

Il faut gérer en même temps le boulot, les appels, des heures très tardives et très matinales. Au bout de trois semaines, on commence à être usés.

David Roig, "gilet jaune" en Corse

à franceinfo

Au niveau financier, le manque à gagner ne se fait pas trop sentir. Mais il a dû faire une croix sur les entraînements de rugby depuis trois semaines. Il faut garder du temps pour les interventions dans les médias, notamment sur France 3 Corse. "Je suis grande gueule, donc ça vient tout seul", plaisante David Roig.

"J’ai juste créé la page Facebook pour Vannes"

Pour Jonathan Jolivot, figure du mouvement dans le Morbihan, s'entretenir avec des journalistes n'a rien de naturel. "Avant, j'étais militaire donc je ne leur parlais pas", explique ce garagiste de 29 ans. Désormais, "je suis en contact permanent avec une journaliste du Figaro et hier j’étais avec la presse italienne", s'étonne-t-il encore. Pourtant, "j’ai juste créé la page Facebook pour Vannes". Mobilisé "pleinement" du 17 au 21 novembre, il ne mène quasiment plus d'actions sur le terrain. "J’y vais le matin avant d’ouvrir mon entreprise et je passe un petit peu le soir." Son rôle consiste essentiellement à "collecter des informations, s’occuper de la coordination via les réseaux sociaux ou par téléphone".

Chantal Perrotin s'est également mise en retrait. "Quand vous êtes dans le froid de 7 heures du matin à 20 heures du soir pour des opérations péage gratuit, ça fatigue", souligne cette retraitée âgée de 64 ans, qui s'est fait connaître pour porter la voix de la contestation en Auvergne-Rhône-Alpes et pour avoir créé le collectif mort-né des "gilets jaunes libres". Cette initiative de manifestants modérés, qui devaient rencontrer le Premier ministre mardi 4 décembre, a aussitôt été contestée. "Sur Facebook, j'ai vu tourner des commentaires du type 'elle n'est pas légitime', 'd'où sort-elle ?', 'on ne la connaît pas, on ne l'a pas vue sur les barricades...'" déplore-t-elle. "Je voulais faire remonter la parole des incompris, ça partait d'un bon sentiment. Mais moi, je n'ai pas envie de mettre Paris à feu et à sang", se justifie la sexagénaire. 

"Etre dans la lumière, ce n'est pas du tout mon truc", assure Chantal Perrotin, qui indique avoir "fait un FR3 sur un barrage" mais refusé d'être suivie pendant une semaine par un magazine télé "qui voulait mettre à l'honneur les femmes dans ce mouvement".

Comme Chantal Perrotin, la dizaine de membres de ce collectif improvisé a essuyé des critiques, voire des menaces. "J'ai eu le droit à 'on t'a loupé à la sortie de BFM', du coup, je ne me rendrai pas à Matignon", indiquait lundi à franceinfo Cédric Guémy, "gilet jaune" en Ile-de-France, annonçant "se mettre en retrait". "Tous les signataires de la tribune du JDD ont reçu des menaces et des intimidations qui ne garantissent pas leur sécurité. Certains 'gilets jaunes' ont fait savoir qu'ils les empêcheraient d'aller" au rendez-vous prévu avec le chef du gouvernement, finalement annulé, a confirmé Benjamin Cauchy, membre du mouvement dans la région Occitanie.

"Je ne peux plus me balader seule"

Jacline Mouraud, devenue l'égérie du mouvement pendant un temps, a elle aussi porté plainte après avoir reçu des menaces de mort. La vie de cette femme de 51 ans, dont la vidéo virale postée sur Facebook mi-octobre lui a valu une réponse de la secrétaire d'Etat à l'Ecologie en personne, a basculé dans une autre dimension.

Dès 6h30, des journalistes m'appellent, ça fait trois fois que je vide ma messagerie.

Jacline Mouraud, "gilet jaune" dans le Morbihan

à franceinfo

"Je fais très attention au moment où j'ouvre mes volets, je collecte des informations pour les envoyer à la gendarmerie", explique cette mère de trois enfants, assurant que son compagnon est lui aussi menacé. Au début du mouvement, Jacline Mouraud dit avoir "perdu 50% de ses revenus", ne pouvant assurer ses "cours de piano", ses "séances d'hypnose" et ses "prestations musicales d'accordéoniste dans des thés dansants". Depuis les menaces, sa participation aux blocages et aux réunions est limitée : "Ça fait un moment que je ne peux plus me balader seule."

Redoute-t-elle malgré tout le moment où le téléphone arrêtera de sonner ? "Je n'ai pas d'ambition politique, ma vie était déjà bien remplie avant. Je sais prendre mes distances avec les évènements", rétorque-t-elle.     

"C’est une formidable aventure humaine"

Même réaction du côté d'Alexandre Compère. Cet homme de 39 ans, fer de lance du mouvement à Valence (Drôme), ne souhaite qu'une chose : "Que ça s’arrête et que je retrouve mon anonymat." Depuis le début de la mobilisation, "mon quotidien est catastrophique", explique-t-il. Micro-entrepreneur dans le bricolage, il n'a pas pu honorer un certain nombre de devis. "Je me vois mal rappeler mes clients. Les mois à venir vont être difficiles", souligne-t-il, chiffrant ses pertes d’argent à "200 euros par jour". 

"Il va falloir que je me rende à l’évidence", souffle ce père de famille. "J’ai trois enfants dont deux en bas âge, un crédit immobilier. Avec ma femme, c’est compliqué, ça fait deux mois que je suis 15 heures sur 24 sur Facebook à mobiliser du monde."

Le sapin de Noël n’est pas encore fait, les cadeaux ne sont pas encore achetés.

Alexandre Compère, "gilet jaune" à Valence

à franceinfo

Pour autant, "pas question d'arrêter au bout de trois semaines", malgré les annonces d'Edouard Philippe. Alexandre Compère se dit "parti pour longtemps, janvier, février, mars". Le quadragénaire, ancien employé des pompes funèbres et ex-pompier volontaire, se souvient encore du jour où BFMTV l'a appelé. "C’était une première, je suis allé sur leur plateau, tout est allé très vite." "Si je suis autant médiatisé, c’est pas pour qu’on voie ma tête, c’est pour mobiliser du monde. Une page Facebook ne suffit pas", assure-t-il. "D'ailleurs, si vous voulez m’embaucher comme journaliste, je veux bien, gardez mon numéro !" rigole-t-il.   

Comme d'autres, ce "gilet jaune" le certifie : il ne compte pas rester sous les projecteurs : "Après, je retrouverai ma vie pépère. Aller boire l’apéro chez les potes, bricoler..." Alexandre Compère espère malgré tout garder contact avec tous ces gens rencontrés sur les barrages, dans les réunions et sur Facebook : "C’est une formidable aventure humaine, ça, je ne pourrai pas l’oublier."

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