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Référents locaux, stickers et analyse vidéo : la nouvelle méthode de comptage des "gilets jaunes"

Article rédigé par franceinfo - Juliette Campion
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Un cortège de "gilets jaunes", samedi 29 décembre, à Lille.  (FRANCOIS LO PRESTI / AFP)

Lancée fin décembre, la page Facebook "Le Nombre jaune" propose un décompte détaillé des mobilisations pour "regagner une crédibilité méritée aux yeux de l'opinion". 

Samedi 5 janvier, lors du 8e samedi de mobilisation des "gilets jaunes", le ministère de l'Intérieur a recensé près de 50 000 manifestants mobilisés dans toute la France. "Les chiffres sont sous-estimés à fond : c’est écœurant !", dénonce le fondateur de la page Facebook "Le Nombre jaune", qui en comptabilise plus du double. 

A l'image de cette réaction, les comptages officiels sont vivement contestés au sein des "gilets jaunes" depuis le début de la mobilisation. Beaucoup affirment que les chiffres sont manipulés par le gouvernement pour minimiser l'ampleur du mouvement. Les crispations sont telles que des journalistes du quotidien L'Indépendant ont été agressés le 5 janvier par plusieurs "gilets jaunes" qui leur reprochaient d'avoir sous-estimé le nombre de participants le jour même à Perpignan (Pyrénées-Orientales). Une accusation que le journal réfute, précisant sur son site avoir mis à jour ces estimations au fil de la journée. 

La question est particulièrement sensible. Car faute de structure officielle, les "gilets jaunes" ne disposent d'aucun moyen de comptage. La fameuse "guerre des chiffres", que se mènent habituellement syndicats et autorités, se joue donc sans que les manifestants puissent opposer une estimation fiable à celle avancée par la police. 

Pour pallier ce manque, Joris, un "gilet jaune" marseillais, a décidé de lancer son propre décompte qui se veut "le plus objectif possible", assure-t-il. Ce trentenaire espère que ses estimations gagneront bientôt en crédibilité auprès des médias "qui n'auront plus l'excuse de l'interlocuteur unique". Il détaille sa méthode à franceinfo. 

Les chiffres des médias locaux, "beaucoup plus fiables"

"Vous pouvez compter sur nous pour compter." Voilà ce que promet la page "Le Nombre jaune" créée sur Facebook le 26 décembre 2018 et qui totalisait un peu moins de 2 000 abonnés le 9 janvier. Le ton de la page se veut léger et humoristique, comme le montre la photo de couverture qui raille le "professeur d'arithmétique de C. Castaner". Le ministre de l'Intérieur est la cible préférée de Joris et de son équipe, composée de trois "gilets jaunes" bénévoles, administrateurs de la page. Ces trentenaires, dont l'un se présente comme ingénieur et un autre comme enseignant en sciences, appartiennent au mouvement depuis ses débuts. Ils ne se sont jamais rencontrés et gèrent la page sur leur temps libre. 

Au-delà des blagues, ils revendiquent une méthodologie "aussi fiable que possible". Leur premier comptage a eu lieu le 5 janvier. Au total, ils ont recensé 123 440 manifestants dans toute la France, loin des 50 000 annoncés par le ministère de l'Intérieur. Sur le "compteur de MANUfestants", une colonne recense les "gilets jaunes" mobilisés dans 90 villes françaises. 

Pour arriver à ce résultat, Joris compile différentes données : "On fait de la veille sur les groupes de 'gilets jaunes', en analysant les photos et les vidéos qui sont postées", détaille-t-il à franceinfo. Il se fie également aux chiffres avancés par les médias locaux, "beaucoup plus fiables" selon lui que ceux des médias nationaux. 

"J'ai simplement compté les personnes à mesure qu'elles passaient devant moi"

Mais l'essentiel de son décompte repose sur des "référents départementaux" que Joris nomme lui-même en prospectant sur les groupes Facebook nationaux de "gilets jaunes". "Soit on repère directement des gens qui nous paraissent sérieux, soit on reçoit des demandes en message privé sur la page", explique-t-il. Pour jauger la fiabilité des référents, Joris fait confiance à "la régularité de leurs messages", qui témoignent de leur implicationIl se fie également à la cohérence des chiffres que les "référents" lui communiquent. Mais faute d'avoir pu tous les rencontrer, il convient lui-même qu'il y a une part de "ressenti" dans cette sélection. Au total, Joris et ses collègues ont nommé de trois à huit référents dans la moitié des départements français. Mais le but à terme est "d'en avoir dans toute la France, y compris dans les DOM-TOM et en Corse". 

Sur place, les méthodes de ces émissaires diffèrent. Certains comptent les manifestants par rangées, en se plaçant en début de cortège. C'est le cas de Katia, qui a proposé d'effectuer un décompte dans la ville de Bourges (Cher). "Je me suis postée au début du cortège et j'ai simplement compté les personnes à mesure qu'elles passaient devant moi", indique à franceinfo cette gestionnaire administrative. Rien de bien compliqué selon elle, puisque "la mobilisation était suffisamment raisonnable pour pouvoir compter facilement". Pour le 9e samedi de mobilisation, le 12 janvier, Katia s'est procurée des "compteurs bip" comme ceux qu'utilisent habituellement les syndicats, afin "de ne pas perdre le fil". 

Pour Valérie, rédactrice freelance de contenus pour le web, la mission était plus ambitieuse, puisqu'elle est référente pour "les départements 69, 38 et 42, en Rhône-Alpes, et 33, 40 et 64, en Nouvelle-Aquitaine". Pour opérer un décompte de ces zones très éloignées les unes des autres, Valérie se repose essentiellement sur les vidéos de manifestations et compte elle aussi par rangées. Avant d'envoyer ses chiffres, elle prend soin de les comparer avec ceux de ses anciens collègues de la presse locale, puisque Valérie a travaillé pendant vingt ans pour le quotidien Sud-Ouest

Dans tous les cas, il ne s'agit surtout pas de gonfler les chiffres. Quand on me dit 15 000 manifestants à Lyon, ce n'est pas crédible. J'en ai compté environ 4 500.

Valérie, "référente départementale" pour la page Facebook "Le Nombre jaune"

à franceinfo

Autre système : le décompte par autocollants. "Certains partent en manifestation avec quelques centaines de stickers, ils en distribuent un à chaque participant et font la soustraction à la fin sur les plaquettes restantes", détaille Joris. S'il est plutôt confiant concernant les résultats pour les petites villes, il admet que pour Paris ou Bordeaux, les comptages sont plus complexes. "Quand il y a plus de 8 000 personnes, on travaille encore plus, on recoupe encore plus nos informations", assure le trentenaire, qui regrette qu'"aucun média ne fournisse de chiffre fiable pour la capitale".  

"A partir du moment où la méthode ne repose que sur de l’humain, il y a forcément un biais"

Pour le cabinet de conseil Occurrence, le décompte des "gilets jaunes" s'est révélé impossible à réaliser. Mandaté d'ordinaire par les médias pour effectuer un comptage indépendant des manifestants, Occurrence ne disposait pas pour ces mobilisations de suffisamment d'informations sur les trajets empruntés par les manifestants. 

Habituellement, le cabinet de conseil effectue ses décomptes grâce à des capteurs installés en hauteur, de part et d'autre du parcours des manifestants. Pour eux, la méthode de comptage au sol "est loin d'être 100% efficace". 

Le fait de compter les rangées de manifestants une à une, c'est vite épuisant et il est très facile de perdre le fil.

Jocelyn Munoz, responsable des comptages chez Occurrence

à franceinfo

Occurrence note qu'en règle générale, "à partir du moment où le procédé de comptage ne repose que sur de l'humain, il y a forcément un biais". "Quand on se met en tête de cortège et que l'on compte les rangées, la perspective est faussée : on a facilement une impression de foule massive", note Jocelyn Munoz, qui affirme que "la hauteur permet d'avoir une meilleure visualisation de ce qui se passe"

Pour lui, la méthode des stickers est également biaisée : "Ça reste déclaratif : n'importe qui peut prendre des stickers. Tout est basé sur la bonne foi des gens", tranche-t-il. En revanche, le spécialiste trouve la méthode des "compteurs bip" plutôt fiable : "La préfecture de police compte les rangées avec des clic-clic et ne s'en sort pas trop mal : on a un écart de 20% avec eux en général."

"Quand on entend dire que le mouvement s'essouffle, ça fait réfléchir les indécis" 

Si le décompte proposé par "Le Nombre jaune" ne lui semble pas totalement fiable, Jocelyn Munoz salue toutefois l'initiative.

C'est très bien qu'ils tentent d'avoir leur méthode car c'est important d'avoir d’autres chiffres que ceux des autorités pour comparer.

Jocelyn Munoz

à franceinfo

Une seule autre entité propose un décompte indépendant depuis le début du mouvement. Il s'agit du syndicat non-représentatif Policiers en colère. Dirigé par Michel Thooris, un élu du Rassemblement national, ce petit syndicat ne publie toutefois jamais le détail de ses données. Leurs chiffres sont souvent très largement supérieurs à ceux du ministère de l'Intérieur. Lors du 2e samedi de mobilisation, le 24 novembre, le syndicat avait ainsi recensé un million de manifestants, contre 81 000 selon les autorités. Le samedi 5 janvier, ils ont estimé la participation à 300 000 manifestants, six fois plus que les chiffres officiels. 

En communiquant ses décomptes en détail toutes les semaines, Joris et son équipe espèrent gagner en crédibilité pour peser sur l'avenir de la mobilisation. "Quand on entend dire à longueur de journée que le mouvement s'essouffle, ça fait réfléchir les indécis qui se disent que puisqu'il n'y a plus personne, ils préfèrent rester chez eux", regrette Joris. "Cette guerre des chiffres est une bataille médiatique", tranche-t-il. 

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