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Travaille-t-on vraiment seulement 15% de notre vie, comme l'affirme le fondateur de l'Institut Sapiens ?

Les Français ne travailleraient "que 15%" de leur vie en dehors de leur temps de sommeil, a affirmé l'économiste Olivier Babeau sur BFM Business. Son calcul est en théorie exact, mais il oublie de prendre en compte plusieurs paramètres.

Article rédigé par franceinfo - Julien Nguyen Dang
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Un ouvrier travaille sur l'assemblage d'un TGV au Technicentre SNCF de Bischheim (Bas-Rhin), le 29 avril 2019. (FREDERICK FLORIN / AFP)

La mobilisation contre la réforme des retraites entame sa 38e journée. Quelque 452 000 personnes ont défilé jeudi 9 janvier dans toute la France, selon le ministère de l'Intérieur, et de nouvelles manifestations sont attendues samedi, notamment à Paris entre Nation et République. Olivier Babeau, économiste et fondateur d'un think tank, l'Institut Sapiens, était invité lundi matin sur le plateau de BFM Business pour s'exprimer sur la reprise des négociations entre les syndicats et le gouvernement. Une intervention qui comportait une affirmation étonnante : les Français ne passeraient "que 15%" de leur vie à travailler. 

Pour comparer la situation des retraités d'aujourd'hui à celle de 1945, l'économiste commence par affirmer que l'"on a gagné en moyenne 14 ans d'espérance de vie depuis" (en réalité un peu plus, 19,6 ans pour les hommes et 20,2 ans pour les femmes entre 1946 et 2018, selon l'Insee). Il ajoute que "la durée de vie va exploser", contrairement à ce que conclut un rapport de l'Institut national des études démographiques (Ined), qui observe un "ralentissement des progrès de l'espérance de vie".

Mais Olivier Babeau déclare surtout : "Si on compte vraiment, si vous faites aujourd'hui une carrière complète, que vous êtes aux 35 heures, [et si l'on ne prend en compte que votre temps éveillé] vous n'avez travaillé que 15% de votre vie. 15%. On n'est pas du tout dans une civilisation où l'on meurt en travaillant, ce n'est pas vrai." Des propos que franceinfo a voulu décrypter.

Un calcul en principe exact

Nous avons souhaité reproduire le calcul de l'économiste. Soit une personne née en 1973 travaillant sur un rythme de 35 heures par semaine (1 607 heures par an, une fois les congés déduits), et ce pendant quarante-trois ans, c'est-à-dire le temps nécessaire pour bénéficier d'une retraite à taux plein, comme indiqué sur le site de l'administration française. Elle travaillerait donc 43 x 1 607 = 69 101 heures durant sa vie. 

L'espérance de vie à la naissance pour les personnes nées en 1973 est de 68,7 ans pour les hommes et de 76,3 ans pour les femmes, d'après l'Insee. Comme l'indique un article du Bulletin épidémiologique hebdomadaire de Santé publique France paru en mars 2019, le temps moyen de sommeil en France pour les 18-75 ans est de six heures et cinquante-trois minutes, soit environ sept heures.

Faisons l'hypothèse que cette durée reste la même durant toute une vie (chose cependant irréaliste puisque l'on sait par exemple qu'une jeune personne nécessite plus d'heures de sommeil). Une personne passerait dès lors environ 71% de sa vie éveillée.

Le calcul posé, on obtient qu'un homme né en 1973 passerait 16,2% de sa vie éveillée à travailler, contre 14,6% pour une femme. Des chiffres qui corroborent les 15% évoqués par Olivier Babeau, et qui ne varient pas sensiblement selon que l'on change l'année de naissance du sujet ou que l'on augmente d'une heure par jour le temps de sommeil moyen.

Des paramètres qui posent question

Il faut cependant interroger les paramètres du calcul. Le choix d'une carrière complète se justifie a priori dans l'équation : en 2018, 89,4% des retraites personnelles ont été attribuées à taux plein, affirme la Caisse nationale d'assurance vieillesse. Néanmoins, cela cache les retraites à taux minoré attribuées les années précédentes, plus nombreuses qu'aujourd'hui. 

Si l'on s'en tient à la durée annuelle effective de travail en France, celle-ci est bien équivalente à un emploi d'une durée de 35 heures par semaine (1 609 heures en moyenne en 2018, soit deux petites heures de plus).

Mais cela peut sembler simplificateur. Comme l'indique l'édition 2019 de la publication de l'Insee intitulée France, portrait social, seuls 28% des salariés à temps complet ont travaillé exactement 35 heures en 2018, contre près de 50% qui, eux, ont passé plus de temps sur leur lieu de travail. Le recours aux heures supplémentaires a été encouragé ces dernières années et elles sont désormais défiscalisées ; même si un Français sur dix ferait des heures supplémentaires non rémunérées, selon une étude de la société ADP. Enfin, tous les salariés n'occupent pas un emploi à temps complet : 18,9% d'entre eux occupaient un emploi à temps partiel en 2018, selon l'Insee. En clair, le choix de la semaine de 35 heures ne doit pas faire oublier la diversité des emplois et des temps de travail.

Des éléments non pris en compte

Mais un problème subsiste : ces 15% oublient de comptabiliser de nombreuses heures qu'il faut assimiler au temps de travail. Tout d'abord le temps de transport entre le domicile et le lieu de travail, soit cinquante minutes par jour en moyenne en 2010, selon le ministère du Travail.

Les heures de travail au domicile ou hors de l'entreprise ne sont pas non plus prises en compte : les corrections de copies des enseignants, les préparations de rapports et les autres travaux réalisés à l'extérieur du bureau. Et, par extension, on peut penser au travail domestique, soit le temps consacré aux tâches parentales ou ménagères pour lesquelles les femmes passent près de trois heures par jour contre environ une heure et vingt minutes pour les hommes, indique l'Insee.

Enfin, ce calcul demeure biaisé pour des questions d'âge : outre la question évidente des personnes âgées qui ne sont plus dans la capacité de travailler, incorporer les jeunes personnes en formation dans l'équation pousse le résultat à la baisse. La durée de scolarisation devrait être prise en compte, particulièrement les études supérieures, qui représentaient en moyenne 2,7 années (hors apprentissage) en 2015-2016, selon l'Insee. En somme, ces 15% semblent réducteurs.

Refaisons donc le calcul. Soit une femme née en 1973, dormant sept heures par jour en moyenne, travaillant quarante-trois ans sur un rythme de 35 heures par semaine. Si l'on prend en compte son temps de transport domicile-travail, trois heures par jour de travail domestique (pendant sa période d'activité) et 2,7 années en moyenne de formation post-bac sur la base des chiffres du ministère de l'Enseignement supérieur, elle consacre donc 22,8% de sa vie éveillée à travailler, soit 8 points de plus que pour le précédent calcul (14,6%).

Une conclusion erronée

Huit points supplémentaires, sachant qu'on ne prend pas en compte le temps nécessaire à sa formation dans l'enseignement primaire et secondaire et que l'on use des simplifications énoncées plus tôt. Pour ce qui est des hommes, on obtient 21,2%, soit 5 points de plus qu'avec le précédent calcul. Des chiffres qui restent certes proches des 15% évoqués par Olivier Babeau.

Mais au-delà du simple calcul de l'économiste, c'est bien sa conclusion qui pose problème : "On n'est pas du tout dans une civilisation où l'on meurt en travaillant", déclare-t-il sur le plateau de BFM Business. On peut tout d'abord arguer que les congés, le sommeil, le temps familial et les loisirs sont nécessaires pour être productif.

Mais, dans les faits, ne meurt-on pas en travaillant ? Pour la seule année 2016, la pénibilité a entraîné 50 700 maladies professionnelles reconnues, dont 26 200 ayant occasionné une incapacité. De même, 21 accidents du travail ont été reconnus pour chaque million d'heures rémunérées. "Reconnus", ce qui laisse penser que ces chiffres sont certainement en deçà de la réalité.

Enfin, 3,8% des actifs déclarent avoir eu des pensées suicidaires en 2017. Et pour 45% des hommes actifs concernés, les raisons professionnelles sont les premières invoquées (34,7% en ce qui concerne les femmes). Une proportion qui grimpe même jusqu'à 85,37% pour les agriculteurs exploitants. Pour la seule année 2011, la Mutualité sociale agricole a dénombré 496 suicides d'agriculteurs et 109 suicides d'agricultrices.

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