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"Nos caisses sont autonomes et pérennes" : pourquoi les professions libérales font grève contre la réforme des retraites

Ils sont orthophonistes, infirmiers, experts-comptables, avocats, stewards... Interrogés par franceinfo, ces grévistes expliquent les raisons de leur mobilisation contre le projet de système universel du gouvernement.

Article rédigé par Valentine Pasquesoone
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Des avocates se mobilisent lors d'une manifestation des professions libérales contre le projet de réforme des retraites, le 16 septembre 2019 à Paris.  (EDOUARD RICHARD / HANS LUCAS / AFP)

Ces derniers jours ont été particuliers pour Peggy d'Hahier et ses patients. L'infirmière libérale de 49 ans, exerçant à Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne), en banlieue parisienne, est en grève depuis le 3 janvier. "Nous sommes soumis à la continuité des soins, donc je consulte toujours à domicile, mais je refuse tout nouveau patient, explique-t-elle. Et nos permanences de soins, sans rendez-vous le matin et l'après-midi, sont fermées."

Pour la première fois, Peggy d'Hahier et ses pairs ont débuté un mouvement de grève de plusieurs jours contre la réforme des retraites, initié par le Collectif SOS Retraites. "Nos caisses sont autonomes, auto-financées, auto-gérées, bénéficiaires, solidaires et pérennes : nous avons 60 ans de réserve devant nous, insiste l'infirmière. Nous n'avons aucune place dans cette réforme." 

Depuis vendredi et au plus tôt jusqu'à la semaine prochaine, 16 professions libérales rassemblées dans ce collectif se mobilisent contre le projet, réclamant le maintien de leurs régimes autonomes. Infirmiers, orthophonistes, experts-comptables ou stewards... Plusieurs grévistes racontent à franceinfo cette nouvelle mobilisation "glissante" qui touche les secteurs de la santé, du droit ou encore du transport aérien.  

"Nous avons des régimes équilibrés !"

Une grève "glissante", car les professions libérales réunies au sein du collectif SOS Retraites se relaient, depuis vendredi, dans cette mobilisation. Si des personnels navigants sont ainsi en grève depuis lundi, et jusqu'à jeudi, d'autres ont cessé de travailler entre vendredi et lundi dernier. C'est le cas de kinésithérapeutes comme François Randazzo, exerçant à Saint-Laurent-du-Var (Alpes-Maritimes) et président du syndicat Alizé. "J'ai reporté les prises en charge d'une quarantaine de patients" avant de reprendre son activité mardi, détaille le soignant. C'est la première fois qu'il se mobilise plusieurs jours contre le projet de réforme des retraites. 

La problématique qui se pose à nous, c'est la pérennité des cabinets de kinés. Nous nous mettons en grève pour assurer notre existence demain.

François Randazzo, kinésithérapeute

à franceinfo

A l'instar des autres membres du collectif, les kinésithérapeutes militent pour le maintien de leur régime autonome de retraites. "Nous avons des régimes équilibrés au niveau de leurs comptes, qui ont mis des réserves de côté pour prévenir les déséquilibres démographiques, défend François Randazzo. Ce sont des régimes solidaires et le gouvernement vient, nous propose un régime universel à des conditions qui sont inacceptables pour nous." D'après le kinésithérapeute, avec la réforme, le taux de cotisation de ses pairs pour la retraite passerait de 17% à 28%.

Une compensation est envisagée à travers une baisse de la CSG, comme le relève L'Opinion, mais "elle ne va pas couvrir l'ensemble du surcoût", s'insurge Marion Ribeyre, orthophoniste à Tence (Haute-Loire). Présidente de l'association Ora, elle était en grève lundi et prévoit de manifester à Paris samedi, avant une nouvelle journée d'action le 3 février. Dans le régime universel souhaité par l'Etat, son taux de cotisation passerait de 14% à 28%. "Nos tarifs sont conventionnés avec l'assurance-maladie, nous ne pourrons pas augmenter nos honoraires pour répercuter ce coût", s'inquiète la quadragénaire. D'autant plus que ces compensations avec la CSG "ne sont pas garanties", assure-t-elle.

Nous devrons augmenter notre temps de travail mais nous sommes déjà avec des listes d'attente énormes. Nous n'avons pas le temps de voir ces patients !

Marion Ribeyre, orthophoniste

à franceinfo

"Une mainmise de l'Etat sur notre caisse"

Avocate à Evreux (Eure), Guylène Grimault s'attend elle aussi à voir les cotisations retraite d'une partie de sa profession doubler (jusqu'à 40 000 euros de revenus), en cas d'entrée en vigueur de la réforme. "Nous avons un régime autonome, nous ne demandons rien à personne !", défend celle qui fait grève depuis lundi, et jusqu'à vendredi soir. Si l'avocate reçoit encore quelques clients, elle renvoie les audiences depuis le début de la semaine.

Ce projet de loi, dit-elle, "va toucher les petits cabinets de proximité comme le mien, ceux qui se chargent des aides juridictionnelles, des personnes qui ont peu de moyens. Il y a des risques de disparition de petits cabinets, de fuites de la profession." Malgré les pertes de revenus, Guylène Grimault juge "important de montrer notre détermination" à travers cette grève. "C'est une mainmise de l'Etat sur notre caisse. Qu'ils nous laissent tranquilles", poursuit-elle. Et l'avocate d'ajouter : "Nous avons l'impression d'être méprisés, pas écoutés par ce gouvernement."

De leur côté, les personnels navigants aériens craignent "une baisse très importante des pensions" et une révision de l'âge de départ en retraite, comme l'explique Ronan Gouerou, responsable d'équipes de stewards et d'hôtesses de l'air au sein d'Air France, et président du syndicat des navigants du groupe Air France.

"Le gouvernement est sourd à nos revendications"

Ce n'est pas la première fois que des professions libérales expriment leurs inquiétudes face au projet du gouvernement. Le 16 septembre, ils étaient plusieurs milliers à dénoncer dans la rue la fin de leurs régimes autonomes. La mobilisation actuelle, plus longue et prenant une nouvelle forme, vise à durcir le ton face à l'exécutif, après des discussions jugées insuffisantes. "Le gouvernement est sourd à nos revendications. Quand on voulait discuter de notre régime, on nous répondait que la condition sine qua non pour discuter était d'être dans le régime universel", affirme l'avocate Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux. "Ce n'est pas dans notre ADN de faire grève", relève-t-elle, mais "ceux qui se retrouvent autour de la table sont ceux qui ont un pouvoir de blocage"

Avec le collectif SOS Retraites, Peggy d'Hahier a pris part à plusieurs rencontres avec Jean-Paul Delevoye, puis avec Laurent Pietraszewski, nommé secrétaire d'Etat en charge des Retraites le 18 décembre. "Nous avons l'impression de faire face à des murs qui n'entendent pas", décrit-elle, évoquant pourtant des "rencontres régulières au cours des deux dernières années".

Quand on leur expose les raisons pour lesquelles on ne veut pas faire partie de cette réforme, soit on n'obtient pas de réponse, soit elles ne sont pas adaptées. On nous dit : 'Ne vous inquiétez pas, on va vous aider à passer la transition'.

Peggy d'Hahier, infirmière libérale

à franceinfo

Un constat partagé par Romain Acker, expert-comptable prenant part au mouvement du collectif SOS Retraites. Depuis lundi, ce dernier et plusieurs de ses pairs informent leurs clients sur la réforme et, selon eux, ses dangers. "Nous n'avions rien fait contre la réforme des retraites jusqu'à présent, explique-t-il. Nous avons voulu croire que le projet pouvait être discuté, et nous avons compris en novembre qu'il n'y avait rien à discuter."

Secrétaire national du syndicat Ifec, l'Institut français des experts-comptables, Romain Acker raconte avoir expliqué à Bruno Le Maire et Jean-Paul Delevoye "ce qui ne nous plaisait pas dans le projet" au mois d'octobre. "Ils nous ont dit : 'On en reparle le mois prochain'et le mois suivant, ils nous ont présenté des chiffres pour nous expliquer comment cela allait se passer. (...) Cela a été un élément déclencheur" de cette mobilisation, souligne-t-il. 

On leur a demandé comment allaient être traités les sujets sur lesquels on leur avait demandé d'intervenir. Ils nous ont répondu : 'Ça ne sera pas avec nous'.

Romain Acker, expert-comptable

à franceinfo

Pour plusieurs grévistes, l'échec de ces négociations avec le gouvernement a entraîné non seulement un durcissement de leurs actions, mais également de leurs revendications. "Cela marque une nouvelle étape, relève François Randazzo. Jusqu'à présent, nous étions dans une position de dialogue avec le gouvernement. On appelait au maintien des régimes autonomes, mais il n'y avait pas d'autorisation de principe à la réforme. Comme il n'y a aucune avancée, nous appelons à un retrait pur et simple de ce projet." C'est ainsi que plusieurs d'entre eux rejoindront les rangs de l'intersyndicale, samedi à Paris. "L'Etat veut passer en force avec cette réforme, renchérit Ronan Gouerou. Peut-être que pour garantir notre niveau de pension et la défense de notre caisse de retraite, la solution est de faire échouer la réforme dans son intégralité."

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