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La crise en Guyane va-t-elle déboucher sur des revendications indépendantistes ?

Le collectif des grévistes, qui a rejeté le plan du gouvernement lundi, demande désormais un changement du statut de la Guyane pour plus d'autonomie. Franceinfo a interrogé Isabelle Hidair-Krivsky, maître de conférences à l'université de Cayenne, pour savoir si le mouvement prend un tournant identitaire.

Article rédigé par Louis Boy - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Des manifestants défilent à Cayenne, brandissant le drapeau de la Guyane, le 28 mars 2017. (JODY AMIET / AFP)

Les manifestants guyanais haussent le ton. Le mouvement de blocage du pays s'est poursuivi, mardi 4 avril, avec un grand rassemblement à Kourou, au lendemain d'une journée "ville morte" à Cayenne. Le collectif Pou Lagwiyann dékolé, qui regroupe l'ensemble des différents mouvements contestataires, est décidé à installer un rapport de force. Rejetant le plan proposé par le gouvernement, ils ont exigé, dimanche, le débloquage immédiat de 2,5 milliards d'euros. Une exigence qualifiée "d'irréaliste", lundi, par le Premier ministre, Bernard Cazeneuve.

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Mais une autre revendication a fait son apparition : un changement de statut de la Guyane, aujourd'hui à la fois département et région d'outre-mer, vers celui de collectivité d'outre-mer, qui lui octroierait plus d'autonomie. Né de protestations contre, notamment, l'insécurité et les difficultés économiques, le mouvement guyanais est-il en train de prendre un tour identitaire, voire indépendantiste ? Pour le savoir, franceinfo a interrogé Isabelle Hidair-Krivsky, une docteure en anthropologie, maître de conférences à l'université de Guyane à Cayenne. Immergée au cœur du mouvement depuis deux semaines, elle participe aux réflexions sur l'éducation.

Franceinfo : Le mouvement qui agite la Guyane depuis deux semaines est-il une simple contestation sociale ou s'agit-il aussi du réveil d'un sentiment identitaire et indépendantiste ?

Isabelle Hidair-Krivsky : C’est bien un mouvement identitaire. On observe que les revendications d’ordre matériel, comme celles sur les infrastructures, sont accompagnées de revendications liées au sentiment d'appartenance et à la construction de l’identité. Les grévistes mettent sur un plan d'égalité ces questions.

Par exemple, au sein du comité sur l'éducation, on évoque l’adaptation des programmes scolaires au contexte local, pour que les élèves maîtrisent mieux le territoire amazonien. Les règles de recrutement des enseignants sont aussi inadaptées au contexte local. La Guyane n'a pas assez de diplômés à bac +5. Des enseignants de métropole ou des Antilles viennent exercer ici, et c'est parfois un choc culturel pour eux, notamment quand ils se retrouvent dans des territoires "isolés", loin du littoral. Les linguistes estiment qu'environ 30% des habitants de la Guyane ne sont pas francophones. Au final, ici, seuls 12% des 15-24 ans sont bacheliers. Former des enseignants du cru, qui parlent plusieurs langues de Guyane, permettrait de mieux s'adapter au contexte local. Mais pour cela, il faut un changement de statut.

La situation géographique de la Guyane peut-elle aussi expliquer ce désir d'autonomie ?

Aujourd'hui, les Guyanais se sentent isolés de leurs voisins brésiliens et surinamais, parce qu'ils ne peuvent pas échanger directement avec eux. Les normes européennes font que tout est extrêmement cher, bien plus que de l'autre côté de la frontière. Ce qui est un problème si l'on veut assainir le contexte économique guyanais, éviter la contrebande et l'embauche de clandestins.

Les Guyanais ne peuvent pas faire leur plein au Suriname, alors que le carburant y est bien moins cher. Pour des universitaires comme nous, inviter des collègues brésiliens est très compliqué : il doivent passer par une longue procédure pour obtenir un visa, simplement pour venir tenir une conférence. Alors que seul un fleuve nous sépare.

Depuis le début de ce mouvement, on sent que la population guyanaise a envie d’appartenir à sa région sudaméricaine. Elle se dit : "On leur ressemble, on veut échanger avec eux." C'est une identité que la Guyane a mise de côté pendant trop longtemps. Elle ne peut plus tourner le dos à ses voisins pour regarder vers l'Europe.

Les indépendantistes ont-ils pris une place importante dans ce mouvement ? 

Non. Les partis indépendantistes n'ont jamais vraiment eu pignon sur rue en Guyane. Le principal, le MDES, est souvent en queue de peloton des élections. De plus, depuis le début du mouvement, toutes les hiérarchies ont volé en éclats. Les élus ont été mis à l'écart de tous les collectifs de réflexion qui sont réunis au sein du collectif centralisateur Pou Lagwiyann dékolé. Tout le monde est appelé à parler en tant que citoyen, et chacun apporte sa contribution en tant que spécialiste de son domaine.

Mais tous ceux qui tentent de tirer un profit politique de la situation sont marginalisés. Ils n'ont pas compris cette vague, qui demande plus de consensus et moins de divergences politiques. A chaque fois qu'un responsable politique, indépendantiste ou non, a tenté de dévier de l'unité générale, il a pris un carton rouge sur les réseaux sociaux. Même Christiane Taubira.

Le changement de statut administratif de la Guyane ne faisait pas partie des revendications au début de la mobilisation. Comment expliquer qu'il soit apparu dans le débat ?

Cette question ne s'est, en effet, pas imposée du jour au lendemain. Mais les différents comités ont fini par mettre en évidence ce point de blocage : on peut trouver des solutions, mais elles passent par un nouveau statut. Il y a eu un tournant dans la journée de samedi. Au moment de synthétiser les discussions de la journée, les représentants des différents comités ont réalisé que la question du statut était récurrente, que tous se trouvaient dans la même impasse. Ils ont décidé alors de faire remonter cette revendication à la ministre des Outre-Mer.

En quoi consiste ce nouveau statut que réclame le collectif Pou Lagwiyann dékolé ?

Ce serait le statut de collectivité d'outre-mer, régi par l'article 74 de la Constitution, alors que la Guyane est, aujourd'hui, à la fois un département et une région d'outre-mer, ce qui correspond à l'article 73. Cela permettrait d'obtenir une autonomie de gestion bien plus importante, comme c'est le cas déjà pour la Polynésie française, la Nouvelle-Calédonie et Saint-Pierre-et-Miquelon.

Les Guyanais sont frustrés de constater qu'ils sont stigmatisés quand ils réclament ce statut pourtant accordé à d'autres. Ils considèrent qu'en comparaison avec les autres collectivités d'outre-mer, la Guyane a la possibilité de devenir une grande puissance régionale en Amérique du Sud. C'est un territoire particulier par sa situation géographique, ses voisins, et aussi sa richesse naturelle, du point de vue minier et forestier. Le peuple guyanais a envie de se prendre en main et se repose sur les exemples des autres collectivités pour montrer que cela peut fonctionner. Aujourd'hui, en métropole, on trouve que la Guyane coûte cher, on lui reproche de demander de l’argent, mais personne ne veut qu’elle puisse exploiter ses propres richesses. Donc la Guyane tourne en rond.

Ce statut de collectivité d'outre-mer a été rejeté par les Guyanais, à plus de 70% des voix, lors d'un référendum en 2010. La situation a-t-elle changé ?

Oui, on voit qu'il y a eu une prise de conscience. Depuis le début du mouvement, même si la revendication d'un nouveau statut n'a émergé que samedi, les Guyanais discutent des suites de ce référendum de 2010. Sept ans plus tard, ils font le bilan, et se demandent si ce choix a fonctionné. Aujourd'hui, au sein de ce collectif, il y a des anciens opposants à l'article 74, à l'image du Medef. L'organisation patronale est assise à la même table que l'Union des travailleurs guyanais, alors qu'ils ne sont vraiment pas amis, et s'opposaient, avant, sur cette question. Des leaders du camp des "73istes", comme on appellait ces opposants à plus d'autonomie, ont fait leur mea culpa depuis le début du mouvement. La pensée a évolué car nous sommes dos au mur.

Cette demande d'autonomie est-elle aussi liée à un ressentiment envers la métropole ?

Il n'y a pas de rejet en bloc de la métropole, mais du mépris et des moqueries sur son ignorance de la Guyane. La population guyanaise se plaint beaucoup, depuis quelques années, de n'être jamais mentionnée au niveau national. Dans les journaux, on ne parle que de la fusée. Et encore, dans ce cas-là, on dit qu'elle décole de Kourou, pas de Guyane. Comment est-il possible qu'après une semaine de blocages, les médias métropolitains avaient à peine abordé les manifestations ? Et quand le sujet a émergé, on a constaté la méconnaissance totale de notre territoire, au point que certaines chaînes ont publié des cartes du Guyana, l'ancienne Guyane britannique, pour parler de la Guyane. Le fait que la ministre des Outre-Mer ne se soit pas déplacée tout de suite a également choqué, d'autant qu'elle n'avait jamais mis les pieds en Guyane. 

Ce mouvement est unique car il rassemble toutes les composantes de la société guyanaise, traditionnellement très divisée et communautariste. Le "nous" et ce sentiment identitaire ont fait leur apparition en Guyane avec ce mouvement, et en opposition à la métropole.

Pourquoi ne pas aller jusqu'à demander l'indépendance ?

On sent bien que le mouvement n’est pas du tout indépendantiste. Les Guyanais réclament plus d'autonomie et considèrent qu'il faut mieux faire connaître la Guyane en France, mais ils ne sont pas en rupture au point de vouloir se séparer.

En Guyane, l’image de l’indépendance est celle d’Haïti, extrêmement pauvre, et des pays africains indépendants. Des Etats où règnent l’insécurité, l’instabilité politique et la famine. Haïti revient souvent en exemple car, après le Suriname, c'est le pays d'où arrivent le plus d'immigrés en Guyane, et cette immigration a une image extrêment négative ici. Les opposants à l’indépendance se disent : "S’ils étaient si heureux que ça, ils ne viendraient pas chez nous." Pourtant, la Guyane est entourée de pays indépendants. Et s'il y a bien deux lieux de villégiature prisés des Guyanais, ce sont les Etats du nord du Brésil et le Suriname, une ancienne colonie néerlandaise. Mais même quand ils flattent ces voisins, et notamment leurs infrastructures, on sent qu'eux-mêmes ne sont pas prêts à passer ce cap. En Guyane, l'indépendance est le dernier tabou.

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