: Enquête franceinfo "Ce sont les grands oubliés" : comment la vie des enfants de victimes de féminicide bascule du jour au lendemain
"Mes deux petites sœurs me rendent heureuse. Si elles n'étaient pas là, je serais partie avec maman." Jenifer a la gorge nouée, sa voix s'étrangle. Des larmes coulent sur ses joues quand la jeune femme de 27 ans, que tout le monde appelle "Jeni", évoque les pensées suicidaires qui l'ont traversée après le meurtre de sa mère. Marie Thakizimana est morte à 45 ans chez elle, à Rennes (Ille-et-Vilaine), il y a un peu plus d'un an et demi. Le 26e féminicide de 2022. Mis en examen pour "meurtre sur conjoint", son mari sera jugé au printemps prochain.
Les deux plus jeunes filles du couple, Mithé et Monica, alors âgées de 8 et 6 ans, se trouvaient au domicile cette nuit-là. A leur arrivée, les policiers les ont retrouvées assises sur le canapé. "Elles se sont cachées sous la couette, mais elles ont un petit peu vu. Et tout entendu", explique Jeni, qui a obtenu la totalité de l'autorité parentale sur ses demi-sœurs. "Elles disent que je suis leur 'maman grande sœur', confie cette esthéticienne, qui retrouve le sourire au milieu des larmes. Je me battrai pour elles, tout le temps."
Des orphelins au parcours cahoteux
Selon la dernière étude sur les morts violentes au sein du couple, en 2022, "129 enfants sont devenus orphelins de père, ou de mère, ou des deux parents consécutivement à 57 affaires". Le ministère de l'Intérieur recense 29 enfants présents sur les lieux, dont 22 témoins des faits. Au total, "il y a plus de 1 000 orphelins sur le bas-côté de la route", évalue Sandrine Bouchait, fondatrice de l'Union nationale des familles de féminicide (UNFF), alors qu'"Envoyé spécial" consacre une émission à ce sujet jeudi 23 novembre. Depuis deux ans et demi, à travers une pétition, elle réclame un statut de victime spécifique pour ces enfants au parcours parfois cahoteux.
Après la mort de leur mère, Mithé et Monica ont passé trois jours avec des médecins et des psychologues à l'Unité d'accueil pédiatrique enfant en danger (UAPED) de l'hôpital de Rennes, comme le prévoit le protocole de prise en charge des enfants des victimes de féminicides depuis 2022. "Plus vite on agit, moins les conséquences sont graves. Une personne reste avec eux 24h/24, car ils viennent de connaître un grand traumatisme", explique Ernestine Ronai, présidente de l'Observatoire des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis, où le dispositif a vu le jour, en 2015. Dans ce département, en sept ans, le protocole a concerné 37 enfants, âgés de 6 mois à 16 ans.
Le dispositif (lien PDF) est généralisé en France depuis le 12 avril 2022, le jour où Marie Thakizimana a été tuée. "En théorie, tout le monde peut l'appliquer. Mais en pratique, il demande beaucoup de travail", observe Ernestine Ronai, qui reconnaît des "disparités régionales" dans son application. Les associations dénoncent aussi des inégalités territoriales et tentent de pallier les manques. "On n'a pas attendu le protocole pour avoir notre propre mode d'action", souligne Noël Agossa, fondateur et président de l'Association des familles de victimes de féminicides (AFVF).
Un protocole pour protéger les enfants
Pour Jeni, recueillir Mithé et Monica était une évidence : "Hors de question qu'elles aillent autre part !" Mais elle n'a pas pu le faire du jour au lendemain. "La proposition du lieu d'accueil, fondée sur les besoins de l'enfant et l'évaluation de son entourage, est travaillée par l'Aide sociale à l'enfance (ASE), en lien avec les référents médicaux", expose Philippe Astruc, procureur de la République de Rennes. Il précise que la décision revient au juge des enfants. D'où l'intérêt du protocole, que le magistrat considère comme "un sas de protection et d'évaluation".
"Il permet de prendre en compte le séisme et le basculement qui vient d'intervenir dans la vie de l'enfant."
Philippe Astruc, procureur de la République de Rennesà franceinfo
A leur sortie d'hôpital, Mithé et Monica ont ainsi passé plusieurs semaines dans un foyer à Saint-Malo. Jeni a pu leur rendre visite. "C'était très dur de les voir partir, injuste", s'insurge la jeune femme. Un processus pourtant classique : après un féminicide, si la victime avait des enfants mineurs, le juge des enfants doit désigner un tiers digne de confiance à qui les confier. Cette période a permis à Jeni d'aménager ses horaires de travail et de trouver un nouveau logement, avec trois chambres et un jardin, où les trois demi-sœurs ont emménagé en juillet 2022. Entre-temps, le tribunal judiciaire a délégué en totalité à Jeni l'exercice de l'autorité parentale. "Je l'ai su le 17 juin, le jour de mes 26 ans !" s'exclame la Rennaise.
La décision sur la délégation d'autorité parentale est déterminante pour l'avenir de ces enfants, orphelins de mère ou de père, voire des deux, du jour au lendemain. Elle est rendue à l'issue d'une audience devant un juge aux affaires familiales, qui ne se déroule pas toujours comme prévu. "Parfois, seulement quelques semaines après les faits, la famille de la victime est confrontée au meurtrier", constate Pauline Rongier. L'avocate, spécialisée dans les violences intrafamiliales, aimerait que la loi change pour instaurer des auditions séparées entre les familles.
Les maladresses de l'administration
Parfois, les enfants sont confiés à la famille du conjoint suspecté du meurtre. C'est le cas des enfants d'Assia Matoug, retrouvée démembrée en février, dans le parc des Buttes-Chaumont, à Paris. Son mari a avoué, deux mois plus tard, l'avoir étranglée. L'aîné est placé dans un foyer, tandis que "les deux plus petits vivent chez leur oncle paternel", déplore Pauline Rongier. L'avocate, elle, défend Fatima Bourbatache, la sœur d'Assia Matoug, qui aimerait obtenir la garde. Mais cette Algérienne n'a pas eu de droit d'hébergement et peine à trouver un logement en France. "C'est le serpent qui se mord la queue : sans logement, elle ne peut pas obtenir la garde, et vice versa", dénonce Pauline Rongier.
"C'est un traumatisme supplémentaire", pointe Sylvaine Grévin, présidente de la Fédération nationale des victimes de féminicides (FNVF), sollicitée par la famille d'Assia Matoug pour obtenir une aide matérielle, administrative et du réconfort.
"Quand ça vous arrive, la vie s'effondre."
Sylvaine Grévin, présidente de la Fédération nationale des victimes de féminicidesà franceinfo
Après le féminicide de sa mère, Jeni s'est aussi tournée vers la FNVF. "Elle était totalement perdue. Je l'ai mise en relation avec notre service psychologique", se souvient Sylvaine Grévin, qui a récolté 300 euros via une cagnotte. De quoi "acheter des vêtements aux petites sœurs, car elles sont parties en pyjama", expose la présidente de la FNVF. L'association s'était mobilisée de la même façon pour la famille de Chahinez Daoud, dont le conjoint est accusé de l'avoir blessée par balle puis brûlée vive dans la rue, à Mérignac (Gironde), le 4 mai 2021.
"Ces enfants sont les grands oubliés. Il faut se battre pour tout : le suivi psy, l'inscription sur la Carte vitale, à la CAF, les assurances... C'est une violence administrative", observe Sandrine Bouchait, qui a recueilli sa nièce de 7 ans en 2017, après le féminicide de sa sœur. L'indemnisation aussi est compliquée : bien souvent, le versement des sommes allouées par le Fonds de garantie des victimes tarde.
Des traumatismes supplémentaires
Virginie Dhion a aussi choisi de transformer son vécu traumatique en engagement, au sein de l'UNFF. "J'ai eu l'impression d'être jetée dans la nature. J'ai récupéré des vêtements, mon cartable et c'est tout. Pas de souvenirs, pas de jeux", témoigne celle qui avait 15 ans en 1993, lorsque son père a assassiné sa mère et sa sœur aînée. Sa cadette, elle, avait 11 ans. Les deux sœurs sont séparées dès le lendemain du drame : Virginie Dhion part chez un oncle tandis que sa petite sœur est confiée à une tante. "En une journée, la maison était mise sous scellés. Elle est restée fermée pendant plus d'un an", explique la quadragénaire, qui n'a reçu aucun suivi psychologique il y a trente ans. "Quand on rend les clés [du logement] aux familles, on leur dit : 'Débrouillez-vous'. Certaines se retrouvent à nettoyer la scène de crime", s'indigne Virginie Dhion, devenue thérapeute conjugale et familiale.
A Rennes aussi, la maison de Marie Thakizimana est restée fermée. Jeni a tout de même pu "récupérer les doudous, une écharpe et un souvenir" de sa mère, en grande partie grâce à son avocate. Delphine Caro rapporte ainsi s'être "retrouvée à briser des scellés pour prendre une trottinette et faire des sacs à la hâte". Tant que l'enquête est en cours, Jeni ne peut y retourner. Elle attend donc la fin du procès du compagnon de sa mère pour récupérer d'autres affaires. De fait, cette étape sera cruciale pour Jeni. "J'y serai pour défendre maman et les petites, jusqu'au bout", insiste-t-elle. Son avocate lui a expliqué le déroulement de l'audience. La jeune femme peut aussi compter sur les associations. "Certains témoignages peuvent être destructeurs. La victime est parfois salie, il faut lui trouver des fautes", remarque Virginie Dhion.
"On est là en soutien, on fait du sur-mesure, selon la demande de la famille."
Virginie Dhion, bénévole à l'Union nationale des familles de féminicideà franceinfo
En 1995, elle n'a pas eu la possibilité d'être préparée à cette échéance douloureuse. "J'avais 19 ans. J'ai dû témoigner. C'était violent, et en même temps, nécessaire", se remémore-t-elle avec émotion. Jeni espère pour sa part que le procès lui permettra de "tourner une page". "Une peine comme ça ne se répare pas, mais on va avancer", promet-elle. Car son souhait le plus cher est de "faire grandir les petites parfaitement. Pour que maman soit fière de ce qu'on devient."
L'émission "Envoyé spécial" consacre une soirée aux violences faites aux femmes dans un numéro exceptionnel diffusé jeudi 23 novembre, à partir de 21h10, sur France 2. Le même jour, Sylvaine Grévin dévoilera à Rennes un guide pratique de 32 pages, où sont rassemblées toutes les ressources nécessaires aux familles des victimes de féminicides. D'abord diffusé dans la région Bretagne, ce dernier sera aussi présenté vendredi à Elisabeth Borne à Matignon.
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