On vous explique le "débat" ouvert par Emmanuel Macron autour de l'arme nucléaire française dans la "défense européenne"

Article rédigé par Pierre-Louis Caron
France Télévisions
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Le président de la République, Emmanuel Macron, en visite à Strasbourg le 26 avril 2024. (CHRISTOPHE PETIT TESSON / AFP)
Le chef de l'Etat a provoqué de vives réactions en déclarant que la France, qui est dotée de l'arme nucléaire, pourrait contribuer davantage à la protection de l'Europe.

Emmanuel Macron veut-il tendre le parapluie nucléaire français à nos voisins ? Dans un entretien publié le 27 avril par les journaux du groupe de presse Ebra, le président de la République a déclaré vouloir aller "plus loin" dans l'intégration de la défense européenne. Quitte à mentionner "l'arme nucléaire", qu'elle soit américaine (via l'Otan) ou française. "Je suis pour ouvrir ce débat", assume le chef de l'Etat, notamment face à un régime russe qu'il juge de plus en plus menaçant.

De la gauche à l'extrême droite, les critiques de l'opposition ne se sont pas fait attendre. Alors que la France est avec le Royaume-Uni le seul pays de l'espace européen à posséder sa propre arme nucléaire, Emmanuel Macron est accusé de vouloir partager cet avantage quasi unique sur le continent. Pire, de vouloir "liquider" cet atout militaire et diplomatique. Mais est-ce vraiment ce qu'il suggère ? Franceinfo revient sur les déclarations du chef de l'Etat et les arguments de ses détracteurs.

Que propose Emmanuel Macron ?

Dans sa réponse aux jeunes Européens qui l'interrogeaient sur la défense nucléaire, Emmanuel Macron a d'abord cité l'Otan comme "forme de protection". Au nom du traité de l'Atlantique Nord, qui lie les Etats-Unis et le Canada à 30 autres Etats de l'espace européen, toute attaque nucléaire contre l'un des pays membres entraînerait en effet une riposte proportionnée et donc nucléaire. Cette dissuasion est même présentée par l'Otan comme la "garantie suprême de la sécurité de l'alliance". Cela vise à empêcher que des pays membres comme l'Italie, l'Espagne ou encore la Pologne ne soient visées par des frappes nucléaires.

Mais le président français souhaite d'autres garanties. "Il faut maintenant aller plus loin, construire une défense européenne crédible", exhorte-t-il dans l'entretien publié par le groupe Ebra. Concrètement, Emmanuel Macron propose ainsi de passer en revue les options qui s'offrent aux pays européens : compter sur l'Otan, développer un "bouclier antimissile", se doter "de missiles de longue portée qui dissuaderaient les Russes"... Et déterminer quel rôle pourrait jouer l'arme nucléaire française au milieu de tout cela.

"La doctrine française est qu'on peut l'utiliser quand nos intérêts vitaux sont menacés", explique le chef de l'Etat. Mais ces intérêts comprennent aussi "une dimension européenne", estime-t-il, sans donner d'autres détails afin de préserver la "crédibilité de la défense européenne". Tout en gardant sa "spécificité" nucléaire, la France est toutefois "prête à contribuer davantage à la protection du sol européen", résume-t-il dans cette interview.

Comment réagit la classe politique ?

La propositon d'Emmanuel Macron a provoqué une levée de bouclier chez ses opposants. A part la tête de liste écologiste aux élections européennes, Marie Toussaint, qui a défendu "le partage" de l'arme nucléaire sur France 3, ou le patron du MoDem, François Bayrou, qui conçoit qu'"une menace sur l'Europe est une menace contre la France", de nombreuses figures politiques sont montées au créneau concernant ce projet.

"Emmanuel Macron souhaite bien partager avec l'Union européenne notre dissuasion nucléaire", a assuré la députée d'extrême droite Marine Le Pen, présidente du groupe Rassemblement national à l'Assemblée, sur le réseau social X. Du côté des Républicains, l'eurodéputé François-Xavier Bellamy estime qu'"un président ne devrait pas dire ça". "Nous touchons au nerf même de la souveraineté française", a-t-il déclaré sur Europe 1.

Sur Public Sénat, le député Manuel Bompard, coordinateur de La France insoumise, a quant à lui dénoncé un projet "irresponsable". "Vingt-sept Etats ne peuvent pas décider collectivement de l'emploi du feu nucléaire", a-t-il jugé. "Macron veut liquider l'autonomie stratégique française", a abondé son collègue Bastien Lachaud, député des Yvelines, sur X.

La France dispose de six sous-marins nucléaires lanceur d'engins, dont "Le Terrible", ici en pleine mer. (DEFENSE NATIONALE)

Pour Héloïse Fayet, chercheuse à l'Institut français des relations internationales (Ifri), ces critiques sont généralement infondées. "Emmanuel Macron n'a jamais appelé à un partage de nos armes nucléaires, souligne cette spécialiste de la dissuasion nucléaire. La 'dimension européenne' qu'il évoque existe depuis la création de la dissuasion nucléaire française, on y trouve des références dans le Livre Blanc [sur la défense] de 1972 par exemple." Selon elle, le président français se lance plutôt dans un exercice "de concrétisation, de clarification" avec les partenaires européens. 

"Avec la construction européenne, l'imbrication des intérêts vitaux est tellement forte qu'on ne peut pas imaginer que la Pologne, par exemple, soit atteinte sans que la France ne le soit en même temps ou peu de temps après."

Héloïse Fayet, spécialiste de la dissuasion nucléaire

à franceinfo

Après une première déclaration à ce sujet lors d'une visite en Suède fin janvier, le chef de l'Etat ne fait pas que répéter la doctrine nucléaire française, estime le journaliste Jean-Dominique Merchet, spécialiste des questions militaires. "Par petites touches, Emmanuel Macron fait bouger notre politique de défense", écrit-il dans L'Opinion, évoquant une "très prudente évolution"

Reste que la méthode Macron agace. "La défense européenne 'crédible' que le chef de l'Etat ne cesse d'appeler de ses vœux ne verra jamais le jour s'il persiste à lancer des ballons d'essai dans la presse, au lieu d'en discuter dans un cadre sérieux avec nos alliés", a jugé le sénateur Cédric Perrin, membre des Républicains et président de la commission des affaires étrangères, sur Public Sénat.

Pourquoi aborder ce sujet maintenant ?

Aux yeux du président français, une mise au point s'impose face aux "puissances régionales désinhibées", comme l'Iran, mais surtout la Russie, pointée du doigt lors de son discours sur l'Europe à la Sorbonne le 25 avril. Engagé depuis plus de deux ans dans la guerre en Ukraine, le régime russe inquiète et justifie la poursuite d'une "ambiguïté stratégique", selon le président français.

"Il est très important de rester ambigu quand on parle de dissuasion nucléaire, souligne Héloïse Fayet. On remarque que, lorsque Emmanuel Macron mentionne la 'dimension européenne' des intérêts vitaux, il reste vague, il ne parle pas de l'Union européenne par exemple." Autrement dit, en traçant une ligne rouge suffisamment floue, une puissance nucléaire est plus à même d'exercer sa capacité de dissuasion – et de l'étendre à d'autres pays.

Un exemplaire du système américain de défense anti-aérienne Patriot, positionné sur la base allemande de Schwesing, le 17 mars 2022. (AXEL HEIMKEN / DPA / AFP)

En parallèle, d'autres pays d'Europe proposent des moyens de défense face aux menaces qui pèsent sur le continent. Emmenée par l'Allemagne, une coalition d'une vingtaine d'Etats développe le bouclier antimissile Sky Shield. Mais la France se tient pour l'instant à bonne distance de ce projet, jugé trop dépendant des technologies américaines et israéliennes.

Surtout, le parapluie nucléaire de l'Otan pourrait se refermer en Europe si Donald Trump est élu président aux Etats-Unis. "Il y a une grosse incertitude sur la nature de l'engagement américain au sein de l'Otan après le 5 novembre", explique Héloïse Fayet. Par le passé, Donald Trump a en effet multiplié les piques contre l'alliance, et même laissé entendre qu'il pourrait ne pas protéger un allié en cas d'attaque russe. 

En résumé, le contexte est suffisamment tendu pour que l'exécutif s'interroge à nouveau sur les contours de la dissuasion nucléaire française. Et les discussions pourraient gagner de l'ampleur. "Si la France veut intégrer le groupe de planification nucléaire de l'Otan ou faire évoluer sa doctrine, il serait extrêmement sain et nécessaire qu'un débat ait lieu au sein du Parlement national", préconise Héloïse Fayet. Reste à voir si ce sujet brûlant atterrira dans les hémicycles.

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