Guerre en Ukraine : qu'est-ce que "l'ambiguïté stratégique", cette doctrine militaire brandie par Emmanuel Macron ?
"Ce n'est pas de l'ambiguïté (…), c'est grave et désinvolte". A l'occasion du débat organisé mardi 12 mars à l'Assemblée nationale sur le soutien de la France à l'Ukraine, le patron des députés socialistes Boris Vallaud, comme de nombreux responsables de l'opposition, a sévèrement jugé la récente prise de position d'Emmanuel Macron sur le conflit. Le président de la République avait surpris les observateurs en déclarant le 26 février, lors d'une conférence internationale réunissant des alliés de Kiev, qu'un envoi de troupes occidentales dans le pays en guerre contre la Russie ne pouvait "être exclu".
Le chef de l'Etat a par la suite assumé le principe d'une "ambiguïté stratégique" concernant ce déploiement. Alors qu'il doit revenir sur le sujet lors d'une interview diffusée en direct aux "20 Heures" de France 2 et TF1, jeudi 14 mars, franceinfo revient sur les principes de cette doctrine militaire.
Un principe étroitement lié à la dissuasion nucléaire
Héritée des théories du général chinois Sun Tzu exposées dans L'Art de la guerre au VIe siècle avant notre ère, "l'ambiguïté stratégique" est un principe de base de toute confrontation avec une puissance étrangère. Elle consiste à entretenir le flou sur la nature de la riposte. "Concrètement, cela veut dire qu'on n'exclut rien, qu'on ne s'interdit pas d'utiliser certaines cartes", explique à franceinfo Michel Goya, historien militaire et ancien colonel des troupes de marine.
"Cela ressemble à une partie de poker. Il s'agit de faire plier son adversaire, sans avoir besoin d'abattre ses cartes, de montrer ses as."
Michel Goya, historien militaireà franceinfo
Concernant la France, "l'ambiguïté stratégique" est étroitement liée au principe de dissuasion nucléaire. "Il s'agit de laisser un flou sur le moment où l'on peut utiliser l'arme nucléaire, car si on dessine une ligne précise, cela laisse le champ libre à l'adversaire", poursuit Michel Goya. Pour l'historien, "la vraie question concerne l'usage en premier de l'arme nucléaire, car si l'emploi intervient en second, tout le monde comprend la logique de riposte. En premier, c'est beaucoup plus difficile, car cela peut entraîner une riposte d'une puissance nucléaire ou une forte réprobation de la communauté internationale."
La Chine a par exemple déclaré dans sa doctrine militaire qu'elle n'emploierait pas l'arme nucléaire en premier. Mais de son côté, la France a choisi d'entretenir cette ambiguïté. Ainsi, quand Valéry Giscard d'Estaing déclare dans ses mémoires (Le pouvoir et la vie, tome 2) qu'il n'aurait "jamais" pris "l'initiative d'un geste qui conduirait à l'anéantissement de la France" – autrement dit, qu'il n'aurait jamais appuyé sur le bouton en premier –, "il atténue notre capacité de dissuasion", estime Michel Goya.
"Assurer ses arrières" avant de durcir le discours
Il est en fait possible qu'Emmanuel Macron ait tenté de durcir son discours vis-à-vis de Moscou, après avoir déclaré en octobre 2022 sur France 2 que "les intérêts fondamentaux" de la France n'étaient pas en jeu en cas d'attaque nucléaire de la Russie en Ukraine. Une manière de lever l'ambiguïté stratégique qui "lui avait été reprochée, et je pense que cela a joué dans ses dernières déclarations", estime Michel Goya.
Pourquoi Emmanuel Macron s'est-il alors cette fois attiré autant de critiques en voulant réaffirmer que "rien ne [devait] être exclu" au sujet de l'envoi de troupes au sol ? Du côté des oppositions, on avance les réactions des alliés de la France, réticents vis-à-vis de l'initiative de Paris. "Mettons en garde le président de la République sur les dangers de l'isolement", a notamment expliqué le député Bertrand Pancher, président du groupe Liot à l'Assemblée. "Les réserves émises par nos partenaires ont démontré que tout le monde n'était pas sur la même longueur d'onde."
"Les manifestations répétées d’une posture guerrière et le manque de concertation avec nos partenaires constituent une erreur, une faute et une prise de risque inconsidérée."
Cyrielle Chatelain, présidente du groupe écologisteà l'Assemblée nationale
"Le problème d'un discours, c'est qu'il va systématiquement toucher plusieurs publics. Emmanuel Macron a pu vouloir envoyer un message de fermeté à la Russie de Vladimir Poutine ou un message de soutien à l'Ukraine, mais cela touche aussi l'opinion publique. Et quand on veut lancer une initiative, il vaut mieux assurer ses arrières, s'assurer des réactions, analyse Michel Goya. Au final, le message est assez brouillé, puisqu'une partie de ses partenaires ne l'approuve pas."
La formule "troupes au sol" a immédiatement été interprétée de manière "maximaliste", souligne l'historien militaire. L'Elysée a d'ailleurs été contraint de préciser rapidement les choses, évoquant ensuite l'envoi possible de "conseillers" ou d'"instructeurs". "Le Président aurait dû être tout de suite beaucoup plus précis", juge Michel Goya. D'ailleurs, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a écarté cette éventualité, en déclarant aux Français sur BFMTV : "Vos enfants ne vont pas mourir en Ukraine." Pour Emmanuel Macron, l'interview de jeudi soir pourra être l'occasion de clarifier la doctrine française, tout en usant d'une nécessaire "ambiguïté stratégique" en temps de guerre sur le continent européen.
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